Une idée reçue, et largement partagée, veut que le cinéma français ait ignoré la guerre d’Algérie. Ce reproche se double généralement d’un parallèle peu flatteur avec le cinéma américain qui lui, aurait pris en charge un grand conflit à peine postérieur, la guerre du Vietnam.
Ce reproche est injuste et ce parallèle ne tient pas. Ce qui ne résout pas pour autant le problème, bien réel, des difficultés du cinéma français face à la question algérienne.
A propos du cinéma américain et du Vietnam, il faut rappeler qu’Hollywood n’a rien fait durant le conflit, à l’exception d’un seul film de propagande en faveur de l’US Army et de l’intervention, Les Bérets verts de John Wayne en 1968. S’y ajoute un documentaire indépendant, Vietnam année du cochon d’Emile de Antonio, également en 1968, à la diffusion confidentielle.
Les grands films américains consacrés à la guerre du Vietnam sont tous postérieurs de plusieurs années à la fin du conflit (1975), à commencer par Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino (1978) et Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979). La réelle prise en charge en images de leur guerre, y compris de manière critique, par les Américains, c’est la télévision qui l’a accomplie dans la temporalité de l’événement, au travers des infos, pas le cinéma.
Bien au contraire, il y a des Français avec des caméras très tôt en Algérie, pour faire du cinéma. Ces films-là ne seront pas vus, la censure bloquant systématiquement toutes ces réalisations, notamment celle du militant anticolonialiste René Vautier dont Une nation, l’Algérie, réalisé juste après le début de l’insurrection, est détruit, et L’Algérie en flammes resté invisible, tout comme sont rigoureusement interdits les documentaires de Yann et Olga Le Masson, de Cécile Decugis, de Guy Chalon, de Philippe Durand, et bien sûr Octobre à Paris de Jacques Panijel sur le massacre du 17 octobre à Paris, qui vient seulement d’être rendu accessible normalement, en salle et en DVD.
Début 1962, le jeune réalisateur américain installé en France James Blue tourne un film tout à fait français, et resté longtemps tout à fait invisible, l’admirable Les Oliviers de la justice, fiction inscrite dans la réalité de la Mitidja et de Bab-El-Oued aux dernières heures de présence coloniale française.
Jean-Luc Godard avait réalisé en 1961 Le Petit Soldat, réflexion complexe et douloureuse sur l’engagement se référant explicitement à la torture, film lui aussi interdit (après une interpellation à la chambre du député Jean-Marie Le Pen). Lui aussi hanté par la torture en Algérie, Muriel ou le temps d’un retour d’Alain Resnais est initié avant les Accords d’Evian, mais sort en 1963.
Lui aussi hanté par la torture en Algérie, Muriel ou le temps d’un retour d’Alain Resnais est initié avant les Accords d’Evian, mais sort en 1963. En 1961, Le Combat dans l’île d’Alain Cavalier se référait clairement à l’OAS et à ses menées terroristes; deux ans plus tard le cinéaste fait du conflit algérien le cadre explicite de L’Insoumis. Dès l’indépendance, Marceline Loridan et Jean-Pierre Sergent tournent Algérie année zéro; la même année 1962, le conflit est très présent, hors champ, dans Le Joli Mai de Chris Marker et Pierre Lhomme comme dans Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda et Adieu Philippine de Jacques Rozier.
Il est mort le jour de ses 91 ans, le 29 juillet. Jusqu’au dernier moment, il aura surveillé le score de son film Chat écoutant la musique sur YouTube. Rien d’anecdotique à cela, mais une curiosité sans fin pour les techniques modernes et un amour des chats, deux des nombreuses facettes de l’homme qui avait choisi de s’appeler, le plus souvent, Chris Marker.
Marker aura été, toute sa vie, un « homme de son temps ». Tellement en phase avec le présent qu’il n’aura cessé d’en explorer toutes les dimensions, dans l’espace, la durée, les idées et les techniques. Avant et mieux que d’autres, il aura compris les périls de la médiatisation, et choisi de ne pas apparaître en public. Après la mort d’un chat particulièrement cher, il prendra l’apparence de celui-ci, nommé Guillaume-en-Egypte, pour émettre commentaires, apologues et facéties. Lors de la mobilisation-réflexe après le 21 avril 2002 qui vit une foule spontanément descendre dans la rue suite à l’arrivée de Le Pen au deuxième tour des présidentielles, il reconnaitra comme un signe fraternel la présence parmi la foule de chats, et de masques de chats – ceux du peintre et street artist Thoma Vuille – faisant écho aux chats ornant les murs de la ville. Ce sera son dernier long métrage, Chats perchés (2004), aux confins du journalisme militant et du cinéma, avec les ressources de la vidéo légère dont il aura toute sa vie accompagné les mutations.
