Sur le scénario de JANE EYRE de Moira Buffini : Une leçon d’adaptation

Attention, *SPOILERS* (mais qui donnent quand même envie d’aller voir le film…)

Sorti en Grande Bretagne en septembre 2011, le film nous parvient enfin en France…

«Encore une adaptation de Jane Eyre ?!» Et oui… Mais ne vous méprenez pas, même si la coiffure de Jane demeure inchangée au fil des adaptations, le traitement de celle-ci diffère des précédentes.

 

La scénariste.

Moira Buffini

Dramaturge britannique, Moira Buffini a commencé par le théâtre avec l’écriture de dix pièces. Jane Eyre est son premier scénario, mais pas sa première adaptation. Depuis, elle a écrit Tamara Drewe de Stephen Frears, sorti avant Jane Eyre en France, mais écrit après chronologiquement.

Tous deux salués par la critique, le scénario de Jane Eyre a été complètement ignoré aux Oscars. Le film n’a d’ailleurs été  nominé que dans la catégorie de «Meilleurs costumes», subissant le même sort que Bright Star de Jane Campion l’année précédente. Une  manie qui récidive : le period drama n’est nominé que pour la beauté de ses costumes d’époque…

Malgré des changements effectués par rapport au scénario initial et une réalisation qui ne lui rend pas toujours hommage, la clé de voûte du  film, l’originalité de sa structure, reste la même.

Alors étudions cet objet curieux qu’est une adaptation réussie.

 

 

Restructuration de l’oeuvre d’Emilie Brönte

Le défaut de bien des adapations de Jane Eyre est leur narration linéaire, calquée sur celle du roman de Brontë : l’enfance de Jane Eyre, sa vie au domaine de Rochester, sa fuite et la rencontre avec St John, puis son retour.

Passage obscur de l’oeuvre de Brontë, l’errance de Jane apparaît dans le roman comme une parenthèse dans la narration, le récit semble entrer dans une sorte de non-temps/non-lieu. Une partie à mon sens (et d’après un petit sondage auprès d’autres lecteurs) qui semble tout de même bien longue… Le rythme est soudainement cassé, ce qui au cinéma, devient encore plus flagrant, d’autant plus qu’il a été précédé de rebondissements majeurs dans l’histoire : Miss Ingram n’est plus une entrave au bonheur de Jane, Jane se marie presque, le mariage est annulé et le secret de Rochester exposé. Une accélération dans le rythme des révélations qui se freine brusquement lorsque Jane fuit et entame une nouvelle vie.

Le retour du flashback

L’originalité de cette adaptation réside essentiellement dans la restructuration narrative de l’histoire. Dans cette adaptation, Moira Buffini éclate le schéma classique et linéaire du roman pour lui donner une structure cinématographique et visuellement plus dynamique.

Au lieu d’ouvrir sur l’enfance du personnage principal, Moira Buffini commence par l’errance de Jane et sa rencontre avec St John (la partie finale du roman) en l’utilisant comme réalité temporelle du film. Cette partie devient alors le présent de l’histoire, coupé par des flashbacks.
Les deux premières parties du roman, son enfance puis la rencontre avec Rochester, deviennent le passé de Jane. Le coeur du récit est un flashback entre-coupé de présents. Ces extraits de présent deviennent presque des flashfoward, des projections formant une réalité vague et incertaine. Ce constant va-et vient dans la temporalité traduit le sentiment du personnage principal : où qu’elle aille, le souvenir de Rochester la hante, son passé vit dans le présent. Si bien que les scènes de présent semblent être celles qui sont contre-nature, irréelles presque – Jane poursuit sa vie sans la vivre vraiment, le poid de son passé l’emporte. Plus l’histoire avance, plus le présent de Jane Eyre s’esquisse, entre rêve, réalité, projections et attentes, jusqu’à ce qu’enfin, le présent rejoigne le noyau de son passé : Jane retourne vers Rochester.

Le flashback n’est plus purement informatif, cliché ou facilité scénaristique bien souvent exploitée, il structure ici l’histoire. Cette distanciation du roman se révèle plus fidèle au livre puisqu’elle en garde les enjeux tout en lui donnant une nouvelle forme et accroit également l’émotion vers la fin du film.

Indications de mise en scène dans le scénario

Ce qui semble être une composition travaillée au niveau du cadrage et de la mise en scène, se trouve en réalité déjà indiquée dans le scénario. Jane Eyre est souvent décrite comme étant amorcée, avec beaucoup de plan de dos, de profils, de reflets, un grand nombre d’encadrements sont déjà notés, renforçant l’idée de Jane prisonnière de la demeure et de son lien avec Rochester.

