• Mekong Hotel, d’Apichatpong Weerasethakul (Hors compétition)
• L’Etudiant de Darejan Omirbaev (Un certain regard)
• Laurence Anyways, de Xavier Dolan (Un certain regard)
Parmi les —nombreux— films découverts vendredi, aucun des plus marquants n’est en compétition officielle. Retrouvaille deux ans après avec le récipiendaire de la Palme d’or pour Oncle Boonmee, Mekong Hotel est un film d’une heure d’une extrême modestie, et d’une immense puissance suggestive.Apichatpong Weerasethakul retrouve un ami musicien dans un hôtel en bordure du Mékong, alors que menace la crue catastrophique qui va ravager la Thaïlande, et notamment Bangkok. Il y a deux femmes aussi, la mère et la fille, également belles, également mystérieuses, également inquiétantes. L’une est un fantôme, dit-elle, l’autre aussi peut-être. Il y sera question de dévorer humains et animaux, il y sera question de tendresse et de guerre, de ce que les jeans moulants font à l’entrejambe des hommes, et d’autres graves sujets.
Tout est là, visible, et tout est là, simultanément, d’autant plus présent de n’être pas exhibé. La surface du fleuve que parcourent comme des signes cabalistiques quelques jet-skis est telle la page infiniment recommencée, étale et mouvante, dangereuse et souveraine, où tous les poèmes du monde s’écrivent, s’écrivirent, s’écriront.
En 2010, Apichatpong Weerasethakul a obtenu la Palme d’or pour Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures et c’est quand même la plus joyeuse nouvelle dont on puisse rêver. Pour le cinéma, pour Apichatpong, pour un grand festival. En plus le film a eu une sorte de succès. Il faut marquer la date, il faudra s’en ressouvenir quand les flots malodorants de la démagogie menaceront à nouveau de tout balayer sur leur passage – presque tout le temps.
En 2010, Eric Rohmer et Claude Chabrol sont morts. On leur doit un nombre impressionnant de films magnifiques, d’autant plus admirables que les films de l’un ne ressemblaient pas du tout aux films de l’autre. Cette absence de ressemblance était ce qu’il y a eu, et ce qu’il reste de plus vif et de plus fécond dans ce qu’on appela un jour la Nouvelle Vague, dont il furent deux des principales figures. Il se trouve que, bien plus tard, j’ai eu le privilège de côtoyer l’un et l’autre, avec un bonheur de la rencontre qui ne s’est jamais démenti. Lorsque j’ai dirigé les Cahiers du cinéma, pendant 6 ans il n’y eut pas de matin où je ne me sois pas levé avec la peur d’apprendre la mort d’un de ces quelques uns si chers à mon cœur, et dont l’âge grandissant rendait plausible un décès. J’ai quitté les Cahiers avec un immense soulagement de n’avoir pas dû « enterrer » un d’entre eux. Et pourtant, le jour de la mort de Rohmer, le jour de la mort de Chabrol, je n’ai pas vraiment été triste. Le sentiment qui dominait était que ces hommes là avaient admirablement vécu, qu’ils avaient fait ce qu’ils voulaient, qu’ils s’étaient énormément amusé, qu’ils pouvaient regarder derrière eux (ce qu’ils ne faisaient guère) avec la certitude d’une œuvre considérable, fidèle à leurs engagements et à leurs enthousiasme, qui resterait. Penser à Eric Rohmer et à Claude Chabrol donne envie de les fêter, pas de les pleurer.
En 2010, on a beaucoup discuté de deux phénomènes distincts, en les mélangeant un peu à tort et à travers : le cinéma numérique et le cinéma 3D. Pour le numérique, la cause est entendue, c’est dans ce format que les films se feront et seront vus. Il ne sert à rien de vouloir l’empêcher ça, même si les grandes cinémathèques devraient continuer de conserver les films sur pellicule, et la possibilité de les projeter à partir du support sur lequel ils ont été réalisés. Mais il sert beaucoup de vouloir combattre les risques particuliers que ce changement technique, également riche d’énormes potentialités, fait courir au film, à de multiples titres. C’est vrai des normes de compression (ce n’est pas parce qu’on numérise qu’on doit appauvrir la qualité des images et des sons, comme cela se pratique actuellement) comme des modes de programmation dans les salles. Sur ce dernier point, un accord a pu être trouvé pour que les petites salles ne soient pas trop pénalisées, c’est heureux même si ça aurait dû être mieux. Côté 3D, rien de bien significatif après la percée Avatar, mais il est clair qu’une promesse de renouvellement du langage cinématographique existe de ce côté. A suivre.