Chris Marker était cinéaste, mais aussi… mais aussi voyageur, bidouilleur de machines, chercheur en poésie, internaute insomniaque, étudiant en sciences politiques, observateur des pratiques des autres artistes, mélomane. Chercheur, anthropologue, savant, pataphysicien. Et, donc, écrivain, éditeur, photographe, vidéaste. Et cinéaste.
On ne sait pas grand chose de l’enfance de Christian-François Bouche-Villeneuve, né à Neuilly le 29 juillet 1921, sinon son amitié adolescente avec Simone Kaminker, qui deviendra Signoret, élève dans un établissement voisin du sien – il le racontera dans Mémoires pour Simone (1986), un des nombreux films qui, d’une manière ou d’une autre, participent de l’immense travail de complicité active, avec des amis – connus personnellement ou pas – qui font aussi partie de son œuvre – Nicole Védrès, Stephan Hermlin, Yves Montand, Akira Kurosawa, Denise, Loleh et Yannick Bellon, Andrei Tarkovski, Costa Gavras, Nagisa Oshima, Agnès Varda… Le plus remarquable exemple de cet activisme à 360° est sans doute cet accomplissement exceptionnel dans l’univers de la télévision, L’Héritage de la chouette (1989), treize fois 26 minutes pour comprendre le monde contemporain à partir de ses sources dans la pensée grecque. Pas une succession : un réseau. Un réseau de pensée, d’amitié, d’agencement de compréhension.
Le réseau, la clandestinité… CF Bouche-Villeneuve est devenu Marker sans doute durant la Résistance, peut-être – il y a tant de légendes, la plupart créées par lui – comme traducteur aux côtés des troupes américaines. L’action, la pensée, les arts aussi et toujours, c’est là, à la Libération, cela s’appelle alors « Peuple et Culture » et « Travail et Culture », associations nées elles aussi de la Résistance, où se croisent communistes et chrétiens de gauche, où il fait la connaissance d’André Bazin et d’Alain Resnais. Il publie un beau roman qu’il n’aimait pas, Le Cœur net (1949), dont Jean Cayrol écrira la préface, il coréalise le magnifique Les statues meurent aussi avec Resnais, où la beauté des images et la finesse du commentaire sont des armes affutées contre le colonialisme français alors encore triomphant : terminé en 1952, le film est immédiatement interdit, et pour longtemps.
Marker écrit (en particulier un admirable Giraudoux par lui-même en 1952), Marker filme, Marker voyage et dirige une collection qui bouleverse l’idée même de guide de voyage, Petite Planète, aux éditions du Seuil. Il photographie aussi, peut-être surtout à ce moment. Cinéaste ? Pas encore vraiment : il est en train d’inventer quelque chose d’autre, qui sera longtemps au cœur de son style. Une manière à lui d’organiser son extraordinaire virtuosité dans le maniement des mots et dans la création d’images. On en vérifiera les puissances dans un des tout premiers films qu’il signe, Lettre de Sibérie, 1958, avec la scène du « Iakoute qui louche », scène montrée sous trois jours différents selon le commentaire, séquence saluée en son temps par Bazin comme l’acte de naissance d’un genre dont Marker restera l’un des maîtres, le « film-essai ».
Cette relation particulière mots/images, appuyée sur le rapport au voyage et sur l’engagement politique, est au principe de l’essentiel de son œuvre « documentaire » du début des années 60, Description d’un combat (1960, en Israël), Cuba si (1961), Le Mystère Koumiko (1965, au Japon qui devient une de ses destinations de prédilection), Si j’avais quatre dromadaires (1966, composé de photos prises partout dans le monde et d’un dialogue à trois). Mais elle caractérise aussi sa réalisation la plus célèbre, La Jetée (1962), sans doute un des films les plus commentés de toute l’histoire du cinéma, agencement d’images fixes et de mots qui construisent une vertigineuse boucle à travers le temps, pour une fraction de seconde mouvement, le regard d’une femme crucifiée par l’amour et la mort.
