A Metz, à l’expo, à l’aventure

Image 1C’est très beau. De l’extérieur, élégant, aérien, enlevé ; de l’intérieur, doté d’un accueil effectivement accueillant, et conçu pour pouvoir offrir pour les expositions des espaces très différents, immenses s’il le faut, intime si c’est préférable. Réussite architecturale, le Centre Pompidou Metz a ouvert le 12 mai avec l’exposition « Chefs-d’œuvre ? », attrayante pour le spectateur novice à qui elle propose des centaines d’œuvres essentielles de l’art du 20e siècle, séduisante pour l’habitué des musées et des galeries, auquel elle offre une réflexion in vivo sur les notions de chefs d’œuvre, de choix muséographique, de patrimoine et de scénographie. Bâtiment remarquable, exposition haut de gamme et séduisante, le tout livré en temps et en heure malgré un contexte politique et institutionnel laborieux, cela a été salué dès le premier jour. Cela a même été salué avec une rare unanimité. Mais qu’en est-il fin juin, quelques semaines plus tard, passé l’effet d’annonce et la curiosité médiatique ?

Selon les chiffres donnés par le Centre, le succès public est au rendez-vous. Ce que confirme l’expérience directe. Il y a du monde, et à l’évidence ce « monde » est massivement composé d’habitants de la ville et de la région – avec aussi, bien naturellement, un puissant contingent venu de la voisine Allemagne. Et quelques touristes, étrangers et parisiens. De fait, visiter le Centre Pompidou Metz se révèle une triple expérience réjouissante : pour le bâtiment de Shigeru Ban et Jean de Gastines, on l’a dit, pour l’exposition proposée, on va y revenir, et pour ce qu’on perçoit de l’aventure que représente cette visite pour une majorité des visiteurs, dont il est clair que beaucoup ne mettent pas souvent les pieds dans un musée, surtout d’art moderne.

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Là se trouve, à mon sens la réussite supplémentaire, la moins prévisible et peut-être la plus importante du CPM. Arpenter les quatre espaces dans lesquels se déploie l’exposition amène à plusieurs constats. D’abord, ça se voit tout de suite : la grande majorité des personnes présentes n’a pas l’habitude des musées, cela saute aux yeux dans leur manière de marcher et de se tenir devant les cimaises, cela s’entend aux commentaires et même aux tonalités des voix, excessivement claironnantes ou au contraire exagérément retenues. Ensuite en déambulant l’oreille aux aguets, on a droit à toutes les blagues prévisibles devant les provocations et paradoxes qui jalonnent l’histoire de l’art du 20e siècle, dont l’inévitable « ma fille de 8 ans fait pareil en mieux… ». Avec en corollaire de nombreux dialogues, selon une dramaturgie qui semble immuable : beaucoup de couples parmi les visiteurs, de tous âges. Et toujours un des deux – le plus souvent le monsieur, ou le jeune homme, mais pas toujours – qui fait l’esprit fort, qui se moque, et l’autre qui réprimande et tente de convaincre, qui réclame une autre attitude, souvent avec des arguments souvent maladroits, de respect devant la vraie culture.

Bien sot serait celui qui se moquerait de ces scènes et de ceux qui en sont les acteurs. Ils sont ceux-là mêmes pour lesquels il est justifié d’engager le travail et les dépenses énormes qui permettent un lieu comme celui-là. Ils ont du mal mais ils sont là. Ils se protègent des étrangetés troublantes des arts avec des blagues à deux balles mais ils regardent. Ils  rapportent l’inconnu au connu, mais qui ne fait pas ça ?

Curieusement, il semble que ce soit les avancées modernes du début du 20e siècle qui restent les plus transgressives, les plus déroutantes. Que de murmures réprobateurs et de commentaires caustiques contre Braque et Derain, Man Ray ou Delaunay. J’avoue m’être réjoui que, contrairement à ce que beaucoup croient, le potentiel critique de ces œuvres véritablement neuves ne soit en rien épuisé. Il était piquant qu’une toile de facture apparemment académique (La Toussaint d’Emile Friant, d’ailleurs à certains égards fort intéressante) recueille non seulement les suffrages du public, mais une sorte de soulagement : ça au moins c’est bien peint, c’est du bon travail, au moins c’est ressemblant. Tout, absolument tout ce au nom de quoi Apollinaire, les Fauves et les cubistes se sont battus, sans même parler de Dada ou des surréalistes. Par comparaison, Ben ou Martial Raysse sembleront moins dérangeants, ou désormais dans un espace bizarre, un ailleurs complet vis-à-vis de l’idée de l’art que se font spontanément les visiteurs, univers qu’ils acceptent parfois joyeusement, ou auquel ils tournent le dos sans en être autrement troublés.

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Les visiteurs devant La Toussaint

Mais sans doute les aléas de ces parcours personnels dans les étages habités chacun d’un esprit particulier, d’un rapport spécifique à la notion même d’œuvre, fait-il partie de l’intelligence de la conception d’ensemble, due à Laurent Lebon, également directeur de l’institution messine. Intitulés « Chefs-d’œuvre dans l’histoire », « Histoires de chef-d’œuvre », « Rêves de chefs-d’œuvre » et « Chefs-d’œuvre à l’infini », ces agencements sont, à l’instar du titre général de l’exposition, autant des questions posées au visiteur, chaque fois selon une approche particulière.  Rançon (inévitable ?) de cette construction savamment interrogative, souvent ludique tout en tirant partie des ressources spectaculaire du bâtiment, les œuvres prises individuellement ont parfois du mal à exister dans toute leur puissance individuelle, trop vigoureusement inscrites qu’elles se trouvent dans un parcours et une construction mentale.

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Apartés et correspondances: un tableau du Louvre présenté par Sacha Guitry

Mieux que dans les galeries du Musée d’art moderne du Centre Pompidou à Paris, dont sont issues la grande majorité des œuvres présentées (700 sur un total de 800), la scénographie du CPM réussit la circulation, et l’organisation d’échos entre domaines artistiques différents. C’est évident avec la très belle section consacrée à l’architecture, et qui dessine une passionnante généalogie des musées d’art moderne en France, c’est efficace avec l’insertion aérienne du design, c’est réjouissant avec les places ménagées au cinéma, avec mention spéciale à un génial extrait de Guitry à tirer dans les coin (Donne-moi tes yeux) et au tromblon Luc Moullet (qui a réalisé une commande spécialement pour l’expo) – tandis qu’à nouveau, les réactions horrifiées devant L’Age d’or de Buñuel attestent que cette virulence-là ne s’est en rien émoussée. Heureuse nouvelle.

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Un atelier dans les Andes

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Le masque de La Nation clandestine

Ils sont dix, six Boliviens, un Colombien, un Vénézuélien, une Péruvienne et un Equatorien. Dans des quotidiens, des hebdomadaires, des revues ou sur des sites web, ils écrivent sur le cinéma. Durant quatre jours, les voici réunis autour de moi pour un stage de formation à la critique. Ils ont été choisis parmi des dizaines de candidats, selon un processus organisé par l’attachée audiovisuelle française pour la région andine, Annouchka de Andrade, et la directrice de l’Alliance française de La Paz, Marie Grangeon. Deux personnes dont j’écris les noms avec affection et reconnaissance, deux  personnes exemplaires de cet engagement généreux comme il m’arrive d’en rencontrer non pas partout (c’est toujours affaire d’individus plus encore que de dispositifs), mais à Moscou, à New York, à Varsovie, à Tunis, à Beyrouth, à Pékin… Ces activistes modestes et ambitieux d’une diplomatie culturelle aujourd’hui menacée en haut lieu et qui pourtant produit tant d’effets bénéfiques de part le monde. Puisse l’invention de l’expression « soft power », et la découverte que ce qu’on sacrifie dans les bureaux parisiens est au contraire développé aujourd’hui par les dirigeants des autres puissances, permettre que se poursuive ce travail de terrain, qui dans tellement d’endroits invente des points de convergence entre intérêts diplomatiques et défense des arts et de la culture, sans frontière.

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A ma droite, en grande explication, Hugo Chaparro (Colombie), puis Billy Navarette (Equateur), Juan Antonio Gonzalez (Venezuela),  Ada Zapata (Bolivie), Ana Rebeca Prada (Bolivie), Mary Carmen Molina (Bolivie), Monica Delgado (Pérou), Luis Sergui Zapata (Bolivie), Claudio Sanchez (Bolivie), Santiago Espinoza (Bolivie) et Diego le traducteur.

Nous voici donc douze, avec Diego le traducteur dont je ne saurai jamais le nom de famille, réunis dans l’improbable Cinémathèque bolivienne, petit bijou d’architecture moderne métal et verre (fondation privée, architecte français, équipements offerts par les Chinois) fiché à flanc de montage de cette vieille capitale vivante et sale, où dominent le crépis colonial et la brique nue des nouveaux quartiers pauvres, le long des ruelles incroyablement pentues de La Paz. Avant de rencontrer les dix participants, j’ai fait leur connaissance en lisant la critique que chacun d’entre eux a écrit, à ma demande, à propos de Flandres de Hervé Dumont. Dix textes très différents, très personnels, qui m’ont donné envie de connaître leurs auteurs. Dix textes qui confortent exemplairement ce que j’ai à leur dire d’emblée du travail critique : que celui-ci ne s’enseigne pas, et que je ne serai pas devant eux comme professeur, mais parmi eux pour partager des expériences. Que la subjectivité et l’engagement dans l’acte d’écrire est au cœur de ce que devrait être la critique, que cela se fait toujours contre tous, contre la rédaction en chef qui veut du journalisme (ce que n’est pas la critique),  contre le monde du cinéma qui veut de la publicité (ce qu’elle est encore moins), contre l’esprit du temps qui veut du people et du conseil au consommateur.

