De quoi Wikileaks est-il le nom? (MàJ)

Mise à jour du 7 juin 2010: Le blog Threat Level de Wired vient de révéler qu’un soldat américain de 22 ans, Bradley Manning, aurait fourni à WikiLeaks une quantité considérable d’informations militaires confidentielles et classifiées. Il serait notamment à l’origine de la fuite de la vidéo Collateral Murder. Stationné en Irak, il aurait été arrêté et exfiltré vers le Koweït, où il devrait être interrogé par les services secrets. Ironie du sort, c’est un ancien hacker, Adrian Lamo, qui l’aurait dénoncé aux autorités, après que Manning l’ait contacté par email et sur un chat. D’après l’ex-pirate, les documents en possession du jeune homme «constituaient un véritable danger pour la sécurité des Etats-Unis», d’autant plus que le soldat ne prenait pas les dispositions suffisantes pour les protéger. Sur son compte Twitter, WikiLeaks affirme «ne pas être en mesure de confirmer ou d’infirmer le cas Manning», pour la simple et bonne raison que le site «ne collecte aucune information personnelle sur ses sources».

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Il y a quelques mois, en sortant la vidéo d’une bavure américaine en Irak, WikiLeaks était devenu le site qui allait sauver le journalisme, peut-être même l’humanité, grâce à un idéal, celui de la transparence absolue. La presse louait le courage des «chuchoteurs», tous ces anonymes qui approvisionnent la plateforme en documents confidentiels. Comme tout le monde, je me demandais s’ils n’étaient pas en train de faire de la fuite un produit manufacturé. Problème, les choses commencent à aller un peu trop vite.

Avec le coup d’éclat de Collateral Murder, WikiLeaks a attiré l’attention des médias et fait son chemin jusque dans l’opinion publique. Ne soyons pas dupes, l’opération a été un formidable coup de pub, alors même que le site était en train de récolter des fonds nécessaires à son fonctionnement. Le revers de la médaille, c’est qu’il est devenu mainstream, et qu’il a offert le flanc aux critiques. Dans une mise en abyme vertigineuse, certains journalistes ont commencé à s’intéresser de très près à WikiLeaks, à son fonctionnement, à la façon dont le noyau dur veille à la confidentialité de ses sources.

Au fil des semaines, l’attention s’est concentrée sur Julian Assange, le créateur de WikiLeaks. Les portraits se sont multipliés, dans le Times d’abord, qui le qualifie dès le mois d’avril de «Mouron rouge moderne», en référence à une série de romans populaires anglais du début du siècle dernier (mettant en scène un proto super-héros pendant la Révolution française). Mais l’enquête la plus complète est venue du New Yorker, il y a quelques jours, sous ce postulat: «La mission de Julian Assange pour la transparence absolue». On y découvre les habitudes réglées au millimètre du maître d’œuvres, qui a érigé le principe de précaution en dogme.  On y apprend par exemple que l’ancien hacker utilise toujours deux ordinateurs, en connectant un seul à Internet, pour se prémunir contre toute intrusion dans des fichiers sensibles. Le 2 juin, même Le Monde, dans sa version papier, a fait de la place dans ses colonnes pour ce pur produit du web, baptisé «contrebandier de l’info» pour l’occasion.

Accusé de paranoïa

D’après ses dires, Assange est surveillé de près par les autorités de son pays d’origine, l’Australie, pas réputé pour être particulièrement permissif vis-à-vis des publications numériques. De retour d’Islande, il a vu son passeport provisoirement confisqué par les douaniers, qui ont fouillé ses bagages et l’ont prié d’évoquer sa condamnation de 2001 pour piratage informatique. Mais aux yeux de certains, son extrême prudence confinerait à la paranoïa. Gawker s’est ainsi fendu d’un article assassin pour tenter de démonter les allégations de l’activiste, «qui a un lourd passif dès lors qu’il s’agit de monter en épingle des soupçons de conspiration qui ne tiennent pas debout». Dans les commentaires, la pondération n’est pas de mise. Certains donnent des noms d’oiseaux à Assange, tandis que d’autres défendent sa vision d’un «journalisme de combat». Une chose est sûre, sa personnalité ne laisse pas indifférent, et les rumeurs les plus folles continuent de courir à son sujet.

Dernier rebondissement dans ce qui ressemble de plus en plus à un roman d’espionnage, Wired croit savoir d’où provenaient les documents classifiés qui ont servi de corpus de base au lancement de WikiLeaks. D’après le blog Threat Level, le site aurait intercepté des paquets entiers d’informations envoyées par des espions chinois en surveillant les serveurs de Tor, un réseau de routeurs qui permet d’acheminer anonymement des données. L’accusation a résonné partout sur le web, puisque elle signifierait qu’Assange et ses équipes utilisent des procédés à la frontière de la légalité. Dans un post de blog, les initiateurs du projet rappellent que s’il garantit la sécurité des personnes, les informations qui transitent doivent être cryptées en amont. J’ai pu discuter avec Jacob Appelbaum, un des petits génies  qui administre Tor. A ses yeux, Wired s’est compromis en jouant avec le sensationnalisme, «sans prendre la peine de contacter qui que ce soit». D’emblée, il ne nie pas les liens qui unissent le réseau à WikiLeaks (le site utilise Tor pour échanger des fichiers), et m’explique s’être entretenu avec Assange, en lui demandant de réagir à l’article de Wired. Du côté d’Andrew Lewman, le directeur exécutif du réseau, même son de cloche teinté de prudence: «Nous sommes très clairs sur nos limites, sur ce que nous garantissons ou non. Je ne pense pas que la menace vienne de WikiLeaks. La vraie question, c’est l’éducation des internautes.»