De cet instant de mouvement du monde et des sentiments au croisement du récit par les mots et de la construction des images, il est permis de voir le point de départ d’une série décisive, en trois temps : 1) avec Pierre Lhomme, grand chef opérateur qui est ici co-auteur à part entière, pour le geste à la fois plus modeste, plus attentif au réel, et à bien des égards plus clairvoyant, et aujourd’hui d’une pertinence intacte, qu’est Le Joli Mai, ce mois de mai 1962 alors que la guerre d’Algérie approche de son terme et que Paris et la France changent d’époque. 2) Loin du Vietnam (1967), projet pensé politiquement comme geste collectif, qu’il met sur pied et coordonne sans rien réaliser lui-même, mais en concevant le montage final qui réunit Alain Resnais, Jean-Luc Godard, William Klein, Claude Lelouch, Joris Ivens et Michèle Ray (le segment tourné par Agnès Varda ne figurant pas dans le montage final, comme d’ailleurs celui du Brésilien Ruy Guerra). Soit une idée de la pratique du cinéma qui dépasse la fabrication de l’objet film, pour devenir l’intelligence d’une pratique. 3) Ce que relance et déploie l’expérience simultanée de la création d’une coopérative, Slon (qui aujourd’hui s’appelle Iskra et travaille toujours) et d’une initiative : accompagner par le cinéma une grande grève ouvrière, celle de la Rhodiacéta à Besançon en mars 1967. Il en nait un film, A bientôt j’espère, un débat, avec les ouvriers filmés et leur famille, qui critiquent le film, et un geste : mettre à leur disposition le matériel de tournage, pour qu’ils tournent selon leur propre approche leur situation. Naîtront des films, et une structure, les Groupes Medvedkine, qui durant six ans feront vivre d’autres hypothèses de cinéma.
Medvedkine, c’est le grand cinéaste révolutionnaire soviétique, l’inventeur du ciné-train qui déjà voulait rendre à ceux qu’on filme le pouvoir sur les images qu’on fait d’eux, l’auteur de l’iconoclaste Le Bonheur (1934) que Slon distribuera en salles, le cinéaste ayant traversé l’espoir et la trahison de l’espoir révolutionnaire à qui Marker consacrera plus tard le lucide et bouleversant Le Tombeau d’Alexandre (1993). Mais déjà, avant la succession des ciné-tracts (1967-68) et des films d’intervention « On vous parle… » (du Brésil, de Paris, de Prague – 1969-1971), c’était en 1967 la mise en place de nouvelles méthodes réinventant l’articulation de l’action collective héritée de Travail et culture et du geste ô combien personnel du virtuose compositeur d’images et de mots.
Première image du premier Ciné-tract
Au cours de la décennie qui commence alors (1967-1977), Chris Marker alimentera la pensée, la vision, la sensibilité par une telle quantité de travaux qu’on ne peut les énumérer, d’autant qu’il ne signe pas la majorité d’entre eux, collaborant, en France et dans le monde – notamment dans les colonies portugaises à l’heure de leur lutte de libération – à d’innombrables projets inséparablement artistiques, politiques et pédagogiques. De cette décennie, et des ses racines historiques et idéologues, c’est aussi et surtout lui qui tirera le bilan terriblement clairvoyant, celui de l’espoir trahi, dans le sang et la torture des dictatures fascisantes, en particulier en Amérique latine, dans les trahisons meurtrières et les ridicules sinistres des régimes « socialistes », dans l’inaboutissement des espoirs d’un autre monde né un peu partout sur la planète durant les années 60 : à l’opposé du cynisme ou de l’abdication des « nouveaux philosophes », Le fond de l’air est rouge (1977) reste la grande œuvre politique de ce changement d’époque.
Publiant le texte du film (Maspero, collection Voix) comme il avait auparavant publié au Seuil, sous l’intitulé Commentaires les textes de ses précédentes réalisation, Marker y écrivait « j’ai essayé pour une fois (ayant en mon temps passablement abusé de l’exercice du pouvoir par le commentaire-dirigeant) de rendre au spectateur, par le montage, « son » commentaire, c’est à dire son pouvoir ». Foudroyante mise en contact de l’enjeu historique (la fin des « grands récits » annonciateurs des lendemains qui chantent) et de la forme cinématographique (le rapport texte-image).