J’ai peur qu’ils soient déçus, qu’ils croient que je ne fais pas mon travail en m’abstenant de prononcer des conférence ex cathedra, pour au contraire organiser un échange de parole, à partir de textes, et à partir de films que nous verrons ensemble : Hiroshima mon amour d’Alain Resnais, Tilaï d’Idrissa Ouedraogo, La Moindre des choses de Nicolas Philibert. Je m’aperçois qu’au contraire Hugo, Ada, Juan Antonio, Santiago, Monica, Claudio, Ana Rebeca, Billy, Luis et Mary Carmen apprécient cette façon de faire. Cet échange met en évidence la disparité des situations, des accès aux films, des possibilités de s’exprimer – entre eux, et plus encore avec moi, le Français privilégié qui vit dans un monde d’abondance cinéphile et de possibilités d’expression.

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Bruno Dumont avec les acteurs de Flandres pendant le tournage

A ma grande surprise, Hiroshima suscite une sorte d’adhésion unanime, comme si tout ce qui était l’invention radicale d’un langage en 1959 était aujourd’hui acquis, partie gagnée – ce que eux comme moi savons bien n’être pas vrai : exemple in vivo de la constitution d’une accointance particulière avec l’art du cinéma, base commune à partir de laquelle chercher comment parler des films, là où nous le faisons, où ils ont la possibilité de la faire. Cette unanimité est loin de se retrouver avec les autres films, choisis justement pour troubler et interroger. J’espérais bien que Flandres susciterait des approches variées, sinon antagonistes, et les textes répondent à cette attente. En exposant devant les participants les principales lignes selon lesquelles il m’a semblé que se déployaient leurs textes respectifs, je peux expliciter combien le travail critique recèle de richesse dès lors qu’on ne le confond ni avec ses perversions médiatiques, ni avec leur symétrique « sérieux » : l’approche savante, selon des critères universitaires qui ont évidemment leur légitimité (tout comme le travail journalistique), mais bien différente.

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Tilaï d’Idrissa Ouedraogo

En revanche, je ne m’attendais pas à ce que le film africain éveille à la fois une perplexité (le film apparaît opaque à la plupart) et une interrogation critique au regard d’enjeux régionaux, très présents à l’esprit de mes compagnons. Le rapport aux communautés traditionnelles, et la manière dont le cinéma est susceptible de prendre en compte, montrer, soutenir ou mettre en cause la problématique indigéniste, est en effet aujourd’hui d’une importance stratégique dans toute l’Amérique latine. C’est particulièrement sensible en Bolivie, où la question est au cœur de la politique du président Evo Morales, mais on la retrouve selon des formes différentes cela concerne tout le continent, du Mexique au Brésil. Sur cet aspect, je sais que nous ne partagerons jamais une position commune, leur histoire n’est pas la mienne. C’est aussi pour souligner la légitimité de ces points de vue différents et les ressources de leur mise en évidence que je suis là.

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La Moindes des choses de Nicolas Philibert

A contrario, et à ma grande joie, le film de Philibert tourné dans l’institution psychiatrique de La Borde suscite un trouble profond que chacun reconvertit selon ses attentes à l’égard du cinéma, d’une manière qui accompagne Le Moindre Geste selon des voies très fécondes.  Je repense à cette soirée à Marseille, fin avril, où je présentais Nénette du même réalisateur, et m’émerveillais déjà de la singularité des réactions de chaque spectateur, s’appropriant le film selon ses propres attentes, inquiétudes ou désirs. La rencontre délicate et déroutante des fous et des soignants de la clinique du Docteur Oury ouvre pour chacun, loin de tout déterminisme sociogéographique, un questionnement et une émotion qui sont les meilleures réactions possibles à cette œuvre. Avec gratitude, j’envoie par la pensée un salut a son auteur, du haut des Andes.

Cinémathèque bolivienne

La Cinémathèque bolivienne

Hors séances de travail, durant les repas notamment, ce sont d’autres histoires qui affleurent, celles des formes de censure selon les pays, différentes dans chaque cas et tellement similaires, celles des sensations d’exclusion des grandes voies de la circulation culturelle et de la reconnaissance, des difficultés pour voir les films, pour faire exister autre chose que ce qui partout s’impose : le commerce hollywoodien et, dans certains cas, le contrepoint d’un cinéma à message politique. Autre sujet de débat : le rapport ambigu à la piraterie, omniprésente, qui tue toute possibilité de distribution commerciale autre que celle des blockbusters, et qui simultanément assure la vision de dizaines de films de toutes natures qui sinon l’accéderaient jamais à des spectateurs.

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La Nation clandestine de Jorge Sanjines

Les Boliviens, ceux du stage et d’autres qui nous rejoignent, insistent pour que je découvre le cinéma de leur pays, injustement méconnu disent-ils. Me voici inondé de DVD. J’avoue ne pas les avoir encore tous regardés, parmi ceux que j’ai vus, beaucoup de ces productions standard comme chaque pays en génère, sans inspiration particulière, mais qui jouent un rôle loin d’être négligeable pour construire une représentation collective de la communauté nationale. Rien en tout cas qui me paraisse comparable aux œuvres du grand cinéaste bolivien Jorge Sanjines, l’auteur du Sang du condor (1969). Comme un signe, le grand masque de danse religieuse aymara qui figurait au début de son film sans doute le plus important (mais jamais distribué en Europe), le chef d’œuvre du cinéma indigéniste La Nation clandestine (1989), trône à l’entrée de la salle où se tient l’atelier de critiques.

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La billetterie et le café à l’entrée du cinéma Ocho y Medio de Quito

Le dernier soir, je présente à la Cinémathèque une projection publique de Tout est pardonné, le premier film de Mia Hansen-Løve. Grande salle comble qui témoigne d’un intérêt pour d’autres types de cinéma que celui fait prospérer les deux multiplexes récemment ouverts dans la ville, intérêt qui ne demande qu’à être cultivé. Mais projection de qualité à peine acceptable, et grande désinvolture des responsables de la Cinémathèque, plus concernés par la diffusion sur leurs écrans de retransmissions de matches de la Coupe du monde de foot. Une salle passionnément consacrée à la construction d’un public et à l’ouverture sur les œuvres les plus diverses, j’en découvrirai une sur le chemin du retour, à l’occasion d’un stop à Quito. Elle s’appelle Ocho y medio, qui est aussi le nom d’une revue éditée par l’équipe qui l’anime, emmenée par Mariana Andrade et Rafael Barriga. Le bistrot accueillant qui en fait partie est rempli de jeunes gens enthousiastes, je suis invité à parler, à nouveau, du travail critique devant une (petite) salle comble, avant de présenter dans la grande salle Pauline à la plage de Rohmer, à quoi succèdera une bonne heure de conversation avec le public. C’est en Equateur, Quito. C’est parmi nous, ces gens qui deviennent des amis, cette curiosité d’esprit, ces rencontres par dessus les époques et les styles. Il n’y a pas tant de décalage horaire.

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La poudre aux yeux de «Ciné lycée»

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Le seul dispositif “Lycéens au cinéma” d’Ile de France a concerné plus de 45 000 élèves cette année

C’est une des réussites les plus certaines et les plus porteuses d’effets dont la France puisse s’enorgueillir parmi les dispositions créées depuis 20 ans. Sous le nom (contestable) d’ « Education à l’image », il s’agit de la mise en place d’un maillage très complet, sur tout le territoire et de la maternelle à la terminale, de rencontres entre le cinéma et les enfants et adolescents, selon d’autres motivations que celles mises en place par le marché. Salués dans le monde entier, servant d’inspiration et de référence dans de nombreux pays, ces dispositifs font travailler ensemble enseignants, artistes et professionnels du cinéma, formateurs spécialisés, responsables de salles et décideurs culturels à tous les échelons territoriaux, du niveau national au niveau local, en croisant les compétences rattachées aux ministères de l’Education nationale, de la culture et de la Jeunesse et des sports.

