Certaines très grosses productions boivent la tasse, des «petits» films cartonnent, Steven Spielberg et George Lucas prédisent la fin des blockbusters et la fin du cinéma tel qu’on le connaît. Les majors ont des raisons de s’inquiéter. Mais les indépendants encore plus.
C’est l’été des (apparentes) remises en question à Hollywood. Ou plutôt, plusieurs interrogations se mêlent, suscitant à la fois un sentiment généralisé d’inquiétude et pas mal de confusion. A l’origine de ce remue-ménage, un nombre inhabituel de très grosses productions qui connaissent un échec cinglant au box-office, tandis que quelques films aux budgets modestes tirent leur épingle du jeu.
After Earth de M. Night Shyamalan avec Will et Jaden Smith et Pacific Rim de Guillermo Del Toro, déjà sortis en France, White House Down de Roland Emmerich avec Channing Tatum et Jamie Foxx, Lone Ranger de Gore Verbinski avec Johnny Depp (le duo gagnant des Pirates des Caraïbes), RIPD avec Jeff Bridges et Ryan Reynolds, tous productions à plus de 150 millions de dollars, se ramassent au box-office. Dans le genre mégaspectacle à effets spéciaux et explosions tous azimuts, seul le miraculé World War Z (à qui tous les analystes avaient prédit un sort encore pire) est un succès.
Deux événements sans rapport direct viennent alimenter commentaires inquiets et appels à un autre schéma.
Leonardo DiCaprio, Christoph Waltz, Samuel L. Jackson et Jamie Foxx dans «Django Unchained» (Sony Pictures).
Tout de suite, le cadre de Django Unchained est posé: ce sera celui du mythe. Chanson «western», puis musique «à la Ennio Morricone» —en fait: de Ennio Morricone—, cadrages magnifiant l’ampleur cosmique du paysage, profil de Jamie Foxx isolé parmi la file de Noirs enchainés et filmé tel un dieu grec.
Django arrive. Cet homme noir vient de quelque part, et même de pas moins de trois lieux à la fois. Ça va péter! Exploser, gicler, tonitruer, rollercoasteriser grave, à l’image et au son, pendant 170 minutes, au nom de cette triple origine.
Django n’est pas du tout le héros du western classique, venu du nulle part et voué à redisparaître dans le soleil couchant, figure du Bien ayant effacé ses origines de miséreux européen. Il n’est pas le héros du western moderne, produit de son époque et de ses contradictions. Et il n’est pas le héros du western postmoderne, pure figure graphique et sensorielle (tel son homonyme inventé par Sergio Corbucci, dont le Django de 1966 ressort opportunément le 23 janvier).
D’où viens-tu Django?
1) D’une plantation du Sud des Etats-Unis juste avant la guerre de Sécession, donc de l’enfer de l’esclavage.
2) De l’outrageante insuffisance de la prise en compte de la brutalité de cet enfer dans l’imaginaire collectif américain. Hollywood n’a pas nié l’esclavage, et face à Naissance d’une nation, film dont Tarantino dit «qu’il l’obsède», et à Autant en emporte le vent (deux titres fondateurs du cinéma US, tous deux pro-Sudistes), on trouverait bien sûr nombre de réalisations dénonçant le sort des Noirs.
Mais la fabrique mythologique moderne n’a jamais massivement fait de la dénonciation des crimes inouïs et ininterrompus sur lesquels s’est bâtie la première prospérité américaine un enjeu de spectacle —alors que, très lentement et encore insuffisamment, le génocide des Indiens a fini par être pris en compte, après avoir été systématiquement inversé, faisant des victimes les bourreaux, durant plus d’un demi-siècle.
3) Des Etats-Unis d’aujourd’hui, ceux du Tea Party, de Fox News, de la surenchère extrémiste de la plupart des candidats à l’investiture républicaine en 2012. Du point de vue de Tarantino, ces gens-là ne sont pas des concitoyens aux opinions différentes des siennes, mais un ramassis d’abrutis malfaisants qu’il convient de réduire à néant par tous les moyens pour rendre l’air un tant soit peu plus respirable.