En 2010 la dictature iranienne aura deux fois pris pour cible les cinéastes Jafar Panahi et Mahommad Rassoulof, emprisonnés au printemps, lourdement condamnée en décembre.
En 2010, je suis allé au cinéma, et j’ai vu des beaux films. Beaucoup. Je ne parlerai ici que ceux qui ont été distribués sur les écrans en France. En 2010, Hollywood se sera montré en petite forme, ne nous offrant que deux films véritablement mémorables, Inception de Christopher Nolan et Social Network de David Fincher. Mais des Etats-Unis est aussi arrivé un mini-Ovni passionnant, ou plutôt de New York : Lenny and the Kids des frères Safdie, incarnation d’une production alternative qui une fois de plus semble capable de renaître de ses cendres. Côté asiatique, outre le grand Oncle fantôme et thaï, et en attendant le bouleversant Le Fossé de Wang Bing révélé à Venise, 2010 aura aussi été l’année de Outrages de Kitano et de Lola de Brillante Mendoza. Au Moyen-Orient, c’est Fix Me du Palestinien Raed Andoni qui laisse la marque la plus mémorable.
Paradoxe : de festival en festival mais aussi dans nos salles nous voyons aussi s’affirmer sans cesse davantage une vitalité latino-américaine, même si aucun auteur majeur ne s’est imposé depuis la révélation des Argentins (Martel, Alonso, Trapero…) et du Mexicain Carlos Reygadas au début de la décennie. Il faut attendre le 29 décembre pour que sorte le plus beau film latino de l’année, Octubre des Péruviens Daniel et Diego Vega. C’est un peu le contraire en Afrique, où du désert émergent les beaux mais isolés Un homme qui crie du Tchadien Mahmat Saleh Haroun, La Chine est encore loin de l’Algérien Malek Bensmai, Un transport en commun de la Sénégalaise Diana Gaye.
L’Europe, elle, ressemble à un archipel dispersé plutôt qu’à un continent. Alors qu’en Italie et en Grande Bretagne le soutien public au cinéma était rayé d’un trait de plume par les gourvernements, on a pu toutefois découvrir quelques pépites. Ainsi de deux beaux films bizarres venus d’Italie, La Bocca del Lupo de Pietro Marcello et Le Quatro Volte de Michelangelo Frammartino, d’un étrange objet biélorusse, Le Dernier Voyage de Tanya d’Alksei Fedorchenko, du mémorable Policier, adjectif du Roumain Corneliu Porumbuiu, du prometteur Eastern Palys du Bulgare Kamen Kalev, et d’une splendeur portugaise signée Raoul Ruiz, Les Mystère de Lisbonne. Deux des meilleurs cinéastes de la jeune génération allemande, Angela Schanelec (Orly) et Christoph Hochlauser (Sous toi ma ville) ont confirmé leur talent, et combien celui-ci reste marginalisé. Et puis… je crois que c’est tout.
Sauf, et c’est un peu embarrassant, côté français, où il me semble qu’il s’est cette année encore passé bien des choses passionnantes. A commencer par Carlos, le grand film de cinéma de 5h30 d’Olivier Assayas, mais aussi White Material, nouveau sommet dans l’œuvre hors norme de Claire Denis, et Des dieux et des hommes de Xavier Beauvois dont le triomphe public est, après la découverte du film, une deuxième grande joie. Mais encore les nouveaux films d’Abdellatif Kechiche (Vénus noire), de Mathieu Amalric (Tournée), de François Ozon (Le Refuge et Potiche), de Benoît Jacquot (Au fond des bois), de Christophe Honoré (Homme au bain), en attendant Isild Le Besco en fin d’année avec Bas Fonds. Sans oublier Jean-Luc Godard en bonne forme (Film socialisme), un essai de fiction singulière et plurielle (Suite parlée de Marie Vermillard), et un premier film en forme de comédie musicale déroutante et pleine de vie, La Reine des pommes de Valérie Donzelli, le beau moyen métrage de Louis Garrel Petit Tailleur, ou quatre documentaires qui sont quatre très beaux films de cinéma, Ne change rien de Pedro Costa, Nénette de Nicolas Philibert, Valvert de Valérie Mrejen, Entre nos mains de Mariana Otero. C’est à dessein que je les entasse ainsi pour, au-delà des mots circonstanciés que chacun de ces films appelleraient, attirer ici l’attention sur leur profusion. Il faut aussi souligner que si les réalisations de Godard, de Jacquot et de Kechiche en particulier ont subi un grave et injuste revers commercial, beaucoup de ces films – ceux de Beauvois et Ozon, mais aussi d’Assayas, de Claire Denis, d’Amalric – ont eu du succès, au cours de cette année qui a vu les entrées augmenter spectaculairement, mais inégalitairement.