Soit des dizaines de milliers d’intervenants permanents ou occasionnels, qui organisent chaque année, selon des modalités variées, la rencontre entre des dizaines d’œuvres de cinéma et des centaines de milliers d’élèves. « Rencontre avec des films » signifie non seulement de voir ces films (classiques du cinéma mondial, réalisations venues des quatre coins de la planète, œuvres permettant la découverte des  innombrables possibilités du langage cinématographique), mais de les voir dans un environnement qui permet d’en comprendre les singularités et les enjeux, d’apprendre à apprécier autre chose que ce vers quoi incline le goût jour après jour formaté par la plus puissante industrie du monde contemporain, le marketing. C’est la tâche assumée sous l’égide des structures dont les principales s’appellent Ecole et cinéma , Collège au cinéma et Lycéens et apprentis au cinéma, mais auxquelles participent de nombreux autres organismes, comme la Ligue de l’enseignement, la Société des réalisateurs de films, l’association d’enseignants cinéphiles Les Ailes du désir, la Fédération des salles Art et essai…

Tâche immense, dont on voit qu’elle ne concerne pas le seul goût de voir des films, mais la construction d’imaginaires et de mentalités plus ouverts et plus complexes. L’accomplissement de cette tâche suppose des choix, des défis, et un énorme travail pédagogique, travail qui se situe aux limites de la pratique habituelle dans les établissements scolaires – ce n’est pas la moindre ses vertus. Il va de soi qu’un tel ensemble de dispositifs, fondés sur la collaboration entre des professions aux objectifs, aux habitudes et aux rythmes très différents, et reposant en grande partie sur l’engagement personnel, est fragile. Et qu’il n’existe que grâce à une dynamique dont il appartient aux politiques de l’accompagner et autant que possible de la soutenir.

Or c’est à l’exact opposé qu’on assiste aujourd’hui, avec la mise en place à la sauvette d’un projet baptisé Ciné Lycée, et annoncé par le ministre de Luc Chatel comme devant entrer en vigueur dès la rentrée prochaine. Ce projet, qui bénéficie des apparences de la  modernité et de la rationalité, est destructeur pour les dispositifs existants, et n’apporte pas grand chose. Ces choix et la procédure de sa mise en œuvre sont hélas exemplaires de ce qui se produit actuellement à beaucoup plus vaste échelle dans les domaines de l’éducation et de la culture. Qui trouverait le sujet marginal au regard des problèmes actuels devrait au contraire s’aviser de ce qu’il a de symptomatique, outre ses enjeux spécifiques, et qui ne sont pas minces.

Le 18 mai, le Ministre de l’Education nationale a donc annoncé la création de la plateforme Ciné Lycée, site de VOD qui rendrait accessibles 212 films aux élèves des 4000 lycées et lycées professionnels dès la rentrée prochaine. Ces films auraient été sélectionnés par 75 experts en cinéma sous la direction de Claude jean Philippe, selon l’annonce officielle. Du pipeau ! Je le sais, je suis un de ces experts. Tout ce que nous avons fait a été, dans un contexte entièrement différent, de dresser il y a trois ans des listes, comme les cinéphiles aiment à en fabriquer en permanence, pour désigner « les meilleurs films du monde ». Le résultat de ces cogitations a été publié dans un livre, 100 Films pour une Cinémathèque idéale paru en 2008 aux Editions des Cahiers du cinéma. Une approche qui fait inévitablement place à une sorte de consensus moyen, et fort peu innovant vu la moyenne d’âge des participants. Une approche qui n’a rien à voir avec la conception d’une programmation destinée aux adolescents.

En réalité, le maître d’ouvrage de ce projet se révèle être France Télévision, dont on ne voit pas bien la qualification en termes de travail pédagogique dans le champs cinématographique. On voit en revanche très bien se profiler la possibilité de rentabiliser un catalogue de droits, sans autre logique artistique ou d’enseignement. Et il ne suffira pas de brandir quelques titres-étendards, Citizen Kane, Les Enfants du paradis ou Metropolis, pour remplacer le travail de construction de programmes mené par les responsables pédagogiques. A cette étroitesse rigide du choix s’ajoute une procédure encore plus absurde : en fait seulement « une vingtaine » des fameux 212 titres (inconnus à ce jour) seront accessibles chaque mois. Un brillant conseiller en communication a eu l’idée d’ajouter que l’ensemble du catalogue serait accessible chaque année pendant le Festival de Cannes, on ne rigole pas.

Lors de son discours de vœux au monde culturel du 7 janvier, Nicolas Sarkozy en plein élan visionnaire s’exclamait : « tout le territoire devra être couvert par des conventions entre les écoles et les lieux de culture d’ici la fin 2010. Pour rendre la culture accessible à tous et partout, un portail internet vient d’être inauguré, il réunit toutes les ressources des institutions culturelles, nationales et par région. Un deuxième portail internet sera inauguré en 2010 pour que tous les Lycées et toutes les Universités de France puissent visionner des films de cinéma du patrimoine français et international, sans oublier des captations d’opéras, de théâtre, et des promenades virtuelles dans les collections des musées. (…) Les films, aussi : on ne fera pas concurrence aux salles de cinéma en permettant aux lycéens de voir dans leurs établissements les films. On crée un public. Il en va de même pour les théâtres. Allons chercher le public, n’attendons pas qu’il vienne! Donnons à tous la chance de rencontrer ces œuvres! Cet objectif, nous devons l’atteindre dès 2010 ».

Conçue à la va-vite pour répondre à l’injonction présidentielle, aussi désinvolte vis-à-vis de l’existant que du possible et du souhaitable, cette réforme est annoncée sans répondre à aucune des questions qu’elle devrait résoudre. Ainsi est-il prévu que les films choisis (par qui ?) soient projetés, au rythme de « deux ou trois par trimestre », dans les lycées ? Où exactement ? Avec quels appareils ? On ne sait pas (« au moins un projecteur vidéo relié à une connexion Internet » lit-on sur le site du Ministère, merci pour l’exigence et la précision). Les régions découvrent avec une joie non dissimulée qu’elles seraient supposées assumer le coût de ces équipements. Pour septembre prochain, c’est une blague.

al02_1647551_2_px_501__w_ouestfrance_Les élèves de l’option cinéma du Lycée Marguerite de Navarre à Alençon (Orne)

Ce qui n’est pas une blague est qu’un des effets collatéraux est de rompre au passage la collaboration entre établissements scolaires et salles de cinéma qui participaient à ces dispositifs, grâce au travail de participation et d’accompagnement des exploitants engagés. Un système « gagnant-gagnant », puisqu’il avait aussi l’avantage de contribuer au financement de ces cinémas, souvent les plus fragiles, tout en habituant les élèves à l’expérience de la salle de cinéma, et à la découverte d’autres types de salles que le multiplexe du coin. De même le système tend à priver d’une source de revenus les ayant-droits de films de grande qualité, petits distributeurs courageux pour qui ce marché était un soutien bienvenu.

Ignorant délibérément l’immense travail d’accompagnement pédagogique existant, le projet compte sur l’apparition dans chaque établissement d’un enseignant volontaire, affublé du titre de « référent culturel » (mais où vont-ils chercher ça ?), et qui aura charge de choisir les films montrés, de mobiliser les élèves, de faire circuler une documentation fournie en ligne par France Télévision… Aucune formation, aucun accompagnement n’est prévu. Et puisqu’on est sur Internet, les élèves pourront ensuite écrire ce qu’ils pensent du film, soit ce qui se fait déjà sur des centaines de sites, dont Allociné est sans doute le plus fréquenté. Ce qui vaut à ce fer de lance de la découverte du cinéma innovant d’être également associé au projet. Patrice Duhamel, directeur général de France Télévision, assure que cette société « sera à la disposition des lycées pour obtenir que les réalisateurs avec lesquels elle est en contact viennent discuter des films ». Orson Welles et Fritz Lang vont avoir de quoi occuper leurs loisirs.

En principe, Ciné lycée ne remet pas en cause les dispositifs existants, il s’y ajoute. Mais confrontés à des restrictions de toutes sortes, et sommés de mettre en place ce nouveau projet, on voit bien que les chefs d’établissement ne manqueront pas de remettre en cause les actions existantes, infiniment plus ambitieuses, et qui s’inscrivent, elles, dans le temps scolaire, devenu une peau de chagrin. Sous ses airs cool et hightech, Ciné lycée programme en réalité la destruction à court terme de la fragile et féconde construction existante.

Alors que la réforme était en préparation, le Blac (Collectif de l’action culturelle cinématographique et audiovisuelle, qui fédère l’ensemble des organisations où on travaille à la rencontre entre les films et les publics, pas seulement dans le contexte scolaire), avait demandé au ministre d’être associé à ce projet. Le conseiller du ministre, Raphaël Muller, avait reçu les représentants du Blac le 25 février et leur avait promis que rien ne serait décidé sans eux. Il était justement question de se revoir en mai. Au lieu de quoi, sans qu’on n’ait jamais entendu le Ministre de la culture ou le Centre national du cinéma sur un sujet qui relève pourtant aussi de leurs compétences, une réforme qui concrétise toutes les inquiétudes est annoncée au débotté par Luc Chatel au cours de ce même mois de mai. La classe.

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Chroniques cannoises

Du 12 au 22 mai, j’ai eu le bonheur de suivre le Festival de Cannes pour slate. Voici ce qu’il en reste.

