La France déconnectée

Et si Nicolas Sarkozy pouvait plonger le web français dans le noir? Non pas parce qu’il aurait l’envie soudaine de couper le courant, mais parce que la loi l’y autoriserait? Voilà une drôle de prérogative. Et pourtant. Il y a trois semaines environ, le Congrès américain a commencé à étudier un texte qui permettrait au président d’éteindre momentanément le réseau en cas de force majeure, si l’intégrité territoriale des Etats-Unis (mais l’exemple pourrait s’appliquer à la France) était mise en péril. Le Daily Beast résume parfaitement cette initiative, qui n’est pas sans rappeler la saillie du député UMP des Yvelines, Jacques Myard, qui voulait «nationaliser Internet»:

«Confrontée à de nouvelles menaces qui s’étendent des superharckers chinois jusqu’aux documents secrets de WikiLeaks, l’administration Obama est sur le point de s’arroger de nouveaux pouvoir pour réguler Internet sur le terrain de la sécurité nationale […] Ce projet de loi offrirait au président Obama le pouvoir de décréter un “état d’urgence numérique” à sa discrétion, et forcerait les entreprises privées liées au web, notamment les fournisseurs d’accès et les moteurs de recherche, à prendre des mesures imposées. Celles-ci pourraient impliquer de limiter, voire de couper les connexions pendant 30 jours.»

Le prochain Watergate aura lieu en ligne

La vitesse à laquelle la proposition est en train de remonter les tuyaux du Congrès est inversement proportionnelle à la précision de son contenu. A ce stade, on ne sait pas encore quelles entreprises de services pourraient être intégrées dans le texte, ni le rôle exact qui leur sera dévolu. Pour les deux sénateurs à l’origine du «Protecting Cyberspace Act», un indépendant et une républicaine, le but est d’empêcher un «11-Septembre numérique», en créant une véritable agence fédérale charger d’assurer une mission de veille. Dans nos contrées, à force de vouloir légiférer sur une «police internationale de l’Internet», nul doute qu’une telle idée ne va pas tarder à se frayer un chemin dans la navette parlementaire.

Comme l’écrit le blogueur Bluetouff sur Owni, «On sait qu’Internet est au cœur de tous les systèmes d’information des entreprises, des administrations, des forces armées… cet état de fait rend vulnérable une nation à des attaques encore rares mais bien réelles.» Dans la novlangue des générations connectées, ça débouche bien souvent sur ce concept étrange qu’on nomme cloud computing, l’informatique dans les nuages. A force de préférer les échanges de mails – certes sécurisés – aux bons vieux mémos écrits, à force de mettre en ligne toutes sortes d’informations plus ou moins confidentielles, les Etats s’exposent à des hackers qui ne sont pas toujours des transfuges du piratage. Dans ces conditions, les nouveaux Deep Throat sont à l’image de Bradley Manning, ce soldat américain soupçonné d’avoir fourni à WikiLeaks la vidéo d’une bavure de l’armée en Irak: digital natives, jeunes, plutôt insouciants. Et c’est presque acquis, le prochain Watergate aura lieu en ligne.

Conséquence logique des efforts de transparence

En France, si on a pas encore de grands sites d’activistes capables d’agréger les sources et les informateurs, on a déjà des documents confidentiels. Et si jamais ceux-ci se retrouvaient propulsés en ligne, tout porte à croire que le gouvernement réagirait de la même façon que son alter ego américain. Souvenez-vous de l’épisode Guillaume Dasquié, fin 2007. Mis en examen parce qu’il possédait des documents classés secret défense sur Al-Qaida (le deuxième niveau de classification, entre confidentiel défense et très secret défense), le journaliste d’investigation avait été cuisiné par la DST. Imaginez maintenant que l’affaire se déroule demain, et qu’un mémo particulièrement sensible soit cette fois-ci disponible au format PDF, sur le web, sur un serveur anonymisé. On imagine sans mal une mesure d’urgence, qui permettrait à Nicolas Sarkozy d’appuyer sur le bouton «stop». Celle-ci pourrait par exemple être mise en oeuvre par le biais d’une division dédiée au sein de l’O.C.L.C.T.I.C, l’Office Central de Lutte contre la Criminalité liée aux Technologies de lInformation et de la Communication.