Pour la fin j’ai gardé le plus inclassable (y compris en terme d’appartenance territoriale), grande réponse artistique et politique aux vertiges du virtuel et du faux, de la babélisation des êtres, des mots et des sentiments, l’incroyable et troublant Copie conforme d’Abbas Kiarostami. Bonne année.
lire le billetJe retourne voir Oncle Boonmee celui qui se souvient de ses vies antérieures, le film thaïlandais que j’avais tant aimé à Cannes, au point de me débrouiller pour assister à deux séances. A cette époque, l’idée qu’Apichatpong Weerasthakul pourrait avoir la Palme d’or aurait semblé à blague un peu absurde, un peu douloureuse… Maintenant il sort en salles, mercredi prochain 1er septembre.
C’est le début du film, voici le grand buffle noir qui rompt la corde, qui court dans le champ, et entre dans la forêt. Il est comme un personnage de conte, mais on ne sait pas s’il est dangereux ou lui-même en danger, c’est un gros quadrupède un peu maladroit, c’est un monstre de puissance, c’est peut-être un symbole mais de quoi ? Les plans sont élémentaires, très lisibles en même temps que riches de sens possibles, dont aucun n’est compliqué. L’homme retrouve le buffle, tire sur la corde pour le ramener. A un moment, l’animal ne veut plus avancer, l’homme fait un mouvement étrange qui remet la bête en marche, c’est gracieux et banal, donnant en même temps l’impression d’un curieux mouvement de danse et du geste connu de quelqu’un dont c’est le métier de s’occuper des buffles. Je repense à ces commentaires hostiles, hargneux, après le palmarès cannois.
Que des gens n’aiment pas le film, c’est bien leur droit. Mais qu’est-ce qui a suscité une telle agressivité ? Un mot, comme une marque infamante, revenait : « intellectuel ». On avait récompensé un film intellectuel ! ou «un film pour intellectuels » – ils disent « pour intellos », moi je ne veux pas employer ce mot, pas plus que je ne dis « négro » ou « bicot » ou « youpin », j’y entend le même racisme, la même haine de soi pervertie en haine de l’autre, la même misère.
Le film est commencé depuis 5 minutes, pour la première fois, un grand être noir et velu aux yeux rouges luminescents apparaît. Il fait peur, un peu. Il fait rire, plutôt. Il est beau, aussi. Tout ça en un plan bref, avec une grosse peluche sur laquelle on a collé deux ampoules de lampe de poche, et qui n’a nul besoin de faire semblant d’être autre chose. Une image de cinéma, comme venue de chez Méliès, une vision de carnaval tropical.
Intellectuel ? L’attaque est tordue, malsaine. Parce qu’elle accuse faussement, et de surcroît elle accuse au nom de ce qui n’a rien de condamnable. Nulle part la soumission au marché ne se dit plus ouvertement que dans le mépris asséné à longueur de messages médiatiques contre l’activité de l’intelligence : ne pensez pas, ressentez ! Ne réfléchissez pas, suivez votre instinct. Soyez comme des enfants, comme des animaux, obéissez aux pulsions, laissez parler ce qu’il y a de primitif en vous. Que règnent la jouissance et la peur. Les effets se calculent en milliards de milliards, dans toutes les monnaies du monde, et en indigence du politique. Le meilleur des mondes.
Il y a des films ennuyeux, creux, prétentieux, inutilement bavards, bêtement didactiques, asservis à des théories fumeuses… autant de travers qui méritent d’être dénoncés. Mais que des films mobilisent l’intelligence ? Comme si l’intelligence s’opposait à l’émotion, alors qu’on sait depuis une éternité que seules les émotions peuvent mettre en mouvement l’intelligence – ou au contraire la bloquer. Une éternité peut-être pas, mais quand même 2300 ans et des poussières, un certain Aristote nous avait expliqué tout ça plutôt clairement. Un intellectuel, lui aussi.
