« Mon nom est Khan et je ne suis pas un terroriste ». Celui qui prononce cette phrase s’appelle, donc, Khan. Rizvan Khan, personnage principal du film indien qui sort cette semaine sur nos écrans. Mais celui qui prononce cette phrase s’appelle aussi Khan, Shah Rukh Khan, interprète du rôle principal, et acteur le plus célèbre de Bollywood – c’est-à-dire en quelque sorte l’acteur le plus célèbre du monde. Même si ce monde n’est pas centré autour de l’Occident : Shah Rukh Khan est la figure la plus aimée d’un cinéma qui fait courir les foules de toute l’Asie, d’une bonne partie de l’Afrique et du Moyen-Orient, même s’il reste un cinéma de niche en Europe et en Amérique du Nord. « Mon nom est Khan et je ne suis pas un terroriste » c’est aussi en substance ce qu’a dit et répété Shah Rukh Khan aux policiers de l’aéroport de Newark où son nom, un nom musulman, lui a valu d’être longuement interrogé l’été dernier, manquant de déclencher une crise diplomatique entre l’Inde et les Etats-Unis.
My Name Is Khan est un film étonnant, où se lisent de manière ouverte nombre d’enjeux contemporains, symptomatiques d’une mondialisation dont nous n’avons encore vu que les prémisses. Certains de ces enjeux sont liés à la région d’origine du film, il serait très pusillanime de croire qu’ils ne sont pas aussi globaux. La revendication d’une appartenance musulmane en Inde même est en effet loin d’aller de soi, alors même que le nom de Khan est porté, outre par la superstar Shah Rukh, par un grand nombre de vedettes de première magnitude (Salman Khan, Aamir Khan, Saif Ali Khan… pour en rester à la période récente).
Dans un monde où le conflit plus que cinquantenaire entre l’Inde et le Pakistan reste une source de risque majeure (hors lequel on ne comprend rien ni à ce qui se passe en Afghanistan ni à une bonne partie de la nébuleuse radicale islamique), et dans un pays où le nationalisme hindou extrémiste est très puissant, notamment dans la zone de ce que ces mêmes nationalistes interdisent désormais d’appeler Bombay, la patrie de Bollywood, imposant l’usage de « Mumbai », dans ce contexte régional la revendication haut et fort d’une appartenance à la communauté musulmane est un geste qui n’a rien d’anodin.
Nul en Inde n’ignore que Shah Rukh Khan est musulman, même si son extrême popularité lui a permis de ne pas être pénalisé pour avoir épousé une hindoue. C’est autre chose de faire de cette appartenance communautaire le sujet d’un film (même si Shah Rukh Khan n’en est pas à son coup d’essai pour ce qui est des films concernant des sujets controversés en Inde, comme le rappelle un portrait éclairant de la star récemment posté, y compris la partition entre Inde et Pakistan et le conflit entre Hindous et Musulmans, au centre de Hey Ram de Kamal Hassan en 2000). Et interroger ainsi la manière dont sont traités les musulmans est susceptible de résonner de manière particulièrement sensible aussi dans les territoires immenses, de l’Indonésie au Nigeria, du Kazakhstan à l’Egypte, où Shah Rukh Khan est une mégastar.
Mais l’enjeu principal est bien sûr à destination des Etats-Unis, où se déroule l’action du film. Le sympathique Rivzan, immigrant indien atteint d’un léger retard mental, y trouve d’abord bon accueil, accueil consacré par la rencontre de la belle Kajol, qu’il épousera. Mais les attentats du 11 septembre déclenchent une vague anti-arabe, anti-musulmane, anti-basanés, bref une violente remontée du racisme qui fait partie du patrimoine génétique états-uniens (avez-vous lu Undergound USA de James Ellroy ?). Le fils de la dulcinée de Rivzan, et par ricochet lui-même feront partie des victimes de ces accès de violence. Avec l’obstination que justifie son état psychique, forme pseudo-scientifique du candide qu’affectionnent les contes politico-philosophiques, Rivzan Khan se met en chemin pour aller dire au président américain que son nom est à consonance musulmane et que cela ne fait pas de lui un terroriste.