1+2+3=la déferlante de violence déchainée, comme l’indique le titre. Pour déclencher cette explosion, il faut une mèche, un dispositif de mise à feu. Celui-ci vient encore d’ailleurs: d’Europe, et du langage.
On sait depuis la première scène du premier film de Quentin Tarantino, le conciliabule au restaurant en ouverture de Reservoir Dogs, l’importance décisive qu’il accorde à la parole. Et tous ses films fonctionnent sur des escalades en contrepoint de dialogues (ou de monologues) et d’action. Soit l’introduction comme corps étranger, perturbateur, d’une dimension toujours d’habitude marginalisée par la quête d’efficacité du spectacle hollywoodien («Pas de paroles, des actes»).
Tarantino fait un usage distancié, affichant son artifice, de l’usage des mots, à la différence de la présence massive de la parole chez Scorsese par exemple, où elle est organique, fait partie de la définition des personnages en relation avec leurs racines européennes, italiennes. Alors que l’usage immodéré des mots, et de phrases construites, sophistiquées, souvent s’interrogeant sur leur propre sens ou leur propre statut (rappelez-vous les arguties sémantiques de Travolta et Jackson dans Pulp Fiction), est clairement toujours un élément extérieur, intrusif et perturbateur, dont la présence a des effets finalement ravageurs.
Dans Django Unchained, cette irruption décisive du langage est incarnée avec une jubilatoire faconde par Christoph Waltz, le mémorable colonel Landa d’Inglourious Basterds. Waltz est devenu en deux films un «être tarantinien» par excellence, c’est à dire un personnage venu d’ailleurs, et capable d’une virtuosité d’expression verbale exceptionnelle, susceptible de dérégler les dramaturgies installées, de libérer des forces contenues par les manières habituelles de régler les rapports humains —et de raconter les histoires. Herr Doktor King Schultz libère Django, pas seulement au sens propre, mais au sens où la physique parle de la libération des puissances de l’atome.
Exactement comme Inglourious Basterds faisait penser à l’inscription sur la guitare de Woody Guthrie, «This machine kills fascists», Django Unchained porte en étendard «This machine kills racists». L’acte de «tuer» ne s’entendant, ne pouvant s’entendre qu’à l’aune des puissances particulières d’une guitare ou d’un film, et pas d’un fusil d’assaut —ce qui est une petite différence avec les braves gens de la NRA et assimilés.
Exemplaire est à cet égard la séquence renversant sur des membres du Klu Klux Klan un tombereau de ridicule, non pas parce que cela fait du bien de se moquer de salopards débiles, mais parce que cela s’inscrit dans un contexte qui insiste sur les effets atroces de ce qu’ils représentent. Le burlesque ne distrait pas de l’horrifique ni ne l’enrobe, ils sont deux modèles de munition au service du même combat.
Ce combat ne se déroule pas dans le Sud des Etats-Unis au milieu du 19e siècle, mais dans les salles de cinéma au début du 21e. Pas plus que le précédent film ne se référait à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, mais à l’univers imaginaire qui a été construit à partir d’elle, le nouveau film n’est pas une description des conditions réelles de l’esclavage, ni une fiction réaliste de ce qu’aurait pu y faire un noir révolté et particulièrement doué pour l’usage des armes.
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Daniel Craig dans Skyfall de Sam Mendes
Cinquante ans, c’est largement l’âge de la retraite pour un agent du service action. Les entrepreneurs de la franchise 007 ont beau capitaliser au maximum sur l’effet anniversaire, ils sont bien conscients du poids des ans et du risque de répétition.
A vrai dire, la longévité du personnage au cinéma est déjà un exploit sans équivalent, surtout si on considère que, à la différence des éternels retours des Batman et Spiderman, il ne s’agit pas de «réinventer» (hum) le personnage et de rejouer différemment des situations déjà racontées, mais à chaque fois d’une nouvelle aventure. C’est vrai même avec les trois reprises du même titre, Casino Royale, depuis l’ancêtre télévisuel qui adaptait le premier volume de Ian Fleming à la télé américaine en 1954 (Bond y devenait, horresco referens, un agent de la CIA, mais nul autre que le grand Peter Lorre incarnait le premier de tous les méchants bondiens, le Chiffre n°1 donc), avant la joyeuse sarabande pilotée par John Huston en 1967 et le navrant pataquès qui voyait l’apparition de Daniel Craig dans le tuxedo mythique en 2006.