Donc c’est débile et dégoutant de reprocher à un film d’être intellectuel. Mais en plus, ce n’est particulièrement pas adapté à Uncle Boonmee. En quoi est-ce « intellectuel » de regarder une vache dans un champ ? Ou un buffle ? On peut y trouver bien des sujets de réflexion, d’accord – d’ailleurs c’est le cas avec le film. Mais en soi il n’y a là rien qui requiert ni entrainement des méninges, ni accumulation de savoir abstrait. Et c’est comme ça pendant tout le déroulement de cette expérience entièrement placée du côté des sensations physiques, des rêves, de l’imaginaire.
Oncle Boonmee est malade des reins, il sait que malgré les dialyses il n’en a plus pour longtemps. Dans sa ferme, où il pratique l’apiculture à proximité de la forêt tropicale, il organise le travail en fonction de ses problèmes de santé, avec le contremaitre, un immigré laotien qui a bravé la politique discriminatoire qui a cours en Thaïlande (aussi). La belle-sœur de Boonmee et son grand fils viennent s’occuper de lui. Le soir, à table, on papote quand sur une chaise vide se matérialise la femme de Boonmee, morte depuis plus de 10 ans. Et puis voici que débarque un géant aux yeux rouges, entièrement recouvert d’une hirsute toison noire. Il dit être le fils de Boonmee, parti sans explication il y a des années, à la recherche des singes fantômes que, photographe intrépide, il voulait attraper avec son appareil. Ce sont eux qui l’ont attrapé, et surtout l’une d’entre elle, à laquelle il s’est uni pour pénétrer le mystère de ces êtres surnaturels, et est devenu l’un d’eux. Il raconte tout ça comme il dirait qu’il est allé acheté du riz chez l’épicier du coin.
C’est loufoque, mais certainement pas compliqué. C’est rigolo, avec en permanence tout un environnement d’échos que viennent enrichir d’innombrables notations, notamment sur le passé de guerre civile de la région – Boonmee croit que sa maladie est une punition pour avoir naguère « tué trop de communistes », quand l’armée enrôlait les paysans comme supplétifs pour traquer les guérilleros dans la jungle. Plus tard nous verrons des photos, peut-être prises par le fils, du temps où il ne ressemblait pas encore à King Kong. On y voit de jeunes gens en uniformes de rangers, traces de cette présence de la guerre loin d’être remisée dans le passé. Ils jouent. Ils posent pour l’appareil avec le grand singe aux yeux rouges.
Puisque dans ce monde intensément hanté – et à l’occasion joyeusement hanté – rien n’est remisé à l’écart, rien n’est exclu. Tout circule, franchit les limites du temps, les barrières entre la vie et la mort, entre passé et présent, entre humains, animaux, esprits et choses. C’est une idée d’un monde ouvert, utopique sans doute mais c’est aussi une idée du cinéma dans un rapport organique à la réalité, que j’ai proposé de rapprocher de l’animisme. Apichatpong Weerasethakul y puise aussi la possibilité de s’exprimer cinématographiquement avec d’autres moyens que la caméra.
Est-ce cette perte de repères qui a tant énervé les adversaires du film ? C’est possible, et ce serait compréhensible. Parce que malgré son humour, et ce qui m’apparaît comme une souveraine élégance, un sens de la composition et du mouvement marqué en permanence du signe de la beauté (mais ça, je ne peux pas le prouver, je peux seulement le revendiquer pour moi, et espérer le partager avec d’autres), malgré les innombrables éléments d’inscription du réel dans ce film, il y a, à n’en pas douter, quelque chose de déroutant à regarder Oncle Boonmee. La réponse facile est de dire qu’il est dans la nature des œuvres d’art de dérouter, et que ceux qui n’aiment pas ça aillent se faire foutre, comme disait Michel Belmondo. La réponse un peu plus exigeante, si on a formé le projet de ne pas traiter les contempteurs du film avec le mépris qu’eux-mêmes manifestent pour lui et ceux qui l’aiment, est de dire qu’en effet, c’est un curieux chemin que le cinéaste thaïlandais nous invite à emprunter. Un chemin où on peut circuler à la fois ici et là, à pied et en songe, où on peut rester assis dans la chambre à regarder la télé et aller manger au restau, être moine et un beau jeune homme plein de vigueur, une princesse au visage disgracié et un fils prodigue.