Outre-Atlantique, les détracteurs de la proposition américaine, et ils sont nombreux, invoquent la liberté d’expression pour jeter l’idée aux oubliettes. Pour les internautes du Daily Beast, elle ne serait qu’une hérésie. A la question, «Obama doit-il avoir le pouvoir d’éteindre Internet», ils ont été 1.400 à voter. Et 93% d’entre eux ont répondu par la négative. Pourtant, et on a le droit de le regretter, il s’agit seulement d’une conséquence logique des efforts de transparence entrepris dans la plupart des démocraties occidentales. En ouvrant progressivement leurs archives, leurs chiffres, leurs documents, les Etats prennent le train numérique en marche. Et maintenant, ils essaient de contrôler la locomotive.

Olivier Tesquet

Photo: Red-y Set / Flattop341 via Flickr CC License by

5 commentaires pour “La France déconnectée”

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par Olivier Tesquet et Christophe Duman. Christophe Duman a dit: RT @Slatefr – @oliviertesquet : Et si Sarkozy pouvait éteindre le Web ? http://is.gd/dhAXs […]

  2. C’est marrant mais moi j’aurais intitulé votre article “Obama voudrait s’arroger le droit de déconnecter Internet”
    Mais non, c’est tellement mieux de prêter à celui que vous détestez (probablement) des idées scandaleuses et un peu limites sur la liberté d’expression, que de dénoncer les agissements de celui que vous devez pourtant aduler : Obama.

    Dans vos prochains articles, suggèrerez vous que Sarko pourrait amener l’age de la retraite à 70 ans, ou supprimer la sécu sociale…. ?

    Franchement, c’est scandaleux d’avoir un titre* et un châpeau comme ça en une de Slate. Le lecteur qui passe dessus mais ne clique pas sur l’article – et donc ne lis pas que c’est Obama…. et pas Sarko – en déduit que Sarko a une nouvelle fois une idée pour museler la liberté, etc…

    Et il y a une différence entre l’administration US qui rédige un projet de loi et un député paumé ne comprenant rien au web qui se lâche dans les médias et devient un bon joke du web et du monde politique

    * : La France déconnectée ; Et si Nicolas Sarkozy pouvait plonger le web français dans le noir?

  3. Cher Ben,

    Ce billet n’est rien d’autre qu’un petit exercice de politique-fiction, pour éviter que ce blog ne devienne américano-centré.
    Relisez bien, à aucun moment vous ne verrez l’ébauche d’une attaque personne contre Nicolas Sarkozy, et ce pour une raison simple: ça ne m’intéresse pas.

    A mes yeux, une telle loi pourrait tout à fait voir le jour en France, mais aussi en Allemagne, en Corée du Sud ou au Japon. Là encore, pas besoin de chercher midi à quatorze heures, il s’agit d’un contrepoint logique à une “libération des données”. On peut s’en offusquer ou non.

    Cordialement,
    OT

  4. Bonjour Olivier
    Mais si ça ne vous intéresse pas, pourquoi mettez vous N. Sarkozy sur le tapis, et ne traitez vous pas l’info telle qu’elle est : une attaque de l’administration Obama sur l’Internet.
    Ou si vous voulez transposer ça en France, pourquoi ne prenez vous pas : Le Législateur
    Aussi, si vous voulez éviter que votre blog soit amériacno-centré, changez de sujet…. 😉 car malheureusement, internet est très teinté “bannière étoilée” tant dans le hard, que dans le soft ou les innovations. L’Icann lui même n’était il pas lié au département du commerce US, VeriGign a la maitrise su premier root-server, l’IETF…..

    Cordialement
    Ben

  5. Pourquoi pas sous l’angle du législateur? Parce que si l’on transpose la proposition américaine (l’angle de départ), in fine le vrai pouvoir coercitif est entre les mains du seul président, pas des élus. Mais vous avez le droit d’appeler ça un effet de manche.

    OT

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