Les auteurs du scénario se sont manifestement beaucoup creusés pour trouver un assemblage de péripéties permettant de jouer en même temps sur deux claviers, celui du changement d’époque et celui du retour aux fondamentaux. Ils s’en tirent plutôt bien, accrochant le destin de leurs trois personnages principaux, Bond, le méchant joué par Javier Bardem et M, à un énorme câble psychanalytique à deux sterlings, qui remplit parfaitement son office.
Ça démarre plutôt mal
(To the Wonder de Terrence Malick, The Master de Paul Thomas Anderson, At Any Price de Ramin Bahrani)
Dieu, la puissance et l’argent. Les trois films américains de la compétition présentés en début de Mostra (ceux de Brian De Palma et d’Harmony Korine complétant cette très forte délégation) exposent de manière insistante les forces que beaucoup considèrent comme décisives dans leur pays. Le moins intéressant des trois est aussi le plus attendu, To the Wonder de Terrence Malick. Franchissant un grand pas en avant dans le registre du kitsch métaphysique qui lestait déjà gravement The Tree of Life, le réalisateur tartine durant deux heures un emplâtre de cartes postales et de banalités sur le sens de la vie face à la puissance divine avec laquelle les hommes ne savent plus communiquer. La malédiction de l’amour impossible, de la pollution et de l’impuissance à faire le bien pèse dès lors sur eux comme une chape de plomb dont le film trouve une regrettable équivalence esthétique.
(attention, cette photo, la seule disponible,montre l’actrice Rachel McAdams, qui n’a qu’un tout petit rôle, avec Ben Affleck)
Une très belle russe francophone (Olga Kurylenko), le sculptural et laconique American Man Ben Affleck et le prêtre hispano Javier Bardem circulent en tous sens, du Mont Saint Michel aux plaines du Middle West et des supermarchés saturés de produits aux inévitables rivières malickiennes, tandis que pas moins de trois voix off régalent l’auditoire d’interrogations du type « Où est la vérité ? » « Pourquoi pas toujours ? », en trois langues pour convaincre de l’universalité de ces méditations.
Parmi les questions posées, la plus intéressantes est : « pourquoi on redescend ? ». Parce que contrairement à l’inquiétude mystique de Malick, chez ses deux confrères, on ne redescend pas. L’un et l’autre sont dédiés à la capacité, dans deux domaines différents, de produire toujours davantage, de ne pouvoir que foncer toujours en avant – idée aussi sous-jacente mais pas vraiment prise en compte dans To the Wonder. The Master de Paul Thomas Anderson raconte l’histoire d’un « maître à penser », mi-théoricien mi-gourou, qui dans les années 50 essaie de fonder une « école » où les élucubrations scientifiques servent de base à une mystique proche de la métempsychose. Il est rejoint par un ancien combattant de la 2e guerre mondiale à demi fou et complètement imbibé, dont les comportements erratiques servent au « maître » à la fois de terrain d’expérience, de déversoir émotionnel et, à l’occasion, de protection.
Philip Seymour Hoffman est The Master
Anderson ne manifeste aucune admiration particulière pour ses personnages, on en vient même assez vite à se demander pourquoi il raconte cette histoire de ratés plutôt pathétiques et assez antipathiques, qui n’annoncent pas vraiment la puissance des sectes et autres mysticismes plus ou moins homologués aux Etats Unis. Comme les précédents films du réalisateur, ce qui caractérise The Master est une sorte de puissance brute du filmage, appuyée sur la violence des situations, un indéniable savoir-faire dans le montage et le cadrage, et surtout l’interprétation : Philip Seymour Hoffman filmé comme Welles se filmait dans Citizen Kane et Joaquin Phoenix en allumé dangereux et sentimental en mettent plein les yeux, et les tripes. Pointe alors l’idée que Paul Thomas Anderson filme exactement comme œuvre le Maître de son film : en force et à l’esbroufe, avec une sorte d’intimidation permanente qui ne prend aucune distance avec ce qu’il entend décrire, ce qui risquerait de réduire son emprise sur les spectateurs. The Master, quelle que soit les dénonciations qu’il prétend faire, se révèle ainsi une exemplaire démonstration de force – force de la rhétorique et force physique, sensorielle – dont ses deux personnages principaux sont les représentants. Au lieu de les prénommer Lancaster et Freddie, il aurait dû les appeler Paul et Thomas.