« Les reflets sont réels » dit le poisson-chat qui sait donner du plaisir aux femmes affligées. Les reflets sont réels, c’est une définition du cinéma. Les fantômes qui y viennent à notre rencontre, selon la formule définitive de Wilhelm Murnau dans Nosferatu, il y a à peu près aussi longtemps qu’Aristote, appartiennent à notre monde eux aussi, pour la très bonne raison que de monde, il n’y en a qu’un. Et qu’on y est (jusqu’au cou, si j’ose dire). Et bon, ça, d’accord, ça peut énerver.
C’est bientôt fini maintenant, Boonmee va mourir. Avant une grande expédition mystique et enfantine dans une grotte utérine au fond de la jungle, on voit quelques plans qui rappellent un court métrage sidérant de Weerasethakul, qui s’appelait Vampire, un film d’horreur né du seul rayon d’une lampe torche dans les branches de la forêt – et toutes les puissances de la nuit semblaient invoquées dans le hors champ, un hors champ qui se trouvait dans le cadre, l’occupant presque en entier, hormis l’espace éclairé. C’est ainsi que nous tournons en rond dans la nuit, et que les feux nous consument, selon la formule à double sens qui dit nos existences bien réelles, bien quotidiennes, en même temps qu’elle désigne la mélancolie de l’embrasement du vieux monde.
Oncle Boonmee qui se souvient de ses vies antérieures, c’est la lanterne magique des frères Lumière rallumée dans la jungle de nos angoisses et de nos désirs, reflets réels. Réincarnations innombrables de très vieilles histoires, toujours actives, inquiétantes, amusantes, cycles de ce cinéma permanent où, dans la matérialité des changements de formes, se rejouent sans fin ce qui rapproche et ce qui sépare. Mystérieux et si simple, voici un film chargé de ressources pour essayer d’habiter la vie, ici et maintenant.
Du 12 au 22 mai, j’ai eu le bonheur de suivre le Festival de Cannes pour slate. Voici ce qu’il en reste.
Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul
12/05: Il faut voir les films (A propos de quelques polémiques)
13/05: Mouillé et affamé, bien fait pour moi (La soirée d’ouverture, hélas)
L’Etrange Affaire Angelica de Manoel de Oliveira
14/05: Que du bonheur! (L’Etrange Affaire Angelica de Manoel de Oliveira et Tournée de Mathieu Amalric)
15/05: L’autre sélection cannoise (Le beau travail de l’ACID)
Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun
16/05: Splendeur du plan (Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun)
17/05: Maîtres asiatiques (I Wish I Knew de Jia Zhang-ke et Outrage de Takeshi Kitano)
Film socialisme de Jean-Luc Godard
18/05: Lama Godard vient nous servir à voir (Film socialisme de Jean-Luc Godard)
Copie conforme d’Abbas Kiarostami
19/05: Le jour le plus beau (Copie conforme d’Abbas Kiarostami, Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois)
Carlos d’Olivier Assayas
20/05: Le débat stupide (Carlos d’Olivier Assayas)
Irish Route de Ken Loach
21/05: Bad Guys (Fair Game de Doug Liman et Irish Route de Ken Loach)
22/05: Les films qu’il faut avoir faits (Hors la loi de Rachid Bouchareb)
Apichatpong Weerasethakul
23/05: Le Palmarès du bonheur (La Palme pour Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul)
lire le billetL’exposition « Primitive » d’Apichatpong Weerasethakul, qui se tient jusqu’au 3 janvier au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, met en scène une idée du cinéma à la fois très simple et bouleversante.
Sans risquer de jamais apparaître dans les sommets des box-office, les films d’Apichatpong Weerasethakul imposent depuis le début des années 2000 leur auteur comme un des plus grands artistes du cinéma actuel. Grâce notamment à ses longs métrages Blissfully Yours, Tropical Maladie et A Syndrome and a Century, il est désormais admiré par d’innombrables amateurs de par le monde, attendu comme une star par les festivals et les cinéphiles. Et si, puisqu’il faut aussi en parler, la difficulté à mémoriser le nom du jeune artiste thaïlandais (39 ans) a joué contre lui, notamment dans les grands médias (je me souviens de la tête de mon rédacteur en chef la première fois que j’ai prononcé son nom en conférence de rédaction…), l’admiration proclamée d’autres grands artistes d’aujourd’hui (aux patronymes « normaux », c’est à dire anglo-saxons, ben oui, c’est dans cet univers que nous vivons), et aussi l’incroyable fécondité de sa production, finissent peu à peu par imposer la reconnaissance qu’il mérite (1).