Imagev 1Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul

12/05: Il faut voir les films (A propos de quelques polémiques)

13/05: Mouillé et affamé, bien fait pour moi (La soirée d’ouverture, hélas)

thumb-5L’Etrange Affaire Angelica de Manoel de Oliveira

14/05: Que du bonheur! (L’Etrange Affaire Angelica de Manoel de Oliveira et Tournée de Mathieu Amalric)

15/05: L’autre sélection cannoise (Le beau travail de l’ACID)

_MG_2384 copieUn homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun

16/05: Splendeur du plan (Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun)

17/05: Maîtres asiatiques (I Wish I Knew de Jia Zhang-ke et Outrage de Takeshi Kitano)

Image 3Film socialisme de Jean-Luc Godard

18/05: Lama Godard vient nous servir à voir (Film socialisme de Jean-Luc Godard)

466866_copie-conforme-kiarostami-binocheCopie conforme d’Abbas Kiarostami

19/05: Le jour le plus beau (Copie conforme d’Abbas Kiarostami, Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois)

Image  c1Carlos d’Olivier Assayas

20/05: Le débat stupide (Carlos d’Olivier Assayas)

small_484369Irish Route de Ken Loach

21/05: Bad Guys (Fair Game de Doug Liman et Irish Route de Ken Loach)

22/05: Les films qu’il faut avoir faits (Hors la loi de Rachid Bouchareb)

newslet_palmeApichatpong Weerasethakul

23/05: Le Palmarès du bonheur (La Palme pour Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul)

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Notre histoire, aujourd’hui

En mémoire de Sarajevo, en l’honneur du Centre André Malraux inventé par Francis Bueb, l’exposition « Notre Histoire » présente le travail des grands photographes qui ont vécu la guerre en Bosnie. Cette exposition n’est ni honorifique ni mémorielle : un choc contemporain.

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Photo Enrico Dagnino

Histoire. Il y a ceci et cela. Ceci, disons : l’Histoire. Histoire récente, mais histoire sans aucun doute. Celle de l’éclatement de la fédération yougoslave au début des années 90, de la guerre en Bosnie, des crimes de masse à nouveau en Europe, de Sarajevo sous le feu des canons et des snipers, de l’infamie de Srebrenica. Et l’histoire de la résistance, militaire et politique, incarnation d’une idée – démocratique et multiculturelle – en même temps que combat de chaque jour, dans le sang, la boue, les privations. Et aussi l’histoire des manœuvres et atermoiements de la diplomatie française. Et encore, parmi d’autres mais plus et mieux que la plupart, l’histoire de Francis Bueb apportant en plein siège livres et films, rations de vie et non de survie, inventant l’utopie en acte du Centre André Malraux sur la place Markale, celle-là même que les obus serbes ont noyé de sang et de chair explosée, au cœur de la ville. Une histoire héroïque, mais oui. Et qui le deviendra davantage lorsque la guerre s’arrêtera. Il fallait être fou pour venir, il faut l’être beaucoup plus pour rester. Aujourd’hui, 15 plus tard, 15 ans d’action quotidienne dans ce qui est devenu un petit pays qui n’intéresse ni les politiques ni les médias du monde, le travail du Centre André Malraux est plus exemplaire encore.

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Le Centre André Malraux à Sarajevo

Exemplaire. Exemplaire de ce qu’il est possible qu’un engagement ne s’arrête pas lorsque les trompettes de l’épopée se taisent. Exemplaire d’un travail de chaque jour, avec des romans, des musiques, des films, des leçons de langue, travail qui construit de l’intelligence et de l’ouverture, parmi des gens qui ni vous ni moi ne connaissons. Exemplaire d’énergie pour entretenir le lien avec les créateurs et les penseurs d’aujourd’hui, qui avaient réagi au siège de Sarajevo, mais après. Et qui reviennent, ou qui viennent.

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Francis Bueb devant le plan de la ville assiégée, au moment de la préparation de l’exposition à Sarajevo (décembre 2009)

Les chanteurs, les écrivains, les dessinateurs, les cinéastes, les compositeurs, les graphistes, les philosophes, les journalistes, les urbanistes, les médecins, les architectes. Des très célèbres (Alain Souchon, Jane Birkin, jean-Luc Godard, Chris Marker, Jean Rollin, Jeanne Moreau, Eri de Luca, Emmanuelle Béart, Jorge Semprun, Enki Bilal, Rodolphe Burger, Gilles Clément… ) et des moins célèbres, pas moindres.  Exemplaire de ce que pourrait, devrait être l’action culturelle internationale, à l’heure où on découvre le désormais dénommé soft power (hum…). Pas le nivellement par le bas de la consommation de masse, mais la construction quotidienne, joyeuse et bordélique, d’avancées ensemble vers ailleurs. Ils font ça, tous les jours, à Sarajevo et à Stolac, Bueb et celles et ceux qui l’accompagnent.

Notre histoire 6 avril 2010Exposition. Et il y a cela, une exposition. Eux étaient là quand ça tirait et que ça mourait de partout. Photographes de guerre, ils ont témoigné, en journalistes et en artistes – exceptionnelle conjonction. Mais surtout, contrairement à ce qu’ils font d’ordinaire, ils sont revenus, après, quand la guerre était finie. Ils sont revenus à cause du Centre André Malraux. Ces sont leurs photos d’alors qui composent cette exposition intitulée « Notre histoire ». Le « notre » de l’intitulé engage. Il engage les photographes, et tous les artistes qui ont contribué à faire vivre l’idée incarnée par le Centre. Il engage un rapport collectif qui nous concerne tous, même s’il n’occupe guère nos pensées.

Une exposition de photos, donc. D’abord conçue et présentée à Sarajevo, en décembre dernier, et désormais à Paris, chez Agnès b. (qui fut dès le début impliquée dans le refus de l’écrasement de la Bosnie, dans l’invention de gestes qui refusent et qui aident). Les photos sont signées de beaucoup des grands noms du photojournalisme moderne, Chauvel, Peress, Natchwey, Van Der Stockt, Rondeau, Delahaye, Aviv, Boulat… comme de nombreux photographes ex-yougoslaves. L’exposition est composée à partir de la singularité de chacun de ces photographes, dans une invention des assemblages et des mises en forme qui construit bien davantage qu’un alignement d’images même impressionnantes.

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Photo Patrick Chauvel

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Photo Ron Haviv

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Photo Laurent Van Der Stockt/Gamma

La variété jamais gratuite des tirages, des formats, des dispositions produit un déplacement des distances, une interrogation des places (places de ceux qui ont pris les photos, places de ceux qui les regardent), une inquiétude du regard.

Ainsi l’expo « Notre histoire », en célébrant les 15 ans du Centre André Malraux à l’appel duquel les photographes ont à nouveau répondu, fait exister dans l’espace public la richesse et l’importance de se qui s’est joué alors à Sarajevo, sur les routes de campagne et dans les collines de Bosnie.

Collision. Ce qui précède, j’aurais pu l’écrire il y a une semaine. Depuis, je suis allé à l’exposition. Au vernissage, même, qui est forcément aussi un moment mondain, et encore, dans ce cas, un lieu de retrouvailles, avec beaucoup de gens qui ont partagé des histoires, parfois des drames, qui parfois ne se sont pas vus depuis des années. Et puis Bueb, venu en voiture de Sarajevo pour transporter des images qui redoutaient l’avion. Et des célébrités. Tout cela était plutôt sympathique, très chaleureux, pas de raison de bouder ces affects-là. On était à l’expo, quoi, on était contents.

Mais voilà qu’il y avait les murs, les murs blancs de la galerie, et sur les murs, les images. Oh, on en connaissait beaucoup, et puis on en avait vu d’autres, comme on dit. Des images de guerre, c’est pas ce qui manque. Mais là… Là, très au-delà des excellents motifs politiques, esthétiques, amicaux qui motivaient l’événement, et le justifient pleinement, un grand coup dans le ventre. Un choc inattendu, presque incongru dans cette ambiance parisienne plutôt faite pour partager un heureux moment.

Ces photos, encore une fois, ne sont pas exceptionnellement atroces, l’actualité, hélas, nous en met sous les yeux de nouvelles qui ne leur cèdent en rien sur ce terrain. Ce qu’elles ont de spécial tient certainement à leur immense qualité de prise de vue et à l’intelligence sensible qui a commandé la manière de les présenter. Mais pas seulement. Parce que ce qui se passe, c’est qu’il s’agit de photos de maintenant. D’aujourd’hui.

Aujourd’hui, 1993 ? Je ne joue pas sur les mots. Ces images éclatent de l’évidence de leur « ici et maintenant ». Aller à leur rencontre c’est éprouver la vanité du « ceci et cela » : il n’y a plus l’Histoire (même récente, et reconnue comme tragique) et il n’y a plus l’exposition (même très réussie). Il y a la violence intacte, l’urgence d’un présent habité d’intolérable. Ce qui a permis ces atrocités est là, toujours là, dans nos murs. Absolument rien des conditions qui les ont engendré n’a disparu, n’a été résolu – exclusion, mépris de l’autre, omniprésence des armes, cynisme politique, pulsions nationalistes, déplacements forcés de population, misère noire, valorisation des égoïsmes à toutes les échelles : on dirait au contraire que ça s’est aggravé.

Et c’est irruption du passé tel que capté au présent par des grands photographes qui trouve cette force d’actualité, d’interrogation non seulement sur ce qui est advenu il y a 15 ans mais sur ce qui nous entoure. C’est cela qui rend cette si bien nommée exposition « Notre Histoire » si importante et si nécessaire.