La suite logique, artistiquement et politiquement logique, sera la reconstruction dans et hors le dispositif « film » des modes de représentation et de récit, avec une conscience aigüe des effets humains et poétiques des nouvelles technologies. Ce sera la correspondance imaginaire de Sans soleil qui, en 1982, voit le basculement du monde des images à un moment où on ne parle pas encore de numérique, et le traduit dans ce voyage incantatoire qui fera des listes « des choses qui font battre le cœur » de Dame Sei Shônagon un mot de passe entre des milliers et des milliers de proches, dans le monde entier. Ce seront les premières installations, réunies sous l’appellation « Zapping Zone », qui se multiplieront de 1981 à 1993, prenant des formes multiples et transitoires. Il y aura le film Level 5 (1996), qui continue de défaire l’agencement des formes cinématographiques, tient du jeu vidéo à un niveau que celui-ci ignore alors, et du site Internet qui n’existe même pas. Et puis le CD-Rom Immemory (1998), qui est lui un voyage spirituel anticipant les ressources du virtuel pour circuler dans l’histoire du cinéma, la mémoire personnelle de l’auteur et les grands enjeux politiques de son temps. Génie du montage de cinéma capable d’organiser dans le déroulement linéaire du film des trajectoires multiples (jamais gratuites), selon un mode contrôlé dont La Jetée reste le modèle puis avec l’ouverture des arborescences revendiquées par Le Fond de l’air, Marker entre cette fois de plain-pied dans les puissances du multimédia.
Par des chemins différents, et en particulier des rapports à la technique qui ne se comparent pas, Chris Marker et Jean-Luc Godard auront été de manière synchrone les deux grands ouvriers de la réflexion en acte sur les puissances et faiblesses du cinéma en interaction avec le cours de l’histoire contemporaine. C’est vrai depuis le dialogue à distance entre Le Joli Mai et Masculin-féminin et Deux ou Trois choses que je sais d’elle jusqu’à aujourd’hui, y compris avec les inventions de chacun quand aux potentialités de circulation de déplacement entre des « zones » que l’habitude tient séparées – chez Godard, exemplairement dans Histoire(s) du cinéma.
Depuis toujours passionné de technique et des enjeux politiques et esthétiques des appareils, Chris Marker vit à partir des années 90 non seulement dans l’amoncellement de films et de documents qui étaient son habitat naturel, mais dans une véritable caverne des merveilles et bidules technologiques. Pour lui qui depuis toujours pense en termes de réseau, l’essor d’Internet est l’évidence d’opportunités sans fins, vers d’autres branchements, d’autres associations, ludiques comme la chronique politico-ironique tenue par Guillaume en Egypte sur le site Poptronics des Bazooka, mais aussi ouvertes sur de multiples explorations.
Ce sera notamment la création de L’Ouvroir sur Second Life, un espace d’exposition virtuel où son double félin guide le visiteur d’expositions photos en rencontres et questionnement. On peut encore le visiter sur le site Gorgomancy qui réunit nombre de fabrications markeriennes récentes, et y voir aussi son dernier court métrage, Leila Attacks[1], mais pas y circuler en mode interactif comme dans l’univers virtuel tel qu’il avait été créé avec un musée de Zurich, et où figuraient en particulier l’admirable ensemble de photos réunies sous l’intitulé « Staring Back »[2] .
Le virtuel n’est pas pour lui un ailleurs, encore moins une échappatoire au monde réel, son engagement immédiat et sans réserve contre les agressions serbes en Bosnie, qui se traduisent pas deux films, Le 20 heures dans les camps (1993) et Casque bleu (1995) en sont parmi les témoignages évidents (complété par Un maire au Kosovo, en 2000, avec François Crémieux). Au contraire, il est parmi les premiers à comprendre comment le virtuel fait partie du réel, et combien il importe d’en prendre acte, et d’y agir. Y compris avec l’outil classique du montage, comme lorsqu’il interroge le regard d’Adolf Eichman filmé par Leo Hurwitz regardant Nuit et brouillard (auquel Marker a tant contribué), dans Le Regard du bourreau (2008).
Ce geste contemporain entre en résonnance, en même temps qu’avec l’œuvre au long cours, avec ses artefacts les plus récents, les nouveaux ensembles photographiques (The Passengers, 2011), les dessins et montages envoyés aux amis sur Internet, les petits posts sur Youtube, et surtout la sublime installation vidéo The Hollow Men, qui a été présentée dans nombre des plus grands musées du monde. Mais pas au Centre Pompidou à Paris, qui à la grande tristesse et non moindre fureur de Marker, lui avait fermé ses portes[3]. C’est à Genève, sous l’intitulé Spirales. Fragments d’une mémoire collective. Autour de Chris Marker qu’aura été organisée en 2011, pour ses 90 ans, la plus complète rétrospective d’un des inventeurs qui aura le plus inspiré d’artistes et de penseurs durant le siècle.
