En 2010, Apichatpong Weerasethakul a obtenu la Palme d’or pour Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures et c’est quand même la plus joyeuse nouvelle dont on puisse rêver. Pour le cinéma, pour Apichatpong, pour un grand festival. En plus le film a eu une sorte de succès. Il faut marquer la date, il faudra s’en ressouvenir quand les flots malodorants de la démagogie menaceront à nouveau de tout balayer sur leur passage – presque tout le temps.
En 2010, Eric Rohmer et Claude Chabrol sont morts. On leur doit un nombre impressionnant de films magnifiques, d’autant plus admirables que les films de l’un ne ressemblaient pas du tout aux films de l’autre. Cette absence de ressemblance était ce qu’il y a eu, et ce qu’il reste de plus vif et de plus fécond dans ce qu’on appela un jour la Nouvelle Vague, dont il furent deux des principales figures. Il se trouve que, bien plus tard, j’ai eu le privilège de côtoyer l’un et l’autre, avec un bonheur de la rencontre qui ne s’est jamais démenti. Lorsque j’ai dirigé les Cahiers du cinéma, pendant 6 ans il n’y eut pas de matin où je ne me sois pas levé avec la peur d’apprendre la mort d’un de ces quelques uns si chers à mon cœur, et dont l’âge grandissant rendait plausible un décès. J’ai quitté les Cahiers avec un immense soulagement de n’avoir pas dû « enterrer » un d’entre eux. Et pourtant, le jour de la mort de Rohmer, le jour de la mort de Chabrol, je n’ai pas vraiment été triste. Le sentiment qui dominait était que ces hommes là avaient admirablement vécu, qu’ils avaient fait ce qu’ils voulaient, qu’ils s’étaient énormément amusé, qu’ils pouvaient regarder derrière eux (ce qu’ils ne faisaient guère) avec la certitude d’une œuvre considérable, fidèle à leurs engagements et à leurs enthousiasme, qui resterait. Penser à Eric Rohmer et à Claude Chabrol donne envie de les fêter, pas de les pleurer.
En 2010, on a beaucoup discuté de deux phénomènes distincts, en les mélangeant un peu à tort et à travers : le cinéma numérique et le cinéma 3D. Pour le numérique, la cause est entendue, c’est dans ce format que les films se feront et seront vus. Il ne sert à rien de vouloir l’empêcher ça, même si les grandes cinémathèques devraient continuer de conserver les films sur pellicule, et la possibilité de les projeter à partir du support sur lequel ils ont été réalisés. Mais il sert beaucoup de vouloir combattre les risques particuliers que ce changement technique, également riche d’énormes potentialités, fait courir au film, à de multiples titres. C’est vrai des normes de compression (ce n’est pas parce qu’on numérise qu’on doit appauvrir la qualité des images et des sons, comme cela se pratique actuellement) comme des modes de programmation dans les salles. Sur ce dernier point, un accord a pu être trouvé pour que les petites salles ne soient pas trop pénalisées, c’est heureux même si ça aurait dû être mieux. Côté 3D, rien de bien significatif après la percée Avatar, mais il est clair qu’une promesse de renouvellement du langage cinématographique existe de ce côté. A suivre.
En 2010 la dictature iranienne aura deux fois pris pour cible les cinéastes Jafar Panahi et Mahommad Rassoulof, emprisonnés au printemps, lourdement condamnée en décembre.
En 2010, je suis allé au cinéma, et j’ai vu des beaux films. Beaucoup. Je ne parlerai ici que ceux qui ont été distribués sur les écrans en France. En 2010, Hollywood se sera montré en petite forme, ne nous offrant que deux films véritablement mémorables, Inception de Christopher Nolan et Social Network de David Fincher. Mais des Etats-Unis est aussi arrivé un mini-Ovni passionnant, ou plutôt de New York : Lenny and the Kids des frères Safdie, incarnation d’une production alternative qui une fois de plus semble capable de renaître de ses cendres. Côté asiatique, outre le grand Oncle fantôme et thaï, et en attendant le bouleversant Le Fossé de Wang Bing révélé à Venise, 2010 aura aussi été l’année de Outrages de Kitano et de Lola de Brillante Mendoza. Au Moyen-Orient, c’est Fix Me du Palestinien Raed Andoni qui laisse la marque la plus mémorable.
