Rouge ! Rouges les cheveux de Sabine Azema. Vert ! Verte la lumière dans le bureau d’André Dussolier, et vertes les herbes où tout commence et tout fini. Jaune ! Jaunes le sac volé et la petite voiture Smart. Bleu ! Bleu le polo d’Anne Consigny, et bleue la peinture sur les portes et les volets de sa maison et bleue la lumière du commissariat, mais si différemment. Violets, les volets de la maison de Sabine Azema et son costume lorsqu’elle inaugure son nouvel avion. Et rouge ! rouge ! rouge ! La machine à écrire, la bassine en plastique, le tablier de cuisine, les chaussures achetées et rendues, le manteau de l’épouse, le coucou sur le tarmac, le néon de l’inscription « cinéma » et toute l’entrée de la salle de projection… Les Herbes folles n’est pas, au sens habituel, un « film en couleur », c’est un film où les couleurs jaillissent comme les fusées d’un feu d’artifice. Jamais à ce point Alain Resnais n’avait recouru ainsi à la couleur comme matériau décisif de sa mise en scène. Pourtant, chez ce cinéaste plutôt célébré pour ses mouvements de caméra, son art du montage, ses capacités à s’approprier cinématographiquement des textes littéraires, la couleur joue depuis toujours un rôle important.
Cela commence sur un mode paradoxal, et même ironique : les premiers courts métrages sont consacrés à des peintres, notamment un mémorable Van Gogh (1947). Films en noir et blanc où l’intelligence du regard exprimée par les déplacements de la caméra et le commentaire donnent un autre mode d’existence aux couleurs que la perception optique, un « ressenti » mental. D’emblée, il est posé que la couleur n’est pas une « donnée » mais une construction capable à son tour de devenir un outil ou une ressource pour atteindre certains résultats dramatiques, sensitifs et de compréhension. On en aura un autre exemple, très différent, avec le premier recours à des images en couleurs par Alain Resnais, pour certains plans de Nuit et brouillard (1955). On sait[1] comment il décida d’outrepasser la commande d’un film de montage d’archives, en allant lui-même tourner des images, dans le processus même qui l’amenait à réévaluer la perception du phénomène concentrationnaire, notamment en se rendant à Auschwitz. Mais Resnais remet en jeu ce dispositif binaire en tournant aussi des plans en noir et blanc, qui construisent souterrainement des passerelles entre passé et présent, document et pamphlet.
Enfin, selon une troisième modalité, viendra la véritable exultation chromatique du Chant du styrène (1958) – la gerbe de couleurs pures qui éclate dans le magasin de chaussures des Herbes folles en offrira un lointain écho. On percevait alors pour la première fois le côté ludique de l’utilisation des couleurs, à l’unisson de l’euphorie verbale déchainée par le commentaire de Raymond Queneau. Avant même la réalisation de son premier long métrage, l’essentiel est déjà là. S’y manifeste aussi la richesse d’une des fidélités au long cours du fabricant de films Alain Resnais, avec le chef opérateur Sacha Vierny, qui se livre à cette occasion à une véritable démonstration de virtuosité formelle. Avec Muriel (1963), son premier long métrage en couleur, Resnais s’appuie non seulement sur le travail de Vierny mais aussi et peut-être surtout sur celui de Jacques Saulnier, décorateur de pratiquement tous ses films à partir de Marienbad. La circulation des émotions, angoisses, mélancolies et désirs dans la géométrie de la ville nouvelle de Boulogne s’inspire des formes et des teintes d’un art moderne très graphique, dont les principales figures seraient Kandinsky, Klee ou Mondrian. A-t-on remarqué combien ces circulations et ces stylisations trouvent un écho dans le pourtant si différent Mon oncle d’Amérique, qui radicalisera encore le côté « étude de trajectoires imposées » dans les labyrinthes aux formes rigoureuses et aux teintes saturées de la société contemporaine et de la psyché humaine ?