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agnès b. 17 rue Dieu 75010 Paris
du lundi au samedi de 14h à 19h

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ET AUSSI: Concert de soutien au Centre André Malraux, le 3 mai 2010 à 20h
à l’Alhambra (21 rue Yves Toudic, Paris 10ème)
Avec Rodolphe Burger, Jacques Higelin, Lou, Dominique Mahut, Rachid Taha


godard-620x405Digression1 : Changement de sujet, mais pas de terrain. Parmi les noms connus associés à ce qui s’est joué en Bosnie, ceux de Jean-Luc Godard et de Bernard Henri Lévy. Il est aussi beaucoup question de Godard en ce moment, du fait de la parution de sa biographie par Antoine de Baecque (Editions Grasset). Et il est beaucoup question de Godard depuis quelques années sous l’angle complaisamment exploité par les médias de son soi-disant antisémitisme, le nom de BHL étant régulièrement invoqué comme témoin à charge. Il est tout à fait à l’honneur de ce dernier de s’être livré à une mise au point d’une grande clarté dans la dernière livraison de La Règle du jeu, apportant en même temps que des informations peu ou pas connues une judicieuse remise à leur place des enjeux. Et ça fait du bien.

Digression 2 : Autre nom associé, entre autres, à Sarajevo, celui de M. Chat, alias Thoma Vuille, qui orna des grands chats jaunes de la liberté les tramways de la ville martyre, et donna corps à l’expression qui faisait appeler « roses » les impacts de balles dans les murs. M. Chat publie aujourd’hui un livre retraçant les tribulations de son félin amarante de par le monde , et en expose quelques apparitions sur toile dans la galerie Le petit endroit, 14 rue Portefoin (75003 Paris).  C’est une autre histoire, c’est aussi « notre histoire », sur un versant ludique, mais les yeux habités delà même lueur.3212

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Les mots pour le dire (tendrement)

Lors de la conférence annuelle des universitaires américains spécialisés dans le cinéma, une rencontre pour remettre à l’honneur l’amour de ce qu’on enseigne – et de ce qu’on étudie.

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J’accomplis en ce moment une tournée dans les universités américaines pour accompagner la parution de la traduction d’un livre que j’ai dirigé, Le Cinéma et la Shoah – périple heureux et fécond à bien des titres, qui fera peut-être l’objet d’un prochain texte sur  « Projection publique ». Dans ce cadre, je me suis trouvé invité à la convention annuelle de la Society for Cinema and Media Studies (SCMS) où un atelier sur le sujet de mon livre a été organisé. SCMS, qui fête cette année son 50e anniversaire, réunit tous les universitaires américains – et pas mal d’affiliés du reste du monde – enseignant dans les domaines du cinéma et des médias audiovisuels. L’occasion de découvrir un monde étrange, qui inspirerait aisément l’ironie, et mérite mieux.

L’ironie nait d’une part de ce qu’engendre tout assemblée, conférence, convention et autre états généraux qui agglutinent dans un lieu, singulièrement l’horrible (très) grand hôtel Westin Bonaventure de Downtown Los Angeles, les membres d’une profession, qu’ils soient distingués universitaires, représentants en sanitaires ou responsables d’un parti politique. On y repère sans mal les effets de ressemblance volontiers comiques, les comportements obsessionnels, les pratiques grégaires à fortes tendances régressives, durant ces quelques jours loin où ces braves genss sont assemblés dans un même lieu, de leur travail et de leur famille. Ah ! ces sérieux – et sérieuses – profs errant à 3 heures du matin de couloir en couloir pour finir les bouteilles planquées dans les chambres, et plus si affinités, comme au beau temps de leurs folles années étudiantes… Il est bon d’en sourire, il serait stupide d’en rester là.

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Pendant cinq jours, la plus grande librairie de cinéma du monde: la Book Exhibition de SCMS

Le deuxième et plus consistant motif d’ironie concerne la masse de parole et d’écrits (la conférence annuelle de SCMS est aussi une foire aux livres de cinéma) produite sur un sujet plus souvent tenu comme occasion de plaisir. Un tel lieu produit en effet une concentration de discours savants, voire pédants, qui le reste du temps sont dispersés à travers tout le pays ou dans les rayons spécialisés des bibliothèques. Aux Etats-Unis comme ailleurs, les études cinématographiques se sont constituées lentement, et toujours avec difficulté, en creusant leur propre espace au sein d’institutions académiques hyperpuissantes et archi-structurées, mais sans bénéficier- à la différence de la France – d’une valorisation culturelle du cinéma et de l’apport stratégique d’une critique de cinéma puissante et organisée. Ce n’est pas le lieu d’en faire ici l’histoire, qui serait passionnante à plus d’un titre – il faut aussi se souvenir que ce sont de ces départements cinéma d’universités américaines que sont sortis des Coppola, Scorsese, De Palma, Spielberg, Lucas et autres galopins promis à un avenir digne d’intérêt.

A survoler le thème des quelques 400 conférences, tables rondes et ateliers organisés du 17 au 21 mars, n’importe que observateur trouvera matière à sourire d’intitulés bizarres et de lubies professorales diverses. Mais à y regarder de plus près, on percevra une inquiétude sur les réalités du monde actuel, une disponibilité à de multiples angles d’approches de la réalité aussi bien que de l’histoire sociale, politique, des techniques. Qui a suivi la constitution de ce jeune domaine de recherche, surtout depuis la France, a pu s’agacer naguère du systématisme de certaines approches, notamment sur la base des cadrages théoriques par le sexe (Gender Studies) ou l’appartenance ethnique (Ethnic Studies, Post-colonial Studies), de manière souvent mécanique ou réductrice. Même si ces tropismes n’ont pas disparu, on perçoit aujourd’hui l’ouverture à des approches sensiblement plus nuancées, capables de mettre en question ces cadres de réflexion pour laisser place à une plus grande disponibilité aux films comme œuvres et comme produits de distraction. Dans un contexte de révolution technologique, de crise (pas seulement économique mais de modèle social et civilisationnel), de conflits internes qui ne cessent de se radicaliser et de mondialisation où le leadership américain est de moins en moins assuré, la production cinématographique américaine, mais aussi du reste du monde (notamment en Asie et en France), fait l’objet d’approches de plus en fines et complexes.

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Affluence pour la conférence d’un des meilleurs profs de cinéma des Etats-Unis, Dudley Andrew (Université de Yale): ou comment rendre nouveau et vivant un sujet académique aussi rebattu que l’adaptation littéraire.

C’est dans ce contexte que s’est notamment tenue une table ronde particulièrement réjouissante. Intitulée « Wrinting About Films », elle mettait face-à-face des interlocuteurs séparés par un très visible fossé générationnel : à la tribune, six grands professeurs de cinéma blanchis sous le harnais, dans la salle, une majorité d’étudiants. Les professeurs, tous également auteurs de nombreux ouvrages parmi ce que l’édition universitaire compte de plus respecté en la matière, et pour certains (David Steritt, Murray Pomerance) également critiques, se sont livrés à une attaque en règle contre les stéréotypes du discours universitaires sur le cinéma. Ces grands profs partaient de leur propre souffrance, d’avoir à lire des centaines de devoirs de leurs étudiants conformes aux lois de rédaction académiques, pour appeler de leur vœux originalité, invention de langage, capacité de changer les règles. Ces enseignants, qui tous ont fait partie des pionniers de la discipline, avaient l’air de docteurs Frankenstein conscients d’avoir enfantés des monstres. Remise en question d’autant plus délicate que face à eux les étudiants étaient plutôt demandeurs de procédés rhétoriques leur assurant la réussite aux examens que d’incitation à se rebeller contre le carcan.

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L’atelier “Writing on cinema” avec, à la tribune, David Steritt, William Rothman, Adrienne McLean, Lesley Stern, Murray Pomerance et Vivian Sobchack.

Les appels à la capacité de trouver une manière de s’exprimer à la fois en phase avec ce dont on parle (arrêter d’écrire de la même manière sur Murnau, sur Jia Zhang-ke et sur 24 Hours) et faisant place à la personnalité de l’auteur valaient comme critique générale de ce que l’expression universitaire dans son ensemble peut avoir de réducteur et de glacial. Mais en outre, les interventions soulignaient combien le cinéma, mieux que la plupart sinon tous les autres sujets, appelle et légitime cette parole plus instable, plus sensuelle, plus émotionnelle – qui ne réduit en rien la nécessité de la recherche, bien au contraire. Dans ce qui fut le bastion d’une scientificité de l’écriture sur le cinéma, par opposition à la fois à la vulgarité des columnists des grands médias et de l’approche « sensualiste » de la critique européenne, c’était grand plaisir d’entendre plaider cette cause avec beaucoup de verve et d’humour. Une cause qui est loin de ne concerner que les Américains, ni que les universitaires. Elle travaille par exemple un débat très français aujourd’hui en cours, celui de la place des arts (et singulièrement du cinéma) à l’école, alors que se trament des réformes où les décideurs paraissent pour l’instant bien loin de la préoccupation qui devrait être centrale. Et qui, c’était la grande idée défendue par les panélistes de Los Angeles, se résume par: on n’apprend bien que ce qu’on aime.

Le verbe « apprendre » étant bien sûr à prendre dans ses deux sens.

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Qui est mort à Kaboul?

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Le meurtre de Séverin Blanchet par les talibans le 21 février a brisé une vie toute entière vouée à la promesse d’un cinéma à réinventer chaque jour avec et par les autres. Cette mort menace aussi l’idée même d’une action où convergent l’exigence de l’art, la volonté d’apprendre et la pratique politique.