Paradoxe : de festival en festival mais aussi dans nos salles nous voyons aussi s’affirmer sans cesse davantage une vitalité latino-américaine, même si aucun auteur majeur ne s’est imposé depuis la révélation des Argentins (Martel, Alonso, Trapero…) et du Mexicain Carlos Reygadas au début de la décennie. Il faut attendre le 29 décembre pour que sorte le plus beau film latino de l’année, Octubre des Péruviens Daniel et Diego Vega. C’est un peu le contraire en Afrique, où du désert émergent les beaux mais isolés Un homme qui crie du Tchadien Mahmat Saleh Haroun, La Chine est encore loin de l’Algérien Malek Bensmai, Un transport en commun de la Sénégalaise Diana Gaye.
L’Europe, elle, ressemble à un archipel dispersé plutôt qu’à un continent. Alors qu’en Italie et en Grande Bretagne le soutien public au cinéma était rayé d’un trait de plume par les gourvernements, on a pu toutefois découvrir quelques pépites. Ainsi de deux beaux films bizarres venus d’Italie, La Bocca del Lupo de Pietro Marcello et Le Quatro Volte de Michelangelo Frammartino, d’un étrange objet biélorusse, Le Dernier Voyage de Tanya d’Alksei Fedorchenko, du mémorable Policier, adjectif du Roumain Corneliu Porumbuiu, du prometteur Eastern Palys du Bulgare Kamen Kalev, et d’une splendeur portugaise signée Raoul Ruiz, Les Mystère de Lisbonne. Deux des meilleurs cinéastes de la jeune génération allemande, Angela Schanelec (Orly) et Christoph Hochlauser (Sous toi ma ville) ont confirmé leur talent, et combien celui-ci reste marginalisé. Et puis… je crois que c’est tout.
Sauf, et c’est un peu embarrassant, côté français, où il me semble qu’il s’est cette année encore passé bien des choses passionnantes. A commencer par Carlos, le grand film de cinéma de 5h30 d’Olivier Assayas, mais aussi White Material, nouveau sommet dans l’œuvre hors norme de Claire Denis, et Des dieux et des hommes de Xavier Beauvois dont le triomphe public est, après la découverte du film, une deuxième grande joie. Mais encore les nouveaux films d’Abdellatif Kechiche (Vénus noire), de Mathieu Amalric (Tournée), de François Ozon (Le Refuge et Potiche), de Benoît Jacquot (Au fond des bois), de Christophe Honoré (Homme au bain), en attendant Isild Le Besco en fin d’année avec Bas Fonds. Sans oublier Jean-Luc Godard en bonne forme (Film socialisme), un essai de fiction singulière et plurielle (Suite parlée de Marie Vermillard), et un premier film en forme de comédie musicale déroutante et pleine de vie, La Reine des pommes de Valérie Donzelli, le beau moyen métrage de Louis Garrel Petit Tailleur, ou quatre documentaires qui sont quatre très beaux films de cinéma, Ne change rien de Pedro Costa, Nénette de Nicolas Philibert, Valvert de Valérie Mrejen, Entre nos mains de Mariana Otero. C’est à dessein que je les entasse ainsi pour, au-delà des mots circonstanciés que chacun de ces films appelleraient, attirer ici l’attention sur leur profusion. Il faut aussi souligner que si les réalisations de Godard, de Jacquot et de Kechiche en particulier ont subi un grave et injuste revers commercial, beaucoup de ces films – ceux de Beauvois et Ozon, mais aussi d’Assayas, de Claire Denis, d’Amalric – ont eu du succès, au cours de cette année qui a vu les entrées augmenter spectaculairement, mais inégalitairement.