La dernière image connue mise en ligne par CM (mais il y en à évidemment beaucoup d’autres à découvrir)
PS: Son amie Agnès Varda a envoyé ce petit message:
Chris MARKER va nous manquer. Il a commencé à exister pour moi en 1954, par sa voix. Il téléphonait à Resnais, qui montait mon premier film. Son intelligence, sa rudesse, sa tendresse, ont été une de mes joies tout au long de notre amitié. Tous ses amis avaient accès à un peu de lui. Il envoyait des dessins, des collages. Lui seul sans doute replaçait les pièces de son auto-puzzle. Il s’en va, sachant qu’il a été admiré et très aimé. Je le rencontrais avec plaisir, mais quand je l’ai filmé dans son atelier, son antre de création, on l’entend, mais on ne le voit pas. Il a choisi depuis longtemps de se faire connaître par son travail et non par son visage ou par sa vie personnelle. Il a choisi le dessin qu’il a fait de son chat Guillaume-en-Egypte pour se représenter. Il a aussi choisi – au moins pour un temps – d’apparaître dans “Second life” sous forme d’un grand type clair, un avatar qui circulait sur une île et discutait avec une chouette.
Le voilà dans sa troisième vie. Longue vie là-bas !
Agnès Varda 30 juillet 2012
Chaque année, Chris Marker envoyait à ses amis une carte de voeux de son cru. Ce sera la dernière reçue de son vivant…
[1] Des puristes considèreront comme le dernier film de Marker l’image qu’il a envoyée en 2011 au groupe Damon and Naomi pour accompagner leur morceau And You Are There. Pourquoi pas ? un film avec une seule image est aussi une option.
[2] Ces photos ont été éditées par les éditions MIT Press.
[3] A Paris, l’installation a été présentée à la Galerie de France, début 2008.
• Vous n’avez encore rien vu d’Alain Resnais avec Mathieu Amalric, Sabine Azéma, Anne Consigny (compétition officielle)
• Amour de Michael Haneke avec Jean-Louis Trintignant, Isabelle Huppert, Emmanuelle Riva (compétition officielle)
Vous n’avez encore rien vu et Amour étaient parmi les plus attendus du festival. L’un et l’autre, d’une extrême maîtrise et parfaitement fermés sur eux-mêmes, ne produisent pas exactement un sentiment de jeunesse, d’imprévu.
A la suite l’un de l’autre, deux des films les plus attendus du Festival. Le premier est la nouvelle œuvre d’Alain Resnais, Vous n’avez encore rien vu. Film passionnant, et d’une immense richesse. Il s’agit d’abord d’un virtuose hommage au spectacle, plus encore qu’au théâtre, même si celui-ci offre le cadre où s’inscrit la fiction.
Théâtrale, en effet, la manière dont un dramaturge met en scène les retrouvailles de ses amis et interprètes à l’occasion de sa propre mort. Son ultime mise en scène consiste à les installer devant un écran, où est montré l’enregistrement filmé d’une pièce inspirée de l’Eurydice d’Anouilh, pièce qu’ils ont eux-mêmes interprétée naguère, cette fois jouée par des jeunes acteurs. Les invités, acteurs désormais spectateurs franchiront en sens inverse la rampe qui sépare l’auditoire de la scène au cours d’un film multipliant courts-circuits et chausse-trappes. Ils appartiennent à des générations différentes, leurs visages et leurs corps attestent du passage du temps, et de la mort au travail, quand leurs personnages –Orphée, Eurydice– sont supposés être éternels. Le cinéma lui, c’est son sortilège, parfois son maléfice, enferme dans un éternel présent ceux qu’il a enregistrés.
De l’un à l’autre, du passé au présent, du théâtre au cinéma, de la fiction au réel, la mort a fort à faire, c’est à quoi s’évertue avec diligence celui qui la représente, joué par un sidérant Mathieu Amalric, quasi-méconnaissable.
lire le billetRouge ! Rouges les cheveux de Sabine Azema. Vert ! Verte la lumière dans le bureau d’André Dussolier, et vertes les herbes où tout commence et tout fini. Jaune ! Jaunes le sac volé et la petite voiture Smart. Bleu ! Bleu le polo d’Anne Consigny, et bleue la peinture sur les portes et les volets de sa maison et bleue la lumière du commissariat, mais si différemment. Violets, les volets de la maison de Sabine Azema et son costume lorsqu’elle inaugure son nouvel avion. Et rouge ! rouge ! rouge ! La machine à écrire, la bassine en plastique, le tablier de cuisine, les chaussures achetées et rendues, le manteau de l’épouse, le coucou sur le tarmac, le néon de l’inscription « cinéma » et toute l’entrée de la salle de projection… Les Herbes folles n’est pas, au sens habituel, un « film en couleur », c’est un film où les couleurs jaillissent comme les fusées d’un feu d’artifice. Jamais à ce point Alain Resnais n’avait recouru ainsi à la couleur comme matériau décisif de sa mise en scène. Pourtant, chez ce cinéaste plutôt célébré pour ses mouvements de caméra, son art du montage, ses capacités à s’approprier cinématographiquement des textes littéraires, la couleur joue depuis toujours un rôle important.