La plupart des dépêches et des informations qui ont rendu compte de l’attentat survenu à Kaboul le 21 février mentionnaient seulement qu’on comptait un Français parmi les victimes. Quelques une ajoutaient qu’il était réalisateur, et, rarement, donnaient son nom : Séverin Blanchet. En effet Séverin Blanchet était réalisateur de cinéma, et bien davantage. Depuis 30 ans, il était une des principales figures d’un travail immense et discret, où le cinéma est partie prenante d’un engagement où l’action politique, la rencontre attentive aux diversités du monde et le geste artistique ne connaissaient pas de séparation. Soit la démarche singulière des Ateliers Varan dont il a été, en 1981, un des fondateurs.

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C’était pour continuer ce travail qu’il se trouvait à Kaboul le jour où les Talibans ont attaqué l’hôtel où il habitait. C’est là que depuis 2006 il avait mis sur pied des ateliers de formation au cinéma documentaire avec et pour des Afghans. Cette structure avait déjà permettant la réalisation de 25 films : deux ateliers pour débutants ayant chacun donné naissance à dix films, puis un cycle de deuxième niveau dont étaient issus cinq courts métrages réunis par leur thème « Enfants de Kaboul ». Ces cinq films ont été présenté dans de nombreux festivals, dont celui de Cannes, ils ont été diffusés sur Ciné-Cinéma (et par la télévision afghane) et sont édités en DVD par La Huit. L’un d’entre eux, Bulbul l’oiseau des villes de Reza Hosseini, est visible sur Dailymotion

Images vives, tournées par des réalisateurs peu ou pas expérimentés mais dont la connaissance des lieux et des personnes ne cesse d’ouvrir de nouvelles perspectives sur une ville où, aujourd’hui, les caméras pullulent, sans qu’on ait l’impression d’en avoir vu grand chose.

Avec le soutien de nombreux partenaires, et à son côté la maison de production La Huit, qui travaille à rendre viables de tels projets toujours aux limites de l’utopie, Séverin Blanchet était en Afghanistan pour préparer un nouveau cycle de cinq films, sur le thème « Les Rues de Kaboul ». Soit la mise en œuvre de la continuité d’une idée du cinéma forgée aux côtés de Jean Rouch, dont il fut un proche lors de la création du Laboratoire de réalisation à l’Université de Nanterre en 1969, ou il enseigna pendant 10 ans, puis lors de la créations des Ateliers Varan en 1981. Depuis, dans le monde entier, plus particulièrement là où les moyens techniques de l’audiovisuel sont difficiles d’accès, Varan organise des centaines de stages, bases d’une pédagogie entièrement fondée sur la pratique, sur les pratiques du cinéma documentaire (réalisation, image, son, montage).

Image 1C’est notamment au Brésil, et surtout en Papouasie Nouvelle-Guinée et en Nouvelle-Calédonie, que Séverin Blanchet aura personnellement développé un travail cinématographique où aider les autres à construire leur propre regard et construire le sien au contact des autres ne constitue qu’une seule et même démarche. En témoignent la liste interminable des stages de formations organisés, mais aussi le nombre de films de tous formats réalisés par Blanchet lui-même. Un hommage lui sera rendu dans le cadre du Festival International Jean Rouch le 28 mars prochain.

L’attentat suicide du 26 février ne visait pas personnellement  Sylvain Blanchet. Il semble qu’il aura été la victime collatérale d’une action destinée surtout à tuer des ressortissants indiens, qui résidaient dans un hôtel voisin. Il n’empêche : l’homme, l’activiste, l’artiste qui a été tué ce jour-là incarnait exemplairement une idée en acte du travail du cinéma, au risque hélas bien réel de l’état du monde où il se fait en même temps qu’à l’aventure de la construction de points de vue autonomes, originaux, avec ceux qui sont d’ordinaire privés de la possibilité de dire et de montrer comment ils voient le monde où ils vivent. Ce réalisateur et enseignant incarnait ce que tend à détruire tout fanatisme, tout obscurantisme, tout déni des autres érigé en système de pouvoir. Pour des raisons évidentes les projets à Kaboul sont aujourd’hui suspendus. Il serait dramatique qu’ils ne puissent reprendre, avec tous ceux qui avaient été réunis et mis en mouvement par cette initiative.

Séverin Blanchet est mort à Kaboul. Il importe que ce qu’il y faisait, et ce que cela représentait, continue de vivre.

Image 3Les Petits Musiciens de Kharabat de Waheed Nazir. La photo du début vient de Bulbul l’oiseau des villes de Reza Hosseini.

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Bresson à Beyrouth

Quand présenter les films de Robert Bresson dans la capitale libanaise se révèle l’occasion  d’en découvrir les enjeux contemporains les plus brûlants.

Il y a de par le monde des escouades de gens enthousiastes, déterminés, laborieux, qui construisent jour après jour la possibilité de rencontres entre des personnes et des œuvres. Les motivations ne sont pas toujours les mêmes, ni les difficultés qu’ils affrontent – mais ces difficultés sont toujours immenses.  Je m’honore d’en connaître un assez grand nombre, je me réjouis qu’il en existe d’autres que je n’ai pas encore eu la chance de croiser.

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Peu sont aussi actifs, efficaces et généreux que le groupe qui a créé et qui fait vivre à Beyrouth la salle Metropolis, organisant projections, rencontres et débats, distribuant des films qui sans eux n’auraient pas accès aux écrans libanais, accueillant scolaires et universitaires, travaillant avec d’autres groupes plus particulièrement dédiés aux arts plastiques, à la musique, à la littérature, aux nouveaux médias. Le 1er juillet 2006, un groupe de huit activistes de l’action culturelle réunis autour de la belle et énergique Hania Mroué, ouvrait cette salle utopique dans le paysage sinistré de la cinéphilie libanaise. Le 2 juillet, l’aviation israélienne bombardait le pays, et le cinéma devenait refuge pour les victimes de l’attaque. Il le resta tant que dura la guerre, puis put enfin commencer son travail. Trois ans plus tard, le Metropolis a quitté le quartier de Hamra pour celui de Ashrafiyeh, il dispose à présent de deux belles salles, d’un foyer avec un bar et d’une petite librairie.

C’est là qu’à l’invitation de Hania et de ses amis, dont les cinéastes Joana Hadjithomas, Khalil Joreige et Ghassan Salhab, je suis venu présenter quelques un des films de l‘intégrale Robert  Bresson organisée avec le soutien décisif du Centre culturel français. Moi aussi, comme tout le monde, j’aime bien dire du mal de nos institutions. Et moi aussi, plus que beaucoup, je m’inquiète des réductions drastiques de moyens dont souffrent notamment ceux qui sous l’égide de la diplomatie, se démènent pour accompagner les projets culturels dans le monde entier. Alors je peux aussi dire que, dans des difficultés croissantes, il y a encore sur place beaucoup de gens qui font un travail admirable, peu ou pas reconnu. A Beyrouth, entre autres.

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Jany Holt dans Les Anges du péché

Trois soirs de suite, devant des salles combles, j’ai donc présenté les trois premiers longs métrages de Bresson, Les Anges du péché, Les Dames du Bois de Boulogne, Le Journal d’un curé de campagne, exactement le genre d’œuvres que des bons esprits sûrs d’eux-mêmes réputent aujourd’hui incapables d’attirer un public. Une majorité de très jeunes gens composait ces publics, et celui qui a participé à la conversation d’une 1h30 à propos de l’œuvre de Bresson que j’ai eu avec Ghassan Salhab, cinéphile émérite autant que cinéaste important.

Bresson à Beyrouth… Je n’y avais pas du tout songé en venant. J’irais n’importe où parler des films de Robert Bresson. Et chaque fois que je le pourrai je répondrai à une invitation des amis de Metropolis. Alors pour Bresson, c’était une évidence. C’est seul sur la scène à l’orée de ces trois œuvres dont deux ont un rapport explicite à la religion, et à propos d’un cinéaste dont la foi fut un puissant moteur de son inspiration, que j’ai réalisé combien parler de Bresson au Liban, au Moyen-Orient,  prenait une dimension particulière. Dans ce pays et cette région où la religion est au cœur de conflits toujours actifs, conflits sanglants dont les traces matérielles et les effets psychologiques demeurent si sensibles, conflits toujours prêts à s’embraser, évoquer les thèmes religieux à partir de l’œuvre de Bresson peut sembler délicat, ou en porte-à-faux.

C’est en percevant les réactions des spectateurs, en dialoguant avec eux qu’il m’a semblé au contraire que cela était d’une pertinence inattendue. Que montrer Bresson dans un tel environnement n’était pas seulement permettre la découverte de chefs d’œuvre de l’art cinématographique, mais ouvrir, un tout petit peu, la possibilité d’autres relations à l’invisible, à ce qui émeut et transporte les êtres humains face à l’instrumentalisation des textes sacrés de toute obédience, et du sacré lui-même, au service d’intérêts financiers, claniques et politiciens.

Journal d'un curé de campagne

Claude Laydu dans Le Journal d’un curé de campagne

Et dans cette ville où comme presque partout dans le monde les intégrismes gagnent du terrain, où la répression des corps et du désir s’intensifient, c’était montrer l’évidence de la connivence entre les aspirations spirituelles les plus hautes et la capacité à ressentir et à partager les ondes de la sensualité, cette chair palpitante des femmes, des hommes, du monde lui-même, qui est le matériau du cinématographe de Robert Bresson.