Pour la fin j’ai gardé le plus inclassable (y compris en terme d’appartenance territoriale), grande réponse artistique et politique aux vertiges du virtuel et du faux, de la babélisation des êtres, des mots et des sentiments, l’incroyable et troublant Copie conforme d’Abbas Kiarostami. Bonne année.
lire le billetEnjeux et promesses de la projection à l’ère du numérique et du relief
En ce moment se joue une mutation majeure dans la manière de montrer les films. Il s’agit du passage de l’utilisation d’outils analogiques, notamment la pellicule, à des outils numériques, aussi bien au moment du tournage que lors de la projection. S’inscrivant dans une évolution bien plus vaste (les innombrables aspects du recours à des techniques numériques, dans tous les domaines), le phénomène particulier du passage à la projection numérique est l’occasion d’une réflexion des professionnels et des pouvoirs publics, partout dans le monde, dont l’importance en fait bien plus qu’un simple enjeu technique. Y compris dans des pays où l’idée même d’une organisation coordonnée d’intervention des pouvoirs publics dans un domaine à la fois d’entreprises privées et de produits culturels, cela aura été l’occasion d’initiatives nouvelles, et significatives bien au-delà du dossier lui-même. Ainsi par exemple en Grande Bretagne ou en Pologne, qui revendiquent pourtant d’ordinaire des attitudes ultralibérales de non-intervention. En France, le sujet a donné lieu à une initiative particulièrement intéressante (cf. « La guerre des salles aura-t-elle lieu ? » sur ce même blog).
Qu’est-ce qui se joue, en effet, à l’occasion de ce changement ? Avant d’essayer de mettre en évidence ces enjeux, il faut commencer par dire que le passage des salles de cinéma de la projection de la pellicule analogique, ou argentique, à des images et des sons stockés dans un fichier numérique ne fait plus l’objet d’aucun débat quant à son principe. La chronologie de cette évolution, les différentes normes techniques, les modèles économiques, la possibilité et la nécessité de conserver à titre mémoriel des projecteurs analogiques en état de fonctionnement restent des questions débattues, mais pas le principe lui-même du passage progressif, mais en constante accélération, de la projection en salles avec des outils numériques.
Pourquoi est-ce donc si important ? La question appelle deux réponses, complémentaires mais différentes. La première porte sur la manière dont le développement des techniques numériques modifie le processus même de la projection. La seconde concerne la place de ce dispositif particulier qu’est la projection dans un environnement où se multiplient les autres modes d’accès aux images (et aux sons).
La projection à l’ère du numérique
Il faut ici à nouveau introduire d’emblée une autre distinction, entre la projection des films dans les salles de cinéma et la projection à domicile ou dans un espace privé.
Pour ce qui concerne les salles, il faut remarquer que le cinéma commercial analogique aura vécu selon une règle commune, égalitaire : du point de vue du matériel, tout les films distribués dans les salles commerciales utilisaient le même support, la pellicule 35mm. Cela a joué un rôle très important dans la possibilité de faire coexister dans les mêmes lieux des films très radicaux et des films très grands publics, disons un film de Steven Spielberg et un film de Jean-Marie Straub. Même si nous savons bien que l’accès réel aux salles n’a jamais été égalitaire, ce point de passage technique commun entretenait, symboliquement mais aussi dans une certaines mesure pratiquement, l’hypothèse de l’appartenance à un même univers, celui du cinéma.
Les développements de la technique numérique proposent, à l’inverse, des choix plus variés, et d’ailleurs très intéressants, mais porteurs de nouveaux risques. Avec du matériel léger et bon marché, il est aujourd’hui possible de montrer facilement des films dans des lieux à peine aménagés, et dans des conditions de conservation et de transport beaucoup plus souples qu’auparavant. Il serait absurde de se draper d’emblée dans le refus de ce « cinéma du pauvre », quand nous savons que des régions entières deviennent des déserts cinématographiques, quand nous recevons chaque année l’annonce de la fermeture de la dernière salle d’un pays, comme par exemple cette année est arrivée la nouvelle concernant le Cameroun.