Cela commence sur un mode paradoxal, et même ironique : les premiers courts métrages sont consacrés à des peintres, notamment un mémorable Van Gogh (1947). Films en noir et blanc où l’intelligence du regard exprimée par les déplacements de la caméra et le commentaire donnent un autre mode d’existence aux couleurs que la perception optique, un « ressenti » mental. D’emblée, il est posé que la couleur n’est pas une « donnée » mais une construction capable à son tour de devenir un outil ou une ressource pour atteindre certains résultats dramatiques, sensitifs et de compréhension. On en aura un autre exemple, très différent, avec le premier recours à des images en couleurs par Alain Resnais, pour certains plans de Nuit et brouillard (1955). On sait[1] comment il décida d’outrepasser la commande d’un film de montage d’archives, en allant lui-même tourner des images, dans le processus même qui l’amenait à réévaluer la perception du phénomène concentrationnaire, notamment en se rendant à Auschwitz. Mais Resnais remet en jeu ce dispositif binaire en tournant aussi des plans en noir et blanc, qui construisent souterrainement des passerelles entre passé et présent, document et pamphlet.
Enfin, selon une troisième modalité, viendra la véritable exultation chromatique du Chant du styrène (1958) – la gerbe de couleurs pures qui éclate dans le magasin de chaussures des Herbes folles en offrira un lointain écho. On percevait alors pour la première fois le côté ludique de l’utilisation des couleurs, à l’unisson de l’euphorie verbale déchainée par le commentaire de Raymond Queneau. Avant même la réalisation de son premier long métrage, l’essentiel est déjà là. S’y manifeste aussi la richesse d’une des fidélités au long cours du fabricant de films Alain Resnais, avec le chef opérateur Sacha Vierny, qui se livre à cette occasion à une véritable démonstration de virtuosité formelle. Avec Muriel (1963), son premier long métrage en couleur, Resnais s’appuie non seulement sur le travail de Vierny mais aussi et peut-être surtout sur celui de Jacques Saulnier, décorateur de pratiquement tous ses films à partir de Marienbad. La circulation des émotions, angoisses, mélancolies et désirs dans la géométrie de la ville nouvelle de Boulogne s’inspire des formes et des teintes d’un art moderne très graphique, dont les principales figures seraient Kandinsky, Klee ou Mondrian. A-t-on remarqué combien ces circulations et ces stylisations trouvent un écho dans le pourtant si différent Mon oncle d’Amérique, qui radicalisera encore le côté « étude de trajectoires imposées » dans les labyrinthes aux formes rigoureuses et aux teintes saturées de la société contemporaine et de la psyché humaine ?
A chaque fois selon un régime singulier, propre à l’esprit de chaque film, Stavisky et ses couleurs de luxueux théâtre bourgeois, Providence avec sa palette d’onirisme nordique, le conte baroque de La vie est un roman, l’artifice peint qui sert d’écrin à l’émotion poignante de Mélo en offrent autant d’exemple. Dans tous ces films, à des degrés divers, les choix de couleur participent du projet esthétique d’une manière particulièrement visible, mais pas exceptionnelle. De manières très différentes, Jean-Luc Godard, Eric Rohmer, Jacques Demy auront eux aussi « travaillé la couleur » comme ressource expressive singulière, tout comme bien sûr Antonioni et Fellini, pour rester avec des grands contemporains du réalisateur, dans les années des explosions Pop et psychédélique notamment[2].
Avec I Want to Go Home (1989), grand film à redécouvrir, puis Smoking/No Smoking (1993), Alain Resnais franchit un nouveau pas, décisif, dans le recours créatif à la couleur. S’inspirant de la délirante inventivité des cartoons des années 40 et des audaces formelles de l’âge d’or de la comédie musicale hollywoodienne, celle du Magicien d’Oz, d’Un Américain à Paris, de Brigadoon ou de la séquence Broadway de Chantons sous la pluie, puis de la palette de la bande dessinée belge, avec les aplats de la « ligne claire » de Hergé ou Jacobs, il se dote d’une liberté inédite. Celle-ci répond à la manière de travailler avec les acteurs, la définition par le phrasé et la gestuelle des présences à l’écran. Parce que la couleur n’est évidemment pas une question de bleu et de vert, c’est un système d’harmoniques qui doit entrer en résonnances avec tous les autres (récit, lumière, musique, références de toutes natures…).