A. Weerasethakul est cinéaste. Ce n’est pas évident vu la diversité de ses pratiques artistiques, qui relèvent aussi bien de la photo, de l’art vidéo, de l’installation, de la collaboration musicale, de l’édition, sur papier et en ligne. Son site, Kick the Machine , donne une (petite) idée de la quantité, de la beauté et de la variété de ses activités. Le déclarer cinéaste n’est donc pas la prise en compte objective de son activité professionnelle (qui revendiquerait à bon droit bien d’autres définitions) mais la déclaration d’une opinion sur la nature de ses pratiques artistiques. Celle-ci est attestée de manière éclatante avec la première intervention importante à laquelle Weerasethakul est convié en France dans un espace voué aux arts plastiques, l’ARC du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
Intitulé « Primitive », cette exposition est, avec une (apparente) grande simplicité de moyens, une étonnante mise en espace d’une œuvre dont l’esprit est celui du cinéma. Que les éléments ici réunis participent d’un projet de film, au sens classique, que Weerasethakul va tourner en ce mois d’octobre est au fond secondaire. L’important est dans la manière dont ce qui est d’ordinaire matériellement et mentalement fusionné par la réalisation cinématographique, mais alors déployé dans le temps (la durée du film), se trouve ici déployé dans l’espace. Car on trouve très explicitement les ingrédients du cinéma mis en scène comme autant d’éléments dignes d’être exposés : un scénario (l’histoire d’un homme qui se souviendrait de ses vies antérieures), des objets (un livre, un fusil d’assaut), des photos qui pourraient servir de documentation ou d’aide-mémoire, des récits, des chansons, des croquis, des rushes ou des documents qui pourraient être ceux d’un repérage. Et encore : la séparation entre image et son, la fabrication de décors et d’accessoires, la recherche de figurants. Il est courant que soient exposés les ingrédients qui ont servi à faire un film, plus rare qu’il s’agisse d’un film qui n’existe pas. Mais il est unique que ces éléments soient éprouvés et partagés d’emblée comme œuvre, dans une sorte de disponibilité à leur propre potentiel de beauté, et de compréhension de tout ce qui se rencontre en chemin : un certain état de la lumière, une bande d’ados qui déconnent, la mémoire de la répression exercée par un des dictateurs qui mit le pays en coupe réglée, un étrange vaisseau spatial…
Ses spectateurs le savent, Weerasethakul n’esthétise pas les composants plus ou moins spectaculaires ou triviaux qu’il rencontre (rue, forêt, salle d’attente d’un hôpital, chemin de campagne, bistrot…), il fonctionne comme un capteur ultra-sensible qui détecte et amplifie ce qui se trouve déjà là, véritablement, de vibrant, de magique, dans les objets du quotidien, en trouvant leur « longueur d’onde commune » avec les imaginaires les plus débridés. Il accède ainsi à la mémoire individuelle et collective, aux fantasmes érotiques, aux peurs primitives comme aux élans ludiques, enfantins, qui hantent l’existence de chacun.
Mais un film, bien sûr, n’est pas la somme matérielle d’ingrédients, fussent-ils chacun réfractés par une sensibilité exceptionnelle. Quelque part dans le processus artistique, tout cela (livre, fusil, photos, lumière, corps des acteurs, événements du récit, mélodie…) doit fusionner pour donner quelque chose d’autre, un film. Ici, puisque nous ne sommes pas au cinéma, ce n’est pas un film qu’on découvre au fond (à tous les sens du mot) de l’exposition « Primitive ». C’est, à nouveau, la spatialisation, la matérialisation de cette idée qui d’ordinaire reste abstraite, l’idée de ce qui fait œuvre, comme excédant absolument ses composants. Au terme de ce parcours en forme d’immersion progressive, dans une vaste pièce noire qui n’est pas une salle de cinéma, deux grands écrans formant un angle d’environ 120° montrent deux successions d’images, visualisation intuitive du travail du montage, et moment de splendeur douce, chavirante, inexplicable. Assis ou allongés, nous visiteurs-spectateurs devenons les passagers de ce voyage mystérieux qu’est l’expérience artistique lorsqu’elle résonne puissamment avec le monde, par des voies jamais parcourues encore.
Pas un film, mais la plongée dans ce qui vit et palpite au cœur de tout beau film.
JMF
(1) Il n’existe pas d’ouvrage en français qui prenne la mesure de l’importance de cet artiste, mais un excellent livre collectif en anglais, Apichatpong Weerasethakul, dirigé par James Quandt et édité par le Musée du cinéma de Vienne, Filmmuseum Synema, 2009.
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