Zas Efron en fils prodigue et speed racer dans At Any Price
Venu du cinéma indépendant, Ramin Bahrani s’approche de la grande forme hollywoodienne avec At Any Price, qui est pourtant aussi le seul des trois films qui prenne un peu de distance avec son sujet. Il s’agit ici, à travers l’histoire d’une famille d’agriculteurs de l’Iowa devenus aussi revendeurs en gros de semences OGM, et avec une variante du côté des courses de stock cars, de raconter la fuite en avant d’une société, la fatalité d’une surenchère sans fin, où l’argent est d’ailleurs moins le véritable objectif qu’une sorte de compteur pervers de cette course insensée. Avec le renfort de Zac Efron et Dennis Quaid, remarquables, Bahrani compose une sorte de fresque malade sur l société américaine dont le monde agricole ne serait qu’un cas particulièrement explicite, fresque qui se transformera en fable (im)morale. Son sens de la présence physique (les grands espaces américains aussi bien que les hommes éperdument lancés dans une fuite en avant) permet à Bahrani de retrouver le sens épique d’une longue tradition du cinéma américain dont deux des précédents grands représentants (T. Malick, P.T. Anderson) sont aujourd’hui ses compétiteurs à Venise. Avec At Any Price, à la différence de ses deux prestigieux ainés, lui trouve une possible circulation entre distance critique et prise en compte des puissances qu’il invoque.
lire le billet(The Reluctant fundamentalist de Mira Nair)
Riz Ahmed, dans The Reluctant Fundamentalist de Mira Nair, film d’ouverture
La 69e Mostra s’est ouverte le 29 août avec le faste et l’optimisme de rigueur. Pourtant sa situation est précaire, pour des raisons qui tiennent à la situation économique de l’Italie, à l’affaiblissement de la place de la culture, et notamment du cinéma, dans ce pays, mais aussi à des problème propres au plus ancien festival du monde. Mal à l’aise dans l’île du Lido dont les infrastructures peinent à accueillir aussi bien les projections que les festivaliers, devenu d’un cout exorbitant pour de nombreux professionnels, il est également sujet à une double concurrence qui pourrait s’avérer mortelle. Une semaine après s’ouvrira le Festival de Toronto, qui s’est imposé comme un des principaux rendez-vous de la planète, et la porte d’entrée des Etats-Unis pour les films du reste du monde. En novembre, ce sera au tour du Festival de Rome , création politicienne très richement dotée qui ne fait pas mystère de vouloir devenir le plus grand festival de la péninsule.
Face à cela, le retour à la direction artistique de la Mostra d’Alberto Barbera est la meilleure nouvelle possible, tant cet authentique cinéphile, également bien introduit dans les milieux politiques et professionnels, fait figure de héros de la dernière chance. Une réussite, nécessaire mais pas suffisante, est d’ores et déjà à porter à son crédit, avoir fait venir des stars hollywoodiennes, et deux films très attendus, ceux de Terrence Malick et Paul Thomas Anderson. Un projet porte une partie de ses espoirs, la création d’un marché. Cette édition, et ses suites, diront si cela suffira à résister aux multiples menaces, dont la moindre n’est pas l’arrivée à la tête de Rome du précédent directeur de Venise, Marco Müller, bien décidé à prendre l’ascendant sur la manifestation qu’il aura incarnée durant huit ans.