Simultanément, les technologies les plus avancées de la projection numérique permettent des projections d’une très haute qualité technique de l’image et du son, auxquels est en train de se joindre le relief, qui permettent une offre très « haut de gamme » dans des installations prestigieuses et hyper-équipées. Il y a là d’énormes moyens matériels, de considérables perspectives commerciales, et sans doute, si de grands créateurs s’emparent de ces projets, l’hypothèse d’œuvres nouvelles et différentes, même si c’est à l’évidence l’industrie qui ouvre cette voie. Le cinéma est habitué à ce type de processus : c’est l’industrie, et non les artistes, qui a joué un rôle moteur dans le passage au cinéma sonore, puis au cinéma en couleur. Ce qui ne signifie pas que l’industrie a toujours raison mais que les créateurs savent s’emparer d’innovations nées de motivations qui n’étaient pas les leurs.
Il n’empêche qu’avec ces disparités entre les modes de filmage et entre les modes de projection introduites par le numérique, le risque est désormais énorme de voir le cinéma se casser en deux dans le lieu même qui maintenait les apparences de son unité : la salle.
Cette fracture n’est pas une fatalité. Pour illustrer cette affirmation, parlons un moment de ce qui est peut-être en train de devenir l’application la plus spectaculaire du passage à la projection numérique : la 3D. Dans ce cas en particulier, il ne fait pas de doute que l’initiative vient de l’industrie lourde, et que les capacités de s’adapter à ce nouveau système sont, dans un premier temps au moins, le privilège des grands circuits. Mais rien n’exclue que les salles indépendants puissent construire les conditions de leur accès à ces systèmes de projection, avec le soutien des pouvoirs publics, en négociant avec les fournisseurs de matériels et autant que possible en trouvant des formes d’alliances entre elles (soit, pour une large part, ce qui s’est produit ou est en train de se produire pour l’équipement en numérique 2D).
Une telle perspective n’a de sens que si on y ajoute une interrogation le plus souvent évacuée dans les débats corporatifs : l’équipement 3D oui, mais pour projeter quoi ? Or il apparaît que si la 3D contemporaine a commencé avec des blockbusters et presque uniquement des films d’animation, elle est susceptible d’être utilisée à des usages artistiques beaucoup plus diversifiés.
On a commencé à voir arriver des films 3D en prises de vues réelles, comme Le Voyage au centre de la terre, et les projets Avatar de James Cameron, Alice au Pays des merveilles de Tim Burton (les vignettes ci-dessus) et Tintin de Steven Spielberg ont vocation à élargir considérablement la place des films en 3D au sein de l’offre, tout en explorant ses usages narratifs, plastiques et spectaculaires. Surtout, on voit déjà des indépendants s’intéresser eux aussi au relief, et réaliser des films à budgets modestes avec cette technologie, par exemple The Hole de Joe Dante, présenté au Festival de Venise cette année: The Hole 3D et aussi Joe Dante’s The Hole 3D: Filming a pivotal scene
Ce sont des projets qui, pour l’instant, relèvent d’un genre spécifique, le cinéma fantastique. En quoi la 3D déploie dans les salles ce qui aura été son principal usage dans les années 1990 et 2000, les effets spectaculaires d’étrangeté et de surprise sur les visiteurs dans les parcs d’attraction. Mais si une évolution de l’enregistrement de la réalité du relief devient ainsi une possibilité à portée de la main, pourquoi ne serait-ce pas aussi pour d’autres usages ? De l’attraction foraine spectaculaire au développement d’un langage artistique élaboré, c’est une évolution que le cinéma a déjà connu lors de ses premières décennies d’existence, et rien n’empêche a priori d’envisager une trajectoire comparable. Dans de multiples directions, la réalisation en 3D ouvre des possibilités plastiques nouvelles, et infiniment plus nuancées que les effets de foire (c’est à dire de parcs d’attraction) auxquels le procédé a d’abord servi.