«Plus occupés à produire de l’information qu’à faire l’actualité»

Et ce n’est pas tout. Le 16 mai, un mystérieux individu qui se présente comme un «informateur» a envoyé un mail à Cryptome, l’ancêtre de WikiLeaks, puisque le site publie des documents sensibles depuis près de 15 ans. Il y affirme que la «crédibilité de Julian Assange pose problème», pas la philosophie de son outil. Selon lui, il n’y aurait aucune transparence sur les sommes levées depuis plusieurs mois, Assange mènerait grand train dans une villa sud-africaine, et envisagerait de monnayer ses informations auprès de médias. Rien que ça. WikiLeaks a immédiatement opposé un démenti formel.

Dans la nuit de mercredi à jeudi, j’ai pu échanger quelques mails avec Julian Assange lui-même. «Si nous ne répondons pas aux accusations proférées à notre encontre, c’est que nous sommes occupés à produire de l’information plus qu’à faire l’actualité, m’a-t-il écrit, visiblement échaudé par l’agitation autour de sa personne. Devons-nous utiliser nos ressources limitées pour répondre au journalisme de mauvaise qualité ou devons-nous utiliser nos ressources limitées pour exposer au monde des massacres et des cas de corruption?» Incontestablement, WikiLeaks est devenu un média. Et comme un média, il doit faire face à des cas de conscience et des remous médiatiques. En toute transparence?

Olivier Tesquet

Photo: The subtle roar of online whistle-blowing: Julian Assange / New Media Days via Flickr CC License by

4 commentaires pour “De quoi Wikileaks est-il le nom? (MàJ)”

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par Melissa Bounoua, Olivier Tesquet, Olivier Tesquet, Olivier Tesquet, Slate.fr et des autres. Slate.fr a dit: RT @oliviertesquet La presse est-elle est en train de déclassifier Wikileaks? http://bit.ly/a629JA […]

  2. […] déclassifiés » De quoi Wikileaks est-il le nom? […]

  3. Billet intéressant qui a le mérite de faire un point suffisamment documenté sur ce cas sans s’éterniser sur des considérations stériles. Toutefois la question de la transparence en conclusion me semble tenir de la conformité d’usage. La nature des informations rendues publiques par Wikileaks tient du cauchemard pour ceux qui en font les frais. Décrédibiliser par tous les moyens ce type d’initiative est une stratégie habituelle (bien qu’éculée) de ceux qui pratiquent l’opacité. Personnellement, j’estime que ce type de site, qui permet de porter à la connaissance du public des éléments importants doit se protéger pour éviter d’être réduit au silence. Et les fonds qu’il lève lui sont nécessaires pour poursuivre son activité. Avant d’exiger une totale transparence quant à leurs sources, il serait logique d’exiger une transparence quant à celles qui permettent aux médias “classiques” et établis de fonctionner. Et d’exiger une réelle information de ces dits médias au lieu d’accepter ( de certains, pas tous heureusement) comme vérités des copier coller des versions des sociétés qui les financent.
    Personnellement, je me fous si Assange vit comme un prince de son activité car il me semble que cela serait mérité au regard de ce qu’il porte à notre connaissance. Qu’il monnaye ses informations aux autres médias ? Si c’était le cas, cela ne me choquerait pas. Pourquoi auraient ils droit , sans bouger leurs fesses, sans effort et sans grands risques, de faire leurs propres chiffres d’affaires en toute gratuité ? Et pourquoi certains qui prétendent être journalistes sont en fait payés pour la fermer et diffuser des informations tronquées ?
    S’arrêter au problème de la transparence de ce site me semble être un vrai faux problème. C’est rester à la surface d’un sujet plus profond que je résumerai schématiquement à : Au nom de quoi partie de mes impôts servent ils à alimenter des médias qui nous gavent le cerveau de foot et de crises sans poser les bonnes questions et sans apporter quelconque réponse aux vraies interrogations ?
    Les questions que je me pose sont plutôt: qu’est ce qu’un média honnête ? Où est la transparence dans notre actuelle société de l’information ? Et pour parodier votre titre, je rajouterais : De quoi Wikileaks est il le NON ?

  4. ShadowS, votre point de vue est intéressant. Je n’arrive pas encore à déterminer si WikiLeaks “s’oppose” aux médias classiques, où s’il vient en appui du canal traditionnel. Et il me semble que Julian Assange lui-même est en train de se poser la question. Il me semble que l’événement “Collateral Murder” a fait évoluer sa position sur le rôle de son site.

    Concernant la transparence, le problème est épineux, et se pose davantage en termes d’anonymat des sources. Dans sa charte déontologique, le New York Times estime qu’il ne se justifie que dans les cas de force majeure, quand il est impossible de mettre sous presse autrement. Dans le cas de WikiLeaks, le fait qu’ils ne réclament aucune information personnelle à leurs informateurs laisse planer le doute quant à leur fiabilité. Leur survie dépend probablement de cet équilibre entre protection et légitimité.

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