Cette 69e édition s’est donc ouverte, avec un film… intéressant. The Reluctant Fundamentalist (« Fondamentaliste malgré lui) de réalisatrice indienne Mira Nair, est un produit hollywoodien assez banal dans sa facture, mais où on décèle deux singularités. D’abord si n’importe quel scénariste vaguement progressiste prendrait acte que les horreurs commises depuis un siècle à peu près partout dans le monde par les Américains les empêchent de se présenter comme de braves gens face aux attaques islamistes, il est plus rare de trouver une mise en parallèle méthodique des effets meurtriers de l’intégrisme du marché et de l’intégrisme islamique. Les « fondamentaux » – du Coran ou de profit – sont ici invoqués dans une stricte équivalence, inséparable de l’autre aspect singulier du film situé entre New York et Lahore, de septembre 2001 à septembre 2011 : celui de pouvoir observer ce que donne l’utilisation de schémas narratifs et de mise en scène américains mis en œuvre par des non-occidentaux, le romancier pakistanais Moshin Hamid dont le livre a servi de base au film, et la réalisatrice. Hormis ces intérêts plutôt abstraits, pas grand chose à se mettre sous les yeux durant la projection.
lire le billetColin Farrell dans Total Recall
Au début des années 90, avec une intelligence dont on aurait tort de s’étonner, Hollywood prenait acte de la grande mutation en cours qu’on commençait à appeler la révolution du virtuel. Branché sur les avancées technologiques dans la Silicon Valley alors en plein essor, des scénaristes, producteurs et réalisateurs trouvaient notamment chez le romancier de science-fiction Philip K. Dick, mais aussi dans les thèses du philosophe Jean Baudrillard sur le simulacre, la matière à des projets de blockbuster capables de mettre en scène ce bouleversement des relations entre réel et imaginaire, un thème qui en effet concernait directement leur activité. C’est l’acteur Arnold Schwarzenegger, alors bêtement affublé par beaucoup d’une image de brute épaisse, qui aura le plus méthodiquement et le plus intelligemment accompagné cette thématique, avec Total Recall de Paul Verhoeven (1990), Last Action Hero de John MacTiernan (1993) et True Lies de James Cameron (1994), sans oublier le film qui marque un tournant décisif dans l’utilisation des images virtuelles, Terminator 2, également de Cameron (1991). En 1998, The Truman Show de Peter Weir donnera de cette mise en fiction de la question du virtuel la version la plus simpliste, tandis que deux grands films, Man on the Moon de Milos Forman et Fight Club de David Fincher, portent le thème à incandescence en 1999, la même année que l’habile mais nettement moins subtil ExistenZ de David Cronenberg.
22 ans après, le meilleur gag du remake de Total Recall sorti ce 15 août sur les écrans français est sans doute d’être produit par une société nommée Original Films. Rien n’est original dans le film, qui pique allègrement à droite et à gauche les idées de décors (pillage éhonté de Blade Runner… première grande adaptation à l’écran d’un texte de Philip K. Dick), de design et de gadgets, sans parler des péripéties. Reprenant les mêmes prémisses que Souvenirs à vendre, la nouvelle de Dick, et pas mal de ressorts du film de1990, qui déjà s’éloignait beaucoup du bien plus complexe texte d’origine, le scénario est surtout marqué par un parfait désintérêt pour le trouble qui faisait l’enjeu du premier film, enjeu vaillamment conservé par Verhoeven comme une interrogation durant toute la projection.
Hollywood n’a pas renoncé à travailler ces interrogations, de Matrix à Inception, pour ne citer que deux des meilleurs exemples, les aventures dans les épaisseurs du réel continuent. Rien de tel avec le reboot de Len Wiseman, insipide histoire de combat contre une dictature standard. S’il a un vague intérêt, c’est qu’il s’y joue un curieux phénomène, qui peut être relié au principal événement technologique advenu au cinéma à grand spectacle ces dernières années : le passage à la 3D. Total Recall est en 2D, mais en termes de mise en scène sa seule idée originale concerne une séquence où des cabines d’ascenseur circulent dans les trois dimensions, se croisant aussi bien horizontalement que verticalement. Comme si l’idée de la 3D venait brièvement ensemencer la réalisation, alors même que l’essentiel de celle-ci, mais surtout le scénario aplatissent au contraire le film, le privant de sa dimension d’incertitude, du jeu sur le passage entre différents niveaux de réalité, de voyage dans l’espace mental. Cet aplatissement est traduit visuellement par l’invention plutôt ridicule du nouveau scénario : le voyage sur mars est remplacé par une improbable traversée de la terre dans une sorte de métro, ou de train de banlieue reliant l’Angleterre à l’Australie ( ?). Ce passage par le centre de la terre (clin d’œil involontaire au titre québécois du premier Total Recall, Voyage au centre de la mémoire), est tout ce qui reste d’intériorité à ce film… totalement oubliable.