Je crois que nous l’avons réalisé ensemble, ces spectateurs dont certains étaient musulmans – dont des femmes voilées -, certains chrétiens, certains athées, les organisateurs et moi. C’était d’autant plus beau qu’à l’évidence là se joue la véritable raison du long combat de ceux (celles surtout) qui font vivre le Metropolis.

Combat d’amoureux du cinéma, bien sûr, mais combat politique d’abord et in fine, qui sait qu’aujourd’hui c’est par les détours de ces rapports à la fois inspirés et matériels au monde que se peuvent encore déjouer les idéologies identitaires et d’exclusion, celles qui tuent chaque jour au Moyen-Orient et ailleurs, au Moyen-Orient plus qu’ailleurs. Eux, qui travaillent là-bas tous les jours, entre indifférence et hostilité de leur gouvernement et des grands médias, se garderaient bien de phrases aussi pompeuses et générales que celles que j’écris ici. C’est précisément pourquoi, moi qui ne risque rien, je décide de les écrire, dans l’avion qui me ramène à Paris.

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Silencieuses lucioles

Deux livres parus en 2009 et qui sans le savoir se font écho, Les Transformations silencieuses de François Jullien et Survivance des lucioles de Georges Didi-Huberman, dessinent les possibilités d’une alternative dans nos conceptions du monde. Aussi au cinéma.

Ce sont deux essais parus au cours de l’année 2009. Le hasard a voulu que je les lise successivement, cet automne. Ils ont l’un et l’autre un beau titre, un peu mystérieux. L’un s’intitule Les Transformations silencieuses, l’autre Survivance des lucioles. Leurs auteurs sont des penseurs parmi les plus créatifs et rigoureux de notre époque, l’un et l’autre fort reconnus dans son domaine. Philosophe, spécialiste de la culture chinoise, François Jullien travaille depuis plus de 20 ans à montrer comment les manières qu’ont les Chinois de comprendre le monde peuvent nous aider à réfléchir et à agir, ici en Occident, en comparant nos modes de pensée aux leurs. Philosophe et spécialiste des images, Georges Didi-Huberman travaille depuis plus de 20 ans à comprendre le fonctionnement de nos systèmes de représentation, et ce qui se joue, pour les individus et les collectivités, dans les images telles que nous les fabriquons. A ma connaissance, aucun des deux ne s’est jamais référé à l’œuvre de l’autre. Pas un mot des Transformations silencieuses de F. Jullien n’évoque explicitement l’œuvre de Didi-Huberman, pas une ligne de Survivance des lucioles de GD-H ne renvoie aux travaux de Jullien.  Et pourtant il m’a semblé, les lisant, que ces deux livres sans le savoir dialoguaient l’un avec l’autre, et de la plus féconde manière. Que par des chemins entièrement différents ils proposaient des trajets convergents.

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Les Transformations silencieuses (Grasset) est consacré à mettre en évidence comment la pensée chinoise, à l’opposé de la pensée occidentale inspirée par la philosophie grecque et les religions monothéistes, privilégie l’effet des continuités sur celui des ruptures, comprend le monde en termes de déplacements d’équilibre à l’intérieur d’un tout plutôt que par systèmes d’oppositions. Pas à pas, avec une pédagogique elle-même rétive aux affrontements tranchés et aux effets de manche, François Jullien fait affleurer toute une autre approche du monde, depuis les micro-événements de la vie quotidienne jusqu’aux grands choix éthiques et aux décisions stratégiques décisives, à l’échelle des nations voire de là planète toute entière. Il montre les conséquences de ce que les Chinois, au contraire des Occidentaux, « ne se sont jamais préoccupés ni du Début ni de la Fin des choses. Ni ils ne se sont passionnés pour l’énigme de la Création ni ils n’ont dramatisé d’Apocalypse : le monde meurt tous les jours, le monde nait tous les jours », jusqu’à déconstruire nos cadres de pensée les plus essentiels, à commencer par notre conception du temps.

Mais il ne s’agit pas que de modes d’interprétation ou de compréhension de la réalité. Connaître les conceptions venues de Chine permet de découvrir une approche qui ignore ou se défie des grands ressorts selon lesquels, depuis des millénaires, nous croyons pouvoir changer le monde : par le Verbe et par l’Action. Plus profondément, François Jullien met en lumière une approche qui réfute l’idée, centrale dans nos civilisations, d’un Absolu quel qu’il soit (l’Etre, Dieu, le Bien, l’Idéal, la Liberté…). On a envie de dire : une approche qui ignore les majuscules.

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Survivance des lucioles (Editions de Minuit) part, lui d’un texte de Pier Paolo Pasolini datant de 1975, « L’Article des lucioles », paru en français dans le recueil Ecrits corsaires (Flammarion). Le cinéaste, écrivain et polémiste y énonçait avec la vigueur et le talent qu’on lui connaît un constat d’effondrement général de la civilisation, détruite par les acides du capitalisme moderne, et affirmait la disparition de l’espoir même d’un changement qui pourrait remettre en cause cette funeste évolution. Didi-Huberman, qui connaît et apprécie l’œuvre et la pensée de Pasolini, montre comment cette prophétie de malheur s’inscrit dans un contexte à la fois personnel (le parcours de PPP), une trajectoire inscrite dans la culture italienne dont les prémisses peuvent remonter jusqu’à Dante, et une généalogie politique, celle de la génération qui a vu les espoirs de changer le monde formulés et en partie mis en pratique dans les années 60 et au début des années 70 dans tout l’Occident s’effondrer ou se décomposer.

Le livre, s’appuyant aussi sur des textes plus récents, notamment de Giorgio Agamben, montre combien cette rhétorique de la catastrophe est devenue une sorte d’antienne, refrain d’un désespoir qui, à partir de constats souvent fondés – sur de nombreuses injustices modernes, dévoiements de justes principes et perversions sous l’emprise de la marchandise, du fanatisme, de l’hyper-individualisme, de la déréalisation et tant d’autres facteurs contemporains – amène à produire le discours d’un Absolu du néant, effrayant mais surtout fascinant, au double sens de force d’attraction et de force de paralysie.

Pasolini avait recouru à la métaphore des lucioles pour désigner les êtres, les actes ou les pratiques qui, de manière le plus souvent aussi modeste et éphémère comme l’est la lueur dispensée par les insectes lumineux, entretenaient l’espoir d’autres rapports humains, d’autres rapports au monde.

Contre ce Pasolini-là et tous les Prophètes de Malheur, Didi-Huberman affirme que les lucioles n’ont pas disparu, qu’il est possible que nous ne sachions pas les voir, plus probablement que nous ne le voulons pas. Et montre qui si les grandes lumières médiatiques les écrasent effectivement, il est des tâches plus utiles et plus dignes que de se complaire dans le grand chant du désespoir social, politique, psychique, affectif et tutti quanti. La tâche de repérer les lucioles là où elles continuent d’apparaître, et celle de contribuer ici et maintenant à faire luire d’autres petits éclats, fussent-ils transitoires, locaux, incertains.

C’est finalement la même idée éthique qui court du livre de François Jullien à celui de Didi-Huberman : celle d’un rapport au monde sans pathos, sans effet de tragique, sans tout ou rien, sans romantisme au sens grandiloquent du mot (mais il y a un romantisme du quotidien, de la beauté discrète des petites choses, des actes mesurés). Les deux livres s’adressent à un monde qui si souvent ne semble admettre que l’acceptation d’un ordre injuste ou son trop symétrique envers, le déni des processus réels au profit d’une exigence dont la radicalité extrême préfigure l’échec, et contient la jouissance de cet échec. Avec précision, patience et, ce qui n’est pas rien, une grande élégance de formulation directement liée à ce qui les mobilise, l’un et l’autre ouvrage met en évidence les ressources des actes discrets, des pratiques qui s’inscrivent dans le flux des choses sans s’y soumettre ni chercher à les briser net, des constructions transitoires, minoritaires, non-monumentales, inquantifiables, pas mises en évidence par la statistique. Celles qui ne se prennent ni pour la main de Dieu ni pour l’instrument du Grand Soir, et, jour après jour, changent, un peu, le réel.

G136781081553450Still Life de Jia Zhang-ke

On se demandera peut-être ce que ces considérations viennent faire dans un blog supposé parler de cinéma. Aucun des deux auteurs n’en dit mot, ni Jullien qui semble ne s’y être jamais intéressé (même si tous ses ouvrages aident grandement à comprendre le cinéma chinois, et également à réfléchir plus généralement au cinéma), ni Didi-Huberman dont on sait au contraire qu’il connaît très bien le cinéma (mais Pasolini n’est pas invoqué cette fois au titre de ses films). Pourtant, un lecteur mobilisé – aussi – par les questions du cinéma ne cesse de trouver chez l’un comme chez l’autre des échos à cette préoccupation. Car ce que disent Jullien comme Didi-huberman se trouve aussi être la critique des schémas dominants dans les films qui chaque jour un peu plus occupent toute la visibilité, sur les écrans et dans les médias. Critique de l’omniprésence des scénarios construits sur la rupture (le climax) et la promesse d’une résolution (happy end), du règne sans partage de la dramaturgie classique qui répète à l’infini le schéma des coups de force, Rédemptions ou Révolutions, qui toujours sont supposés changer et sauver – ou détruire irrémédiablement, c’est pareil – , que l’objet de cet événement soit un couple, un pays ou la planète.