D’ores et déjà la prise de vue en 3D ouvre à de nouveaux éléments de vocabulaires visuels, en terme de rapports dans l’espace et de rapports d’échelle (voir le dossier du numéro 647 des Cahiers du cinéma, juillet-août 2009). Nous vivons dans un monde en relief, en quoi le cinéma, art de l’enregistrement du réel, se dévoierait-il s’il apprenait à restituer ces trois dimensions comme il a appris à restituer le mouvement, puis les sons, puis les couleurs ? Et déjà, les cinéastes qui ont commencer de travailler ces procédés tendent très vite à inverser le « sens » du relief : non plus utiliser l’illusion d’optique pour faire sortir des objets de l’écran, sur un mode le plus souvent agressif, mais au contraire « creuser derrière l’écran », construire l’espace du relief vers l’arrière et pas vers l’avant par rapport au plan de l’écran.
Nul doute qu’il y ait là, pour les inventeurs de formes cinématographiques de demain, des possibilités esthétiques et dramatiques à explorer, et qui passent par des décisions techniques tout à fait inédites.
Parlons maintenant d’un tout autre aspect de la projection numérique, la facilité d’installer un vidéo-projecteur numérique à la maison. La maison n’est pas la salle, et une part importante des caractéristiques ne s’y retrouvent pas : tout ce qui est lié au fait de sortir de chez soi, de se retrouver avec d’autres, des inconnus, et bien sûr la forme d’engagement que constitue l’acte de paiement. Mais le désir de voir chez soi le film grâce à une telle installation atteste de l’importance encore accordée aux conditions de relation du spectateur avec les images et les sons : l’installation d’un vidéo-projecteur est très différente de l’acquisition d’un grand écran de télévision, elle implique un autre rapport au lieu et à la durée, suppose de créer l’obscurité, et reproduit une part du rituel de l’image plus grande que soi et venue de derrière, qui n’a pas les mêmes effets psychiques que l’image électronique émise par l’écran de télévision.
Et il n’y a pas que la maison. Le vidéoprojecteur permet, on l’a dit, de projeter des films dans des conditions à peu près acceptables dans un très grand nombre d’endroits publics cette fois, mais qui ne sont pas des salles : l’école, l’université, les centres culturels, les colonies de vacances, les maisons de retraite, les entreprises, les hôpitaux, les prisons…, et ainsi d’organiser partout où c’est possible des rencontre collectives et individuelles avec le cinéma, d’en donner le goût à de nouveaux spectateurs. Avec comme effet, aussi, qu’ils acquièrent ou retrouvent le désir de se rendre dans des salles ensuite pour découvrir par eux-mêmes les films – d’autres films que ceux vers lesquels le marketing dirige des populations entières.
En France, un très grand nombre de pratiques de cette nature tirent avantage de ces possibilités liées au numérique (cf. sur ce blog, le texte « Chaque jour, dans un cinéma… »), d’autant mieux qu’elles sont conçues en collaboration avec les salles. Les exploitants ne peuvent de toute façon pas empêcher que les films soient désormais vus massivement ailleurs et autrement que dans leurs salles, il faut dès lors insister sur la manière de tirer partie des nouveaux modes de diffusion pour renforcer aussi la salle.
Qu’est qui se projette ?
Abordons maintenant la question sous un autre angle. Qu’est-ce que c’est que ce phénomène de la projection, et singulièrement de la projection en salle de cinéma ? Cette question de la projection est aussi ancienne que le cinéma lui-même, voire que la lanterne magique ou même que le mythe de la caverne de Platon si vous voulez, mais elle est évidemment reposée de manière nouvelle à partir du moment où les films sont majoritairement vus autrement qu’en projection. Ma question est donc plus précisément : qu’est-ce qui se joue de singulier dans le phénomène de la projection quand ce n’est plus la manière dominante dont les films sont vus ? Puisque désormais ils sont vus surtout sur des écrans plus petits, individuels, et qui ne sont plus une surface de projection, mais qui émettent des images, généralement accompagnées de sons.