Cœurs, premier film avec le chef opérateur Eric Gautier, marque un nouveau moment décisif dans l’emploi des couleurs par Resnais. C’est bien sûr le blanc qui domine, un blanc qui est à la fois couleur et absence de couleurs, espace vide à l’intérieur duquel peuvent apparaître diables intimes et fantômes émotionnels. Pourtant, le décor saturé de couleurs de la séquence du bar annonçait le feu d’artifice des Herbes folles. Pour celui-ci, la grande inspiration revendiquée par Resnais aura été, à nouveau, la bande dessinée, et notamment Will Eisner et Milton Caniff, moins pour leur palette que pour la liberté d’utilisation des masses colorées, privilégiant les effets de rythme et d’atmosphère sur la vraisemblance. Dans l’entretien aux Cahiers du cinéma[3] lors de la sortie française du film Gautier affirmait la prééminence de ces références sur celles à la peinture, que lui-même était allé chercher du côté de Derain et de Van Dongen. Mais c’est à un usage plus contemporain, post-Pop Art, que le film fait songer – exemplairement aux tableaux de David Hockney, y compris ses œuvres récentes sur supports numériques rétro-éclairés. L’incroyable appartement de Sabine Azema, avec ses tubes de néon rose, bleu, jaune et son grand cadre bleu nuit au dessus du lit en est une expression frappante, sans parler du plan halluciné des pieds aux ongles peints sur le tapis aux cercles concentriques multicolores, un des plus fous depuis que Jumbo l’éléphant a pris du LSD.
Eric Gautier souligne aussi la nature non-psychologique de l’utilisation des couleurs : les choix chromatiques ne « symbolisent » rien. Langage expressif autonome, ils se défient de la redondance exactement comme n’importe quel cinéaste digne de ce nom refuse que la musique redouble les actions et les émotions représentées. Les couleurs sont un accélérateur de fiction. Cette approche, qui vient de loin mais trouve un accomplissement inédit avec Les Herbes folles, est l’appropriation par un cinéaste qui n’a jamais cessé d’être un chercheur d’un registre expressif singulier, aussi ample et riche d’effets que le montage, les mouvements d’appareil et l’usage des mots. Après ? Faisons confiance au titre du prochain film : Vous n’avez encore rien vu.
(Ce texte a été rédigé pour le numéro 3 de la revue espagnole Caiman, Cuadernos de cine)
[1] Grâce au travail de Sylvie Lindeperg, « Nuit et brouillard », un film dans l’histoire. Odile Jacob.
[2] Mentionnons aussi l’impasse des recherches de Clouzot pour L’Enfer.
[3] N°650, novembre 2009.
La découverte d’un film réalisé sur le tournage du chef d’oeuvre d’Alain Resnais témoigne à plus d’un titre des audaces d’une époque désormais lointaine.
Delphine Seyrig dans L’Année dernière à Marienbad
En 1960, Alain Resnais tourne dans deux châteaux près de Munich L’Année dernière à Marienbad, d’après un scénario d’Alain Robbe-Grillet. Une des actrices, Françoise Spira, filme avec sa caméra super-8 ce qui, sur ce tournage, attire son attention. Elle décède peu après, et les pellicules alors enregistrées restent longtemps invisibles, oubliées, inconnues. Jusqu’à ce qu’elles soient confiées à l’Imec (Institut pour la Mémoire de l’Edition contemporaine), pour enrichir le fonds Robbe-Grillet. L’Imec confie alors ces bandes à Wolker Schlöndorff, qui, avant de devenir l’auteur des Désarrois de l’élève Törless, de L’Honneur perdu de Katharina Blum et du Tambour, était deuxième assistant sur le film de Resnais.
Schlöndorff en a réalisé un montage auquel il a ajouté son commentaire, également nourri de ses propres souvenirs, montage intitulé Souvenirs d’une année à Marienbad. L’Imec, du fait de son partenariat avec La Règle du jeu, la revue de Bernard-Henri Lévy, elle a confié à celle-ci le film de Schlöndorff, qui est mis en ligne par épisodes d’une dizaine de minutes sur la version online de la revue à partir de ce mercredi 24 février, tandis qu’un dossier est consacré à ce « Making of » dans le n° 42 de la revue « papier ».