A chaque fois selon un régime singulier, propre à l’esprit de chaque film, Stavisky et ses couleurs de luxueux théâtre bourgeois, Providence avec sa palette d’onirisme nordique, le conte baroque de La vie est un roman, l’artifice peint qui sert d’écrin à l’émotion poignante de Mélo en offrent autant d’exemple. Dans tous ces films, à des degrés divers, les choix de couleur participent du projet esthétique d’une manière particulièrement visible, mais pas exceptionnelle. De manières très différentes, Jean-Luc Godard, Eric Rohmer, Jacques Demy auront eux aussi « travaillé la couleur » comme ressource expressive singulière, tout comme bien sûr Antonioni et Fellini, pour rester avec des grands contemporains du réalisateur, dans les années des explosions Pop et psychédélique notamment[2].
Avec I Want to Go Home (1989), grand film à redécouvrir, puis Smoking/No Smoking (1993), Alain Resnais franchit un nouveau pas, décisif, dans le recours créatif à la couleur. S’inspirant de la délirante inventivité des cartoons des années 40 et des audaces formelles de l’âge d’or de la comédie musicale hollywoodienne, celle du Magicien d’Oz, d’Un Américain à Paris, de Brigadoon ou de la séquence Broadway de Chantons sous la pluie, puis de la palette de la bande dessinée belge, avec les aplats de la « ligne claire » de Hergé ou Jacobs, il se dote d’une liberté inédite. Celle-ci répond à la manière de travailler avec les acteurs, la définition par le phrasé et la gestuelle des présences à l’écran. Parce que la couleur n’est évidemment pas une question de bleu et de vert, c’est un système d’harmoniques qui doit entrer en résonnances avec tous les autres (récit, lumière, musique, références de toutes natures…).
Cœurs, premier film avec le chef opérateur Eric Gautier, marque un nouveau moment décisif dans l’emploi des couleurs par Resnais. C’est bien sûr le blanc qui domine, un blanc qui est à la fois couleur et absence de couleurs, espace vide à l’intérieur duquel peuvent apparaître diables intimes et fantômes émotionnels. Pourtant, le décor saturé de couleurs de la séquence du bar annonçait le feu d’artifice des Herbes folles. Pour celui-ci, la grande inspiration revendiquée par Resnais aura été, à nouveau, la bande dessinée, et notamment Will Eisner et Milton Caniff, moins pour leur palette que pour la liberté d’utilisation des masses colorées, privilégiant les effets de rythme et d’atmosphère sur la vraisemblance. Dans l’entretien aux Cahiers du cinéma[3] lors de la sortie française du film Gautier affirmait la prééminence de ces références sur celles à la peinture, que lui-même était allé chercher du côté de Derain et de Van Dongen. Mais c’est à un usage plus contemporain, post-Pop Art, que le film fait songer – exemplairement aux tableaux de David Hockney, y compris ses œuvres récentes sur supports numériques rétro-éclairés. L’incroyable appartement de Sabine Azema, avec ses tubes de néon rose, bleu, jaune et son grand cadre bleu nuit au dessus du lit en est une expression frappante, sans parler du plan halluciné des pieds aux ongles peints sur le tapis aux cercles concentriques multicolores, un des plus fous depuis que Jumbo l’éléphant a pris du LSD.
Eric Gautier souligne aussi la nature non-psychologique de l’utilisation des couleurs : les choix chromatiques ne « symbolisent » rien. Langage expressif autonome, ils se défient de la redondance exactement comme n’importe quel cinéaste digne de ce nom refuse que la musique redouble les actions et les émotions représentées. Les couleurs sont un accélérateur de fiction. Cette approche, qui vient de loin mais trouve un accomplissement inédit avec Les Herbes folles, est l’appropriation par un cinéaste qui n’a jamais cessé d’être un chercheur d’un registre expressif singulier, aussi ample et riche d’effets que le montage, les mouvements d’appareil et l’usage des mots. Après ? Faisons confiance au titre du prochain film : Vous n’avez encore rien vu.
(Ce texte a été rédigé pour le numéro 3 de la revue espagnole Caiman, Cuadernos de cine)