Sur ces écrans (télévision, ordinateurs, téléphones), on peut évidemment voir des films, mais aussi beaucoup d’autres choses : toutes les formes de programmes de télévision, du Journal télévisé aux émissions de variétés, des talk-shows aux feuilletons et aux fictions conçues pour la télé, mais aussi des publicités, des jeux vidéo, des œuvres d’artistes vidéo, des images enregistrées avec une caméra numérique, parfois avec un téléphone portable, et qui peuvent être mises en lignes sur Internet, en particulier sur les sites comme YouTube ou Vimeo. Mais parmi toutes ces productions audiovisuelles, il y en a qui restent conçues comme destinées à la projection en salles, et ce sont celles-là, et seulement celles-là, qui sont des films de cinéma. Même si nous connaissons des expériences de programmations d’autres produits événementiels en salles, la salle est le lieu réservé du cinéma. Elle reste le véritable destinataire du film, alors que les autres écrans tendent à gommer ce qui différencie les œuvres, les produits, les manières de s’adresser au spectateur. Ce qui fait la singularité des films, c’est qu’à la différence de tous les autres objets audiovisuels, dont certains peuvent avoir de grandes qualités, les films sont conçus pour être projetés, et projetés sur grand écran. Ils sont habités, on pourrait même dire hantés par leur vocation à être projetés, quand bien même celle-ci est une forme devenue minoritaire de diffusion, et n’est plus le mode de rentabilisation le plus efficace.
Cette caractéristique particulière du film de cinéma ne repose pas sur des critères objectifs, elle renvoie à l’expérience esthétique individuelle de chaque spectateur.
Ce rapport à la projection était naturellement présent dans les œuvres du cinéma d’avant la prolifération du petit écran, mais il devient un parti pris stylistique dans un monde saturé d’écrans électroniques diffusant en permanence des images et des sons. Il s’y joue donc désormais un phénomène de distinction, très conscient chez certains cinéastes – je pense ici aussi bien à Gus Van Sant qu’à Jean-Luc Godard, à Alexandre Sokourov ou à Pedro Almodovar, à Clint Eastwood comme à Jia Zhang-ke, tous ces cinéastes qui interrogent leurs outils et leurs effets dans le corps même de leurs films. Mais ce phénomène de distinction peut aussi être peu ou pas conscient, c’est le cas de certains films hollywoodiens en particulier, mais aussi de films d’auteur documentaires par exemple.
(Un jour, à propos de Pale Rider, Clint Eastwood m’a raconté comment il tournait exprès un grand nombre de plans très sombres pour que le film soit irregardable à la télévision…)
La singularité de la projection, et tout particulièrement de la projection publique, tient à la combinaison de plusieurs facteurs. Voir un film en projection cela veut d’abord dire voir le film dans un lieu clos et où il fait noir, et donc s’abstraire du monde pour accepter un face-à-face avec une représentation du monde Et cela veut dire voir le film en situation contrainte, assis dans un fauteuil où on consent à rester, à renoncer à sa mobilité et à se soumettre à une durée choisie par d’autres. Voir un film projeté, cela signifie également voir une image plus grande que soi, dans un rapport spéculaire inégal, où ce qui est représenté, et qui toujours à un degré ou à un autre, nous ressemble, se présente selon une autre échelle. Enfin voir un film en salle c’est accepter, ou mieux, désirer le recevoir au sein d’une collectivité principalement composée d’inconnus, avec lesquels on partage ce récit, ce spectacle, ce rapport à soi et aux autres. L’expérience très singulière qui résulte de ce dispositif est celui des arts du spectacle tel qu’il existe depuis des siècles. Mais il s’applique à un rapport particulier au réel qui n’existe ni au théâtre ni dans aucune autre forme de spectacle.
Les cinéastes, les critiques et les professionnels qui réfléchissent aux caractéristiques propres au cinéma, à ce qui fait sa force, sa séduction et sa beauté, ne se sont pendant longtemps guère intéressés à la question de la projection, parce que longtemps celle-ci a été évidente. Nous savons combien, aujourd’hui, cette dimension est devenue particulière et minoritaire. Ce nouveau statut ne fait que mettre en évidence combien est décisif ce régime spécifique de relations avec le réel et avec l’imaginaire, lié aux conditions particulières que j’ai décrites.