En notre époque où le Brésil et la Turquie réécrivent les règles du jeu diplomatiques des grandes puissances occidentales vis-à-vis de l’Iran, en cette époque où c’est tout l’équilibre international qui se déplace, voilà un film qui renverse le sens du courant, artistique et narratif, entre les plus puissantes machines à imaginaire du monde, entre Hollywood et Bollywood. Voilà 20 ans que Hollywood assiège en vain le marché du cinéma indien, à la fois par des stratégies de production, de construction de salles et des tentatives d’investissement. Jusqu’à aujourd’hui, le cinéma indien (qui ne se résume pas à la production de Bombay, loin s’en faut) détient toujours plus de 90% de ses parts de marché. Sans doute à partir des années 90 Bollywood a commencé d’emprunter des codes au cinéma de genre américain, il infusé des rythmes nouveaux, des postures d’acteurs, des effets spéciaux venus de Californie. Mais si les puristes ont froncé sourcils, il est clair que le système de représentation élaboré à Bombay a digéré ces apports, et que le public indien a rejeté les greffes excessives. Et entre temps, c’est une société indienne, Reliance, qui ouvre une chaine de multiplexes aux Etats-Unis et est devenue le bailleur de fond d’un jeune réalisateur prometteur nommé Steven Spielberg.
My Nam sis Khan a été tourné pour partie en décors réels aux Etats-Unis (utilisés avec un regard folklorique qui rappelle comment Hollywood a filmé le reste du monde) et en partie en studio à Mumbai reconstituant une Amérique bollywoodisée. Les intermèdes musicaux et le recours aux gestuelles et aux codes couleurs de grand cinéma commercial indien y occupent une place importante : c’est Bombay qui cette fois s’approprie les States. Mais surtout, le film est très clairement une leçon de démocratie adressée par le plus célèbre ressortissant de la plus grande démocratie du monde à la nation qui se revendique volontiers comme ayant inventé la démocratie moderne. Ce sont les valeurs démocratiques de Jefferson et de Lincoln que Shah Rukh Khan vient rappeler aux Américains, cherchant en vain à le dire en face au premier d’entre eux, à l’époque George W. Bush, pour finalement trouver l’oreille du candidat Obama au poste de 44e président des USA. Et il le fait en imposant les codes de Bollywood à un scénario type de Hollywood – du Hollywood classique.
En effet ce Rizvan Khan, nous le connaissons depuis longtemps. C’est John Doe, « l’homme de la rue » de Franck Capra, c’est l’Américain moyen de John Ford et de Franck Borzage, de Leo McCarey et de King Vidor, c’est cet inconnu de base, porteur des valeurs simples et essentielles. Shah Rukh Khan s’empare aujourd’hui du personnage qui fut exemplairement celui de Gary Cooper. My Name is Khan s’offre ainsi le luxe de refaire, à l’usage des Américains, une des choses qu’ils ont le mieux fait : donner – à eux mêmes et aux autres, des leçons de démocratie par les moyens du spectacle cinématographique. Un nouveau monde vous dis-je.
lire le billetDu 12 au 22 mai, j’ai eu le bonheur de suivre le Festival de Cannes pour slate. Voici ce qu’il en reste.
Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul
12/05: Il faut voir les films (A propos de quelques polémiques)
13/05: Mouillé et affamé, bien fait pour moi (La soirée d’ouverture, hélas)
L’Etrange Affaire Angelica de Manoel de Oliveira
14/05: Que du bonheur! (L’Etrange Affaire Angelica de Manoel de Oliveira et Tournée de Mathieu Amalric)
15/05: L’autre sélection cannoise (Le beau travail de l’ACID)
Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun
16/05: Splendeur du plan (Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun)
17/05: Maîtres asiatiques (I Wish I Knew de Jia Zhang-ke et Outrage de Takeshi Kitano)
Film socialisme de Jean-Luc Godard
18/05: Lama Godard vient nous servir à voir (Film socialisme de Jean-Luc Godard)
Copie conforme d’Abbas Kiarostami
19/05: Le jour le plus beau (Copie conforme d’Abbas Kiarostami, Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois)
Carlos d’Olivier Assayas
20/05: Le débat stupide (Carlos d’Olivier Assayas)
Irish Route de Ken Loach
21/05: Bad Guys (Fair Game de Doug Liman et Irish Route de Ken Loach)
22/05: Les films qu’il faut avoir faits (Hors la loi de Rachid Bouchareb)
Apichatpong Weerasethakul
23/05: Le Palmarès du bonheur (La Palme pour Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul)
lire le billetParmi les pléthoriques et disparates sorties de la semaine, deux joyaux discrets à découvrir : La Chine est encore loin de Malek Bensmaïl et Lenny and the Kids de Josh et Benny Safdie.
