La trace du Passé

Par E.C


N’en déplaise à certains jaloux qui auraient préféré que Asghar Farhadi ne s’aventure hors des frontières de l’Iran, son pays natal, Le Passé, première incursion du cinéaste dans un pays qui n’est pas le sien, est une réussite. Plus qu’une réussite, d’ailleurs, tant son film laisse, à l’instar de ses films précédents A propos d’Elly et Une séparation, une trace émotionnelle d’une rare intensité. L’écriture est intacte: analytique, fine, sensible. Le regard sur le couple, sur la famille recomposée, sur les personnages, sur la complexité de leur vie où le passé vient peser de plus en plus lourdement échappe aux raccourcis et simplifications trop souvent caractéristiques de notre cinéma hexagonal. Oui, la caméra prend le temps d’installer son histoire et ses protagonistes dans un quotidien qui pourrait être le nôtre tant il s’inscrit dans la banalité. Et cette histoire devient vite un passionnant thriller des sentiments où ce qui est tu et enfoui se développe en une dramaturgie passionnante.

L’histoire est celle de Marie (Bérénice Bejo) qui fait revenir d’Iran son mari, dont elle est séparée depuis quatre ans, afin qu’il signe les papiers du divorce. Cet homme Ahmad (Ali Mosaffa) a élevé avec Marie les deux filles qu’elle a eues d’une union précédente. On comprend  que la rupture, douloureuse,  a laissé en suspens une foule de choses non résolues entre les deux époux. Situation rendue encore plus difficile par le nouveau compagnon de Marie, Samir (Tahar Rahim), qui élève son fils avec Marie depuis la tentative de suicide de sa femme.

Tout tourne donc autour de la famille recomposée, de la difficulté de reconstruire une nouvelle vie en faisant table rase du passé. Mais le passé ne cesse de rattraper chacun des membres de cette famille, les isole les uns des autres, les empêche de se comprendre, de communiquer, de s’unir devant les difficultés de la vie. Autour du thème douloureux du suicide, Farhadi construit un véritable thriller des sentiments : quel est le lourd secret de Lucie, la fille aînée de Marie, pour se rebeller si rageusement contre sa mère ? Que s’est-il  passé entre Ahmad et Marie pour qu’elle éprouve envers lui autant de ressentiment ? Mais surtout qui est le véritable coupable, celui qui doit porter la faute du suicide de la femme de Samir ?

Avec Le Passé, Farhadi réussit une fresque des relations familiales d’une rare précision qui éblouit par sa virtuosité et par sa profondeur. Aucun des personnages, qu’ils soient principaux ou de second plan, n’est négligé. Au trio Samir-Marie-Ahmad s’ajoutent les relations entre frère et sœurs (dont une scène exceptionnelle de douceur entre Léa et Lucie, les deux filles de Marie), mère et filles, père et fils ainsi que les relations beau-père / belles-filles, belle-mère/beau-fils. S’y ajoute la plus surprenante, celle de Ahmad avec le fils de Samir, exprimée dans les gestes de tous les jours, mais tissée avec une délicatesse hors du commun. Précision virtuose là encore dans la direction des acteurs : chaque intonation, geste, expression est maîtrisée avec une justesse incroyable. Le cinéaste ne cherche pas le réalisme mais une vérité de ton, émotionnelle. Il permet ainsi à ses interprètes de livrer des performances époustouflantes. Bérénice Bejo, que l’on savait déjà douée, impressionne par sa simplicité de jeu et son intériorité. Ali Mosaffa exprime avec douceur et sensibilité une nature profondément aimante. Tahar Rahim est irréprochable en père dépassé par ses propres sentiments et la souffrance de son fils. Citons également Sabrina Ouazani, qui s’impose en deux scènes comme une actrice majeure.

On pense aux films de Kechiche dans la délicatesse et l’humanisme de la mise en scène, dans la manière dont Farhadi tire des non-professionnels (les enfants) un naturel désarmant. Si l’émotion à la dernière scène, dévastatrice, gagne tant le spectateur, c’est que le propos de Farhadi sur la résonance du passé dans le présent atteint l’universalité.

Viddy Well !

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Marlon Brando et Al Pacino: Acteurs-Créateurs

Par E.C

Les Cahiers du Cinéma sortent ce mois-ci une nouvelle collection de beaux livres intitulée « Anatomie d’un acteur ». Le principe est original : analyser en dix rôles phares le travail de jeu d’un acteur. Un acteur est d’habitude conçu comme un instrument dont se sert le réalisateur, créateur absolu de son œuvre, plutôt donc comme un agent passif dans le processus artistique. Cette nouvelle collection affirme que certains grands acteurs parviennent dans la construction de leur carrière, dans le choix de leurs rôles et dans l’interprétation qu’ils en livrent, au statut de créateur à part entière. Dix rôles de l’acteur choisi sont donc passés à la loupe, agrémentés d’une recherche iconographique impressionnante. Photos rares, captures d’écran viennent soutenir le propos de l’auteur.