L’un et l’autre livre suggèrent au contraire la possibilité et la fécondité d’autres rapports au temps, à la durée, aux flux complexes des choses – tout ce que le spectacle hollywoodien dominant et ses innombrables épigones tend à éliminer, tout ce que les narrations simplificatrices et complaisantes imposent sans cesse sur les écrans.  Tout ce que  sous des multiples formes travaillent les mises en scène qui tentent de rompre avec ces schémas dominants, et qui sont de plus en plus marginalisés et méprisés (cf. Jim Jarmusch : « aujourd’hui, les films d’Antonioni ou de Tarkovski ne seraient même plus distribués »).

nebbiaDesertoRossoLe Désert rouge de Michelangelo Antonioni

Les Transformations silencieuses et Survivance des lucioles plaident aussi contre les jeux de fascination des puissantes lumières (le héros, l’action ou les sentiments sur-intensifiés, la décharge d’adrénaline des effets spéciaux toujours plus rapides, explosifs, assourdissants et aveuglants), pour la capacité – que possède le cinéma mieux sans doute qu’aucun autre dispositif de récit et de figuration –  de capter dans le temps et dans l’espace les infimes variations, les brefs éclats de lumière, de mettre en œuvre les mises en scène qui construisent la réceptivité d’un spectateur à la nuance, à l’harmonique, au demi-ton. A l’éphémère lueur d’une luciole, à l’imperceptible mutation de la réalité : là où se joue tout un monde de différence, pour une pincée d’espoir.

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Une place dans le cadre

A la fois exposition, ensemble de films et livre, “Portraits Autoportraits” de Gilles Porte pose avec simplicité et précision les questions essentielles.

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Depuis le 20 novembre, date du 20e anniversaire de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, l’étonnant travail accompli par Gilles Porte et réuni sous le titre générique Portraits Autoportraits circule à travers le pays, à travers les ondes, et désormais dans le monde entier. Nom de code : SIMV pour « Syrine, Ibrahim,  Malo, Valentin et tous les autres », d’après les prénoms des premiers enfants avec lesquels l’aventure a pris son élan. A la fois exposition, film, livre ( http://simv.over-blog.com ), ce projet est né à la maison, sur le mode le plus quotidien qui soit, inspiré à Gilles Porte par les dessins de sa fille Syrine dans son cahier d’écolière à la maternelle. Il devait le mener, d’abord de manière volontariste et solitaire, puis en suscitant autour de lui soutiens et adhésions, du 18e arrondissement de Paris en d’Italie puis en Colombie, du Kenya au Japon, du Groenland à Ushuaia…

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Chemin faisant, le travail de photo et d’image s’est redoublé d’un autre de cinéma. C’est cet ensemble complexe et mouvant, sous son apparente simplicité, qui a conquis une reconnaissance aussi vaste méritée. Accrochés aux murs d’espaces publics dans 30 villes de France, les « montages » de dessins d’eux-mêmes au crayon blanc sur papier noir par des enfants du monde entier accompagnés à chaque fois de leur portrait photographié par Gilles Porte, puis à nouveau la réalisation de leur autoportrait par de très jeunes enfants filmés à travers une plaque de verre pendant qu’ils dessinent ont suscité de nombreux commentaires, à ma connaissance tous élogieux (dont une pleine page du Monde du 15 novembre). Tout comme les petits films montrés dans les lieux d’exposition, diffusés par Arte et maintenant par  TV5MONDE, ARTV (Canada), Canal Educarse (Argentine), Cuba Vision (Cuba), Halogen TV (USA), NHK (Japon), Odissea (Espagne), Planete Polska (Pologne), RAI (Italie), SBS (Australie), STV (Slovaquie), TSR (Suisse), YLE (Finlande).

Succès et reconnaissance, donc, au risque, peut-être, de perdre de vue la singularité et l’exigence de l’entreprise menée à bien par ce cinéaste, également photographe et chef opérateur : si le caractère « efficace » (au service des droits de l’enfant) est incontestable, et si ce qui est présenté séduit par le côté souvent mignon, rigolo ou touchant des gamins photographiés et filmés, l’observation attentive de ce qu’a réalisé G. Porte mérite d’aller au-delà de ces aspects utiles ou attrayants, sans les renier d’ailleurs.

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Connu surtout jusqu’à présent comme co-réalisateur avec Yolande Moreau de Quand la mer monte, qui après son succès inespéré en salle avait obtenu une belle récolte de Césars en 2005, Porte est un artiste aux multiples activités et engagements (http://www.gillesporte.fr/Textes/Accueil.htm ), qui réfléchit avec acuité les enjeux et ressources politiques des arts de l’image qu’il pratique. C’est bien ce qui est à l’œuvre dans « l’opération SIMV ». Et c’est ce qu’avait très tôt remarquablement mis en évidence un texte d’une autre réalisatrice, Licia Eminenti, texte paru dans les Cahiers du cinéma n° 641 de janvier 2009. Comme il n’y a pas de raison de paraphraser ce qui a été si bien dit, j’en reproduis ici de larges extraits, en remerciant Licia de m’y avoir autorisé :

« Le geste de Gilles Porte, qui est celui de mettre ses outils d’opérateur et sa sensibilité de cinéaste à disposition de l’expression créative des enfants, relève de la justesse de l’intuition et c’est cela qui fait le bien fondé de la démarche : « Donner à chaque enfant des outils pour exprimer sa  place dans le cadre. » Vers l’âge de trois ans, l’enfant commence à se dessiner. Ce regard qu’il pose sur lui-même naît et se développe à travers le regard qui est posé sur lui, et c’est de ce croisement de regards que se fonde l’image de soi. C’est à partir du ressenti de sa place la plus intime « dans le cadre » et de l’expression de celle-ci, que l’enfant qui est en nous se construit.

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Ainsi, « Crayon blanc sur papier noir », l’enfant se dessine. Ces autoportraits en guise de bonhommes nous interpellent et c’est à tout un chacun de se les approprier à l’aide des outils qu’il possède. Ces portraits ne peuvent nous parler que dans la langue que l’on connaît, mais ils peuvent aussi l’enrichir, pousser un peu plus loin ses frontières. Les dessins sont doublés de la photo de l’enfant. « Double langage », qui invite à saisir ce qui colle et ce qui ne colle pas dans ce jumelage, il ouvre une interrogation entre ce que l’enfant paraît dans le cadre social et ce que l’enfant fait apparaître de soi dans le cadre de son dessin. Sommes-nous prêts à écouter le « m’as-tu vu ? ».

Depuis la nuit des temps, l’enfant toujours nous questionne. La meilleure manière de ne pas entendre l’écho de sa voix en nous, c’est de répondre : « Ce n’est qu’une histoire d’enfants. » La meilleure manière de donner du corps à sa voix, c’est de lui faire une place dans le cadre, celui de notre journée, de notre expérience, de notre histoire, de notre chemin. (…)

Qu’est-ce que cela rapporte le projet de Gilles en termes d’euros investis et d’euros rentables ? Calculettes à la main on ne va pas aller très loin, le dessin d’enfant n’est pas coté en bourse et ne connaît pas de marché sur la place publique. Notre ministre pourra en plus nous rétorquer que c’est à l’Education nationale de faire le travail de formation de l’enfant. D’ailleurs l’idée de Gilles Porte est bien née du cahier de bonshommes de sa fille, scolarisée en maternelle.

Pourtant son geste, l’efficacité de sa démarche c’est justement de ne pas se situer dans un programme scolaire, dans une rentabilité scolaire. Sans rien enlever au travail que maints éducateurs et enseignants font, avec professionnalisme et dévotion à l’intérieur des établissements scolaires, la formation d’un enfant dépasse l’enceinte des murs scolaires, ainsi que les périmètres de l’environnement familial. Un enfant a besoin de rencontres, d’échanges, de cadres les plus diversifiés qui soient, pour s’exprimer, travailler ses peurs, dire ses angoisses, partager ses joies. Tout est lieu pour former un enfant.

La force culturelle de l’action de Gilles Portes, c’est justement de marcher dans un chemin parallèle, d’aller chercher l’enfant là où il est, pour ce qu’il est et de le faire parler librement. « Librement » veut dire sans souci d’être bon, sans souci de faire bien, de plaire aux parents, de satisfaire la maîtresse, d’avoir une bonne note, c’est lui, l’enfant, qui se la donne. Et cette place, la seule qui peut ouvrir un vrai dialogue avec l’enfant, nous parle de ce qui est et non pas de ce qui devrait être selon des paramètres de rentabilité.

C’est justement là l’intérêt de l’action culturelle : ses démarches transversales, ses propositions d’accompagnement et de soutien éducatif, son investissement dans de lieux parfois « difficiles », sa possibilité d’élargir l’institutionnel, de le questionner, de proposer des alternatives, d’essayer des chemins de traverse . Elle demande un investissement humain, professionnel et budgétaire à la hauteur de l’enjeu démocratique et il n’y a aucune raison pour que chaque euro investi dans ce domaine ne soit pas considéré comme un euro « utile ».

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