Sur le site de Red Buckett Films, la maison de production des frères Safdie
Encore une fois, la rengaine triste de l’embouteillage de films qui arrivent sur nos écrans, mercredi après mercredi. La période est particulièrement propice a cette accumulation : avant le Festival de Cannes se produit traditionnellement un creux dans l’arrivée des titres supposés les plus attractifs ou les plus prestigieux (dont beaucoup, en principe, seront sur la Croisette). Ce « creux » étant comblé, et au-delà, par l’arrivée sur les écrans de titres qui n’y ont pas trouvé place durant les mois précédents – ce qui ne signifie nullement qu’ils sont moins bons, mais que pour telle ou telle raison ils ne sont pas parvenus à jouer des coudes assez efficacement dans la foire d’empoigne qu’est devenue la distribution. Ce sont ainsi pas moins de 30 nouveautés qui débarquent sur les écrans les 28 avril et 5 mai.
Parmi ceux du 28, cachés derrière Iron Man 2 et autres Greenberg – et des téléfilms français abusivement déguisés en films, comme Les Cinq Digts de la main ou J’ai oublié de te dire), parmi d’autres réalisations dignes d’intérêt, comme Teza de Haïle Gerima ou Life During Wartime de Todd Solondz(et je n’ai pas tout vu, notamment les films de Dieutre et de Kané…), parmi les sorties du 28 avril, donc, deux œuvres étonnantes, que rien ne rapproche sinon la singularité de leur regard et cette concomitance des dates. L’un est un documentaire et l’autre une fiction. L’un vient d’une zone déshéritée d’Algérie et l’autre de New York. L’un invente une manière terriblement précise d’interroger l’histoire longue de son pays et le quotidien de quelques uns de ses habitants, l’autre joue avec un héros de comédie, c’est à dire d’un héros de la vie de chaque jour observé avec un humour éperdu pour répondre du drame de son, de notre passage en ce bas monde.
L’une et l’autre de ces œuvres modestes et vertigineusement ambitieuses accomplissent ce qu’on pourrait appeler la promesse du cinéma. Il est bien des façons de tenir cette promesse : Avatar aussi tient magnifiquement la promesse du cinéma, et également White material de Claire Denis, ou Carlos, le prochain film d’Olivier Assayas, même si chaque fois c’est d’une manière complètement différente. Mais certaines manières attirent moins l’attention que d’autres, et c’est bien regrettable.
Ghassira, “berceau de l’indépendance algérienne”.
Le premier de ces deux films, La Chine est encore loin, a été filmé par Malek Bensmaïl à Ghassira, le village des Aurès où, le 1er novembre 1954, a commencé l’insurrection qui devait mener à l’indépendance algérienne. Un demi-siècle plus tard, le « berceau de l’indépendance » est un trou perdu, sans espoir, entre abandon et utilisation abusive par des autorités qui se servent à l’occasion de la symbolique de la résistance sans se soucier d’en porter le moins du monde les idéaux, ou même la mémoire effective. Ecoutant les témoins, observant la vie quotidienne, suscitant des sortes de figures emblèmes (le voyageur, l’ancien combattant, l’émigré, le patriarche, la femme qui nettoie), Malek Bensmaïl réussit cet étonnant prodige : faire exister simultanément des époques différentes, des rapports différents à la réalité, à l’histoire, à l’imaginaire.
Tout en faisant une grande place aux paysages et aux visages, le film se donne comme principale toile de fond les aventures ô combien politiques de la langue – ou plutôt des langues. D’emblée, le générique s’écrit à la fois en français, en arabe et dans une langue qu’on comprendra ensuite être le tamazight, la langue des Berbères, des Kabyles, des Chaouis, des Mozabites et des Touaregs. Même sans parler ni l’arabe ni le tamazight, il devient vite clair que cette histoire de langues est essentielle dans le processus d’arasement qu’a subi le pays, notamment avec l’imposition d’un « arabe classique » qui n’est la langue de personne en Algérie – et moins encore des Chaouis de la région où se passe le film, et qui se sentaient pourtant assez Algériens pour être les premiers à prendre les armes pour la libérer.