Françoise Spira (filmée par Delphine Seyrig) dans son propre film sur le tournage
dans le château de Schleissheim
Outre son caractère « sorti du néant », ce document est intéressant à plusieurs titres. D’abord il permet de revenir sur l’aventure étonnante que fut le projet de ce film, conçu en connivence – du moins au début – avec une des principales figures du Nouveau Roman. Le commentaire de Schlöndorff comme les images de préparation de plans dans le château de Schleissheim témoignent de l’audace qu’il y a à se lancer dans une telle aventure cinématographique. « Tout le monde savait que nous étions en train de faire quelque chose qui ne s’était jamais fait. Personne ne savait ce que ça allait donner » dit le commentateur. Cet esprit d’aventure est à l’unisson de celui d’expérimentateurs comme la littérature ou la peinture en ont connu (dont Robbe-Grillet), il suffit de regarder les plans tournés par Françoise Spira pour visualiser le gouffre qui sépare ceci de cela. Aventure individuelle de l’artiste audacieux ici, mise en chantier d’une considérable machine mobilisant des dizaines de personnes là.
Parmi ces personnes, des producteurs prêts à risquer des fonds importants sur semblable incertitude, des techniciens prêts à accompagner cette hasardeuse entreprise loin de leurs habitudes et de leurs savoir-faire, des comédiens prêts à se livrer à un rapport inédit à leur propre travail, au personnage, à la caméra, à la narration. C’est, Schlöndorff y insiste, surtout le cas de Delphine Seyrig, présentée comme l’héroïne de cette trouble aventure, à la fois objet de la sollicitude de tous et victime d’un principe d’incertitude érigé en loi par le cinéaste, à rebours de l’entrainement « professionnel » de la comédienne formée à l’Actor’s Studio. Pourtant, elle avait débuté au cinéma devant la caméra au moins aussi peu académique de Robert Frank dans Pull My Daisy, et nous savons qu’elle sera capable de bien davantage d’audace encore par la suite, retrouvant Resnais dès le film suivant, l’admirable et politiquement si courageux Muriel, puis notamment Duras, Buñuel, William Klein, jusqu’à Chantal Akerman pour Jeanne Dielman, et ses propres films engagés.
Pointe alors l’impression que c’est moins Delphine Seyrig et les autres qui sont déstabilisés par cette aventure que le Schlöndorff d’aujourd’hui, lui qui proclame finalement le soulagement d’un retour au studio et à son confort, effectivement plus en phase avec ce qu’est devenu son cinéma qu’avec l’esprit d’expérimentation qui soufflait alors. Cet esprit dont se réclame un texte rédigé par Robbe-Grillet afin d’accompagner la sortie du film, texte sidérant aujourd’hui, et qui permet de mesurer combien nous avons régressé devant la complaisance et le mercantilisme. Ce texte, publié dans le n°42 de La Règle du jeu aux bons soins d’Olivier Corpet, le patron de l’Imec, revendique en effet fièrement la disponibilité du « grand public » à découvrir des films ambitieux, dérogeant aux lois de la chronologie narrative et du romanesque classique. Un discours quasi-informulable aujourd’hui.
Cet esprit d’aventure, on le perçoit pourtant dans les images tournées sans façon par Françoise Spira – encore qu’il faudrait en connaître l’ensemble et pas seulement le montage qui est ici présenté. Si le film L’Année dernière à Marienbad est d’un abord imposant (encore que pour ma part j’y ai toujours perçu une très forte dose d’humour), avec ses rituels glacés dans des décors somptueux où errent des silhouettes mystérieuses, et où se rejoue en miroirs infinis la scène de la séduction et du retrait face au désir, le tournage façon « film de famille » de ce making of d’un heureux amateurisme en laisse transparaître l’énergie à la fois studieuse et joueuse.
Viseur et chewing-gum, Alain Resnais à la manoeuvre, filmé par Françoise Spira
Est-ce un hasard s’il fait aussi écho à un autre document, également dû à une actrice sur un tournage de Resnais ? L’an dernier paraissait chez Gallimard Tu n’as rien vu à Hiroshima, très bel ouvrage composé à partir des photos prises par Emmanuelle Riva durant la réalisation de Hiroshima mon amour. Même agencement de documentaire précis, de liberté du regard et d’ouverture sur une fantasmagorie où se mêle le projet du film et la manufacture cinématographique elle-même. Avec à chaque fois l’irruption nécessaire de la tragédie historique (la bombe à Hiroshima, le camp de Dachau où se rendent les membres de l’équipe de Marienbad un jour de repos). Du Resnais, quoi. Le même qui vient de nous offrir Les Herbes folles.
lire le billet