Il n’est guère étonnant que les deux premiers acteurs choisis par les directeurs de la collection soient le légendaire Marlon Brando et l’immense Al Pacino. Père et fils à l’écran dans Le Parrain de Coppola, voilà les deux génies père et fils d’une génération d’acteurs-créateurs.

Le livre sur Marlon Brando est une merveille de découvertes. Des rôles connus comme le célèbre Stanley Kowalski d’Un Tramway nommé désir ou l’inoubliable Colonel Kurtz d’Apocalypse Now, en passant par des rôles méconnus, un peu oubliés, comme celui de Napoléon Bonaparte dans Désirée. La journaliste Florence Colombani – auteur de ce premier livre – passe au crible chaque geste, expression, impulsion du visage et de la voix de Brando. Ainsi, la manière précise dont l’acteur saisit le bras de ses partenaires féminines dans le Tramway permet à Brando d’annoncer subtilement la fin tragique de la pièce ; le masochisme dont il fait preuve dans La Vengeance aux deux visages à la fois sur le tournage et dans le film, livre la clé de l’autoportrait de l’acteur dans ce film qu’il a lui-même réalisé. Des photographies en noir et blanc et couleurs (dont l’une de Brando et James Dean, étonnante) viennent accompagner cette analyse fouillée. On apprend avec émotion la relation forte qu’entretenait Brando avec un autre géant du cinéma, Montgomery Clift. C’est par amitié pour Clift que Brando reprend le rôle de l’acteur décédé avant le tournage dans Reflets dans un œil d’or de John Huston : « Quel plus bel hommage pouvait-il rendre à Montgomery Clift qu’en montrant les tourments d’un homosexuel ravagé par la culpabilité, cerné par un monde hostile qui juge ses désirs et les refuse ? », écrit Florence Colombani.

 

Mon Top 5 des rôles de Marlon Brando

  1. Terry Malloy – Sur les quais
  2. Stanley Kowalski – Un Tramway nommé désir
  3. Colonel Walter E. Kurtz – Apocalypse Now
  4. Major Weldon Penderton – Reflets dans un œil d’or
  5. Don Vito Corleone – Le Parrain

 

Autre lecture fort agréable, celle de l’ouvrage sur Al Pacino de la journaliste américaine Karina Longworth. Dix rôles encore forts impressionnants : des trois âges de Michael Corleone dans la trilogie des Parrains, au Tony Montana de Scarface, sans oublier l’incroyable Francis « Lion » Delbuchi de l’Epouvantail. Seul erreur au palmarès, l’oubli de l’interprétation phénoménale de l’acteur dans Looking For Richard, film qu’il a lui-même réalisé. Il aurait été intéressant dans cet esprit de filiation Brando-Pacino, de pousser le parallélisme jusqu’au bout et de souligner le caractère révélateur de cette véritable leçon de théâtre d’Al Pacino. Les photographies sont une fois de plus magnifiques et explorent la multitude de visages livrés par Pacino au cinéma pendant des décennies. « Comme l’homme », écrit Karina Longworth dans son introduction, « le personnage typique de Pacino s’avère complexe, combinant des éléments apparemment contradictoires en une seule âme tourmentée. Si un trait particulier peut résumer le style de jeu de Pacino, un élément caractéristique présent d’une certaine façon dans toutes ses apparitions à l’écran, ce serait le crescendo et le decrescendo – une sorte de flux et reflux affectif perceptible dans le langage corporel et les cadences vocales de l’acteur. »

 

Mon Top 5 des rôles d’Al Pacino

  1. Francis « Lion » Delbuchi – L’Épouvantail
  2. Michael Corleone – Le Parrain I, II et III
  3. Frank Serpico – Serpico
  4. Richard III – Looking for Richard
  5. Sonny Wortzik – Un après-midi de chien

 

Anatomie d’un acteur – l’idée était belle, le résultat l’est plus encore. Ces livres sont des petits bijoux pour tous les cinéphiles. Faites donc de la place dans votre bibliothèque, car suite à ces deux numéros sur Brando et Pacino paraîtront en novembre deux ouvrages sur d’autres légendes, à savoir Jack Nicholson et Meryl Streep !

Viddy Well !

 

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