Influences littéraires

Tout comme l’oeuvre de Brontë est inspirée de références littéraires entre Romantisme et Gothique, Moira Buffini emprunte à ce passé littéraire pour affirmer l’atmosphère du film. Le décor, la partie d’errance sur la lande n’est pas sans rappeler Les Hauts de Hurlevent. Le travail sur le son, les voix fantomatiques, le souffle du vent, évoque un univers commun aux soeurs Brönte. Jane Eyre gouvernante, l’importance de la maison, les plans sur les fenêtres font penser au Tour d’Ecrou, de Henry James, ou à son excellente adaptation de Jack Clayton, Les Innocents.

L’influence du gothique est fondamentale dans le roman de Brontë, or elle est souvent minimisée ou omise par la plupart des adaptations qui font passer le romantisme de l’histoire avant tout. Cette adaptation est sans doute la plus sombre de toutes, et le scénario l’était encore plus. Un grand nombre d’éléments ont malheureusement été supprimés.

Ce qui est passé à la trappe : du scénario au film

Leitmotive : marque gothique par excellence, l’apparition récurrente d’insectes dans l’histoire (pensons par exemple aux mouches que gobe ce fou de Renfield dans Dracula chez Bram Stoker) est également présente dans le scénario. Jane aperçoit un lézard lorsqu’elle erre sur la lande, puis le motif de la mouche comme signe de mauvais présage ou de noirceur de la scène revient également tout au long du scénario. Eléments dérangeants totalement absents du roman de Brontë, ce sont des inventions scénaristiques qui rappellent l’univers duquel le film est issu. Ces éléments n’ont cependant pas survécu au montage final (ou n’ont pas été tournés?). Seule la mouche apparaît lors de la scène de révélation du secret – tel un signe de putréfaction du mariage impossible entre Jane et Rochester. L’inquiétante étrangeté de la demeure jusqu’à lors familière pour Jane et qui devient monstrueuse, survient lorsqu’elle découvre la vérité sur certains de ses habitants.

Pourquoi ne pas avoir gardé ces ajouts ? Ont-ils eu peur que le public ne comprenne pas ce que font des insectes chez Brontë ?

Passons. Dans le scénario, la présence de la seule amie d’enfance de Jane est beaucoup plus importante. Jane rêve d’Helen lorsqu’elle est perdue, son apparition fantomatique intervient au début. Tel un ange gardien, le souvenir d’Helen accompagne Jane. Jane prie également dans le scénario mais jamais dans le film. La dimension religieuse en est extraite, tout comme le thème de vie et de mort si fort dans la littérature romantique et qui se trouve ici amoindri.

Nos regrets

– L’absence de Grace Poole : mais où est donc passé ce personnage mysérieux qui semble pousser des cris d’outre-tombe dans la nuit, que l’on soupçonne d’être folle dans le roman et capable de meurtre ? Elle qui sème le doute chez le lecteur, n’apparaît ici qu’une fois vers la fin, comme si l’histoire de Jane Eyre était tellement connue de tous que plus personne ne pouvait être induit en erreur par ce personnage inquiétant. Et ceux qui n’ont jamais lu ou vu Jane Eyre ? Ne méritent-ils pas eux aussi d’être angoissés par Grace Poole ?

– Les cheveux d’Helen. Cette pieuse amie de Jane subit la pire des injustices à l’orphelinat dans le roman. Helen a des cheveux magnifiques : ce que la nature lui a donné, le directeur de Lowell School lui reprend. «Vanité !» s’exclame le cruel homme dans le roman. Les cheveux d’Helen sont coupés. Un souvenir qui reste gravé en Jane et qui hante son personnage décrit comme étant quelconque. Helen représente la beauté simple et naturelle et s’oppose au personnage de Miss Ingram, de sa noblesse toute aprêtée et qui menace d’épouser Rochester… À l’inverse de certaines scènes du film, dans le scénario, les cheveux d’Helen ne sont jamais coupés.

Le dernier scénario de Moira Buffini s’intitule Byzantium, un thriller fantastique adapté d’une de ses pièces et réalisé par Neil Jordan, avec Sam Riley (Sur la Route) et Gemma Arterton (Tamara Drewe).

Viddy Well,

E.D.

Un commentaire pour “Sur le scénario de JANE EYRE de Moira Buffini : Une leçon d’adaptation”

  1. Un point de vue très enrichissant sur le travail du scénariste, essentiel dans une oeuvre d’adaptation comme celle-ci. Effectivement, ce Jane Eyre gagne en force, rythme et émotion de par sa structure originale et innatendue où le flash-back est utilisé à bon escient.
    Merci aussi pour les informations concernant les coulisses du scénario… et dommage pour ces insectes qui n’ont finalement pas été retenus. A charge de revanche, ils feront de la figuration dans Byzantium 😉

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