Il serait plus exact de dire que la projection construit non pas un régime spécifique de relations avec le réel et avec l’imaginaire, mais un ensemble de modes de relations avec le réel et avec l’imaginaire. Ces relations ont ainsi une dimension religieuse, ou du moins concernant le sacré, une dimension érotique ou du moins concernant la libido, elles ont partie liée avec les peurs, et avec tant d’autres régions de la conscience, du subconscient, de l’inconscient. Parmi tous ces modes figure en bonne place, à différents titres, celui du politique – au sens où le dispositif de la projection construit des rapports de force, réels et imaginaires, des processus d’appartenance, des possibilités de se construire comme individu. Parmi ces relations politiques figure manière décisive les similarités entre le fait de se « projeter » comme appartenant à une même collectivité (historique, territoriale, linguistique, politique) et ce qui se passe dans la salle de cinéma (c’est l’objet de mon livre La Projection nationale, Odile Jacob, 1997).
Comme les films parmi l’ensemble des productions audiovisuelles auxquelles nous sommes, volontairement ou non, confrontés, les salles de cinéma sont devenues des espaces minoritaires et différents, par rapport aux modes de diffusion dominant de toutes ces images, sous le régime du flux. Comme les films, les salles de projection de cinéma, pour toutes les raisons qu’on a dites, marquent une alternative et une rupture par rapport aux procédures de communication et d’immersion dominants. Elles sont devenues à la fois un espace d’affirmation – les salles répondent à un désir – et de questionnement – les salles dérogent aux modes majoritaires de consommation des images. Par leur nature, avant même de considérer ce que montre tel ou tel film, ce que programme telle ou telle salle, les cinémas constituent un décalage par rapport à une pratique dominante et formatée. Avec toujours comme ambition que ce soit tout le cinéma qui puisse rencontrer potentiellement tous les spectateurs dans les conditions particulières de la projection en salles.
Ce texte est une version remaniée d’une conférence prononcée en ouverture du 14e Congrès d’Europa Cinemas, qui s’est tenu du 20 au 22 novembre à Varsovie. Créé et financé par l’Union européenne dans le cadre du Plan Media, Europa Cinemas est l’organisme qui fédère et soutient les 2000 salles qui projettent une majorité de films européens (http://www.europa-cinemas.org ). Cinq cents professionnels de toute l’Europe mais aussi sud-américains et asiatiques participaient à ces journées.
Remerciements à Claude-Eric Poiroux, Directeur général d’Europacinema, et à Fatima Djoumer.
lire le billetAu moment où les pouvoirs publics inventent une dispositif efficace et égalitaire pour aider au passage à la projection numérique, les salles de cinéma se lancent dans un affrontement fratricide.
Il y a une semaine, mercredi 4 novembre, un nombre important parmi les quelque 5400 salles de cinéma françaises a éteint ses enseignes pendant une heure. Il s’agissait d’attirer l’attention du public, et des divers responsables, sur les difficultés que connaissent une partie des cinémas, notamment dans les villes petites et moyennes. Cette situation apparaît comme injuste puisque l’ensemble du secteur est prospère, avec une nouvelle hausse des entrées de près de 10% en perspective pour 2009, au terme d’une décennie qui a vu la fréquentation en salles progresser de manière quasi-constante, contredisant les prédictions funestes quant à l’avenir du cinéma, a fortiori du cinéma en salles, prédictions récurrentes depuis… 50 ans (au moins).