Au centre de ce dispositif complexe, véritable vortex politico-historique où se répondent les violences de naguère et l’ensevelissement d’aujourd’hui, où se concentrent les rêves, les espoirs, les réalités, les trahisons, les compromissions et les atrocités qui font l’histoire de tout un peuple, La Chine est encore loin installe l’école communale. Là, avec les figures en mosaïque des deux instituteurs, le principal en arabe et le secondaire en français, et des élèves confrontés à l’infini et si peu convaincant miroitement des savoirs enseignés, des idéologies affirmées, des décalages entre modes d’expression, références religieuses et politiques, miroirs médiatiques aux alouettes…, ce sont toutes les forces actives d’une histoire et d’une société qui entrent en résonnance. A la fois poétique et savante, attentive et scandalisée, la manière dont la construction de Bensmaïl réussit à faire vibrer tant d’éléments de compréhension, riches de tant d’interrogations critiques, est proprement admirable.
D’autant plus admirable que le cinéma est, lui aussi, sinistré en Algérie. C’est pourtant de ce pays que nous sont venus quelques uns des plus beaux films de ces dernières années, dont Aliénations, le précédent film de Malek Bensmaïl, Rome plutôt que vous et Inland de Tariq Teguia, ou Bled Number One de Rabah Ameur Zaïmèche, dans lequel figurait déjà le grand navire échoué près duquel se termine la Chine est encore loin.
Heureux et inattendu, le voyage au bord de la mer à la fin de La Chine est encore loin, même sur fond d’épaves
Rien à voir, on l’a dit avec cette petite comédie newyorkaise cosignée par les frères Josh et Benny Safdie, Lenny and the Kids. Rien à voir en effet, sinon une confiance égale dans les ressources du cinéma, qui finalement là aussi finit par en dire énormément avec peu. Lenny and the Kids (qui s’est aussi intitulé Go get Some Rosemary et Daddy Longlegs) est le récit burlesque et attendrissant de quelques jours durant lesquels un père adolescent prolongé doit s’occuper de ses deux jeunes fils. Grâce à un sens très sûr des ressources comiques ou fantastiques du réalisme cinématographique, c’est une joyeuse aventure qui se met en place, pour les spectateurs comme pur les personnages. La liberté de narration (sur une trame plutôt conventionnelle) et surtout un bonheur de filmer qui se transforme en pur bonheur de regarder font de Lenny and the Kids une sorte de fête, qui est aussi le meilleur portrait récent qu’on ait vu de Manhattan. Et encore pas mal d’autres choses plus sérieuses, et même graves, qu’on se gardera de développer ici. Voici ce qu’eux-mêmes m’en disaient, il y a un an, lors de la présentation de leur film à Cannes: “Nous parlons du personnage depuis des années, nous l’adorons mais nous avons aussi de nombreux reproches à lui faire. Nous avons des reproches parce que nous l’adorons. On avait besoin d’être à deux pour faire exister ce double aspect, qui est à la fois heureux et triste. Le film est inspiré par un grand nombre d’émotions que nous avons ressenties durant notre enfance. C’est la première fois que nous cosignons un film mais nous avons l’habitude de travailler ensemble, chaque fois que l’un réalise un film l’autre y participe, Josh fait l’opérateur pour Benny et Benny travaille au montage des films de Josh.”
C’était alors leur deuxième voyage sur la Croisette. En Europe, les Safdie brothers étaient sortis de l’anonymat grâce à la Quinzaine des réalisateurs 2008, où l’aîné, Josh, présentait le très réjouissant The Pleasure of Being Robbed, escorté de son frère qui présentait, lui, le court métrage The Acquaintances of a Lonely John, tout aussi réussi. Les frères font partie d’une nébuleuse de jeunes cinéastes indépendants newyorkais, grandis dans l’ombre de l’Anthology Film Archive de Jonas Mekas et du Maysles Institute (deux des principaux pôles du cinéma alternatif newyorkais). On avait repéré il y a deux ans une autre figure de cette jeune nébuleuse, Ronald Bronstein, avec son premier long métrage, Frownland. Celui-ci est aujourd’hui le (très bon) interprète principal des Lenny and the Kids. Ces trois là et quelques autres ont créé une structure de production à l’enseigne de The Red Bucket qui alimente leur site de petits films, d’informations, de réflexions et d’échanges.