Le moment de cette protestation organisée s’est trouvé recouper un autre calendrier. En effet venait tout juste d’être annoncée une mesure à tous égards remarquable, la création du « Fonds de mutualisation » destiné à aider toutes les salles, mais surtout celles qui disposent de moyens financiers limités, à passer à la projection numérique. Tendance irréversible, le remplacement des projecteurs de pellicule par des projecteurs de fichiers numérisés est depuis près de 10 ans la grande affaire des professionnels de la distribution et de l’exploitation. Grande aventure technique et industrielle, elle est aussi un enjeu politique, au sens strict de politique culturelle, puisqu’à cette occasion risquait de se produire une cassure irréversible entre les poids lourds du secteur (dont beaucoup ont déjà commencé de s’équiper) et que cette cassure du réseau de salles en une exploitation à deux vitesses entraine au passage la disparition d’un grand nombre d’écrans. C’est contre ce double risque que le CNC (dont les initiales depuis cet été signifient Centre national du Cinéma et de l’image animée, drôle de nom), que le CNC, donc, a créé ce dispositif de mutualisation :
http://www.cnc.fr/Site/Template/T3.aspx?SELECTID=3626&ID=2567&t=2
Son fonctionnement est exemplaire en ce qu’il permet grâce à la participation d’organisme public de mutualiser les risques, et de couvrir à 75% les frais de transformation. Mais sa mise en place (qui doit encore être traduite dans les faits) possède aussi le mérite insigne de rappeler de manière plus générale le sens d’une action d’intérêt public dans un secteur à la fois économique et culturel. Contre les rivalités « naturelles » entre les acteurs (entre salles de tailles et de puissances inégales, et entre les exploitants et les distributeurs), la solution mise en place manifeste, au nom des enjeux non-commerciaux dont les salles sont aussi porteuses, la possibilité d’un autre mode de développement – exactement le type de raison qui fait que le CNC dépend du Ministère de la Culture et pas de ceux en charge de l’industrie et du commerce. Cette intervention était d’autant plus bienvenue qu’au cours des dernières années, dans un environnement politique et idéologique très hostile à tout ce qui relève de la prise en compte des intérêts collectifs, le CNC n’avait guère pu jouer ce rôle, paraissant souvent réduit à enregistrer l’état des rapports de force entre les lobbies.
C’est pourquoi lors du congrès annuel de la fédération des exploitants (la FNCF), à Deauville le 20 septembre, la présidente du CNC Véronique Cayla pouvait à bon droit se prévaloir d’une avancée significative sur le dossier le plus brûlant et le plus complexe concernant l’exploitation. Et c’est pourquoi l’attitude des exploitants qui, au nom de la situation financière d’une partie d’entre eux (la petite et moyenne exploitation), transformèrent ce congrès en mise en accusation du CNC aura semblé un geste inconséquent, à la fois injuste et dangereux. Le CNC avait pourtant proposé de mettre en place des dispositifs d’aide aux salles les plus fragilisées. Mais sous l’influence directe des grands circuits, les exploitants ont réclamé une hausse de leur part sur les recettes (aujourd’hui environ 50%) pour toutes les salles. Ce qui aurait pour effet d’une part de bénéficier surtout aux plus riches, alors que déjà les multiplexes représentent 34% du nombre total d’écrans, mais 56% de la fréquentation, et d’autre part de se faire au détriment des autres ayants droits, cinéastes, producteurs et distributeurs. Soit une logique corporative instrumentalisé par les grands circuits, et qui tend à détruire la « solidarité » entre les différentes branches du secteur – et donc aussi ce qui, au-delà des logiques gestionnaires des uns et des autres, ressemblerait à un « intérêt supérieur du cinéma ».
L’ire des responsables de salle avait un autre motif : leurs collègues de la production venaient d’obtenir des pouvoirs publics une modification du fonctionnement des financement permettant de faire payer de sommes conséquentes aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) en échange d’une réduction du délai de diffusion des films sur les petits écrans (DVD et VOD) après leur sortie en salle, de 6 à 4 mois. Le manque à gagner réel des exploitants du fait de ce changement est minime, vu le peu de temps durant lesquels ils gardent les films à l’affiche – délai très inférieur à 4 mois. Mais l’idée qu’une autre branche du secteur ait obtenu un pactole sans qu’eux-mêmes y participent est de nature à énerver tout lobby qui se respecte (en d’autres temps les producteurs feraient de même contre les exploitants).
L’affaire en elle-même est une escarmouche comme il ne cesse de s’en produire dans le cinéma français, même si chaque fois les protagonistes tentent d’en faire l’Armaggedon du 7e art. Mais elle est significative des deux logiques qui travaillent le cinéma en France, et prend un relief particulier au moment où une action spectaculaire des pouvoirs publics, la création du Fonds de mutualisation, aurait au contraire du permettre une avancée collective. A suivre.
JMF
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