lire le billetSa mort ressemble à sa vie. Sa mort? Pas seulement «les circonstances de sa mort», le 5 août 1962, ça c’est encore une autre histoire. Mais ce que Marilyn Monroe est devenue, une fois morte, et qui ne fait que se confirmer, c’est à dire s’aggraver, le temps passant, les hommages, révélations, clichés plus ou moins inédits, récits, confidences et biographies s’accumulant. Elle aura été tant et tant de choses. Et d’abord, en dépit de tout –et bien sûr d’elle-même: une très grande actrice de cinéma.
Les livres d’histoire notent qu’elle débute à l’écran en 1947, mais malgré une apparition notable dans Les Reines du music-hall (Phil Karlson, 1948), les spectateurs, eux, notent véritablement son irruption (éruption?) dans l’excellent quoique sous-évalué La Pêche au trésor (1949). C’est le dernier film des Marx Brothers, signé David Miller mais auquel Leo McCarey a prêté la main.
L’année suivante elle est chez Tay Garnett et John Sturges, et surtout, elle réussit des apparitions inoubliables dans Quand la ville dort de John Huston et, plus encore, Eve de Joseph Mankiewicz. A ce moment, elle n’est pas encore une star, elle est déjà complètement Marilyn, the one and only. La séquence à la soirée est dans le film du machiavélique Mankiewicz comme une fusée incandescente, fausse note volontaire à l’intérieur de l’affrontement glacé entre Bette Davis, George Sanders et Anne Baxter. Une brève et joyeuse tornade dans un jeu d’échecs.
Ce qui se produit dans Eve est exemplaire, et dit énormément de la singularité de celle qu’on retrouvera très bientôt chez nombre des plus grands réalisateurs hollywoodien de l’époque: Howard Hawks (Chérie je me sens rajeunir, 1952, Les hommes préfèrent les blondes, 1953), Fritz Lang (Le démon s’éveille la nuit, 1952), Otto Preminger (La Rivière sans retour, 1954), George Cukor (Le Milliardaire, 1960, Something’s Got To Give, 1962, inachevé), et à nouveau John Huston (Les Désaxés, 1961, inoubliable chef-d’œuvre malade). Excusez du peu. En 1950, Marilyn Monroe a attiré l’œil des patrons de studios comme le montre malicieusement Mankiewicz, elle n’a pas de carrière, elle n’a pas non plus rencontré les Strasberg ni commencé a travailler avec l’Actor’s Studio.
Elle est une «nature», sa plastique, sa gestuelles, son énergie vitale, sa séduction, l’étrangeté de sa voix ou plutôt de certaines inflexions déstabilisent son environnement, introduisent une rupture. Il faut prendre au sérieux la réaction d’Alfred Hitchcock refusant de travailler avec elle en disant «je n’aime pas les actrices qui portent leur sexe sur la figure». Le maître du suspense, qui avait besoin d’une totale maîtrise de ses «outils» – acteurs, accessoires, montage, lumière, rebondissements dramatiques – voit d’emblée que cette actrice flanquerait la pagaille dans l’horlogerie de précision de ses tournages. Perturbation qu’il associe au sexe, ce qui est à la fois juste et incomplet: Marilyn Monroe incarne (ce verbe aura rarement été aussi approprié) uns forme de présence transgressive dont la dimension sexuelle est essentielle, mais qui ne s’y limite pas.
Il y aurait une ligne de démarcation à tracer entre les réalisateurs qui aiment affronter et jouer avec ces puissances, et ceux qui tiennent à les dominer. On ne s’étonnera pas qu’elle ne se soit entendue ni avec Lang, ni avec Preminger, ni avec Cukor, mais qu’elle soit si entièrement à l’unisson des films dirigés par Hawks, Huston et Wilder. Ils sauront faire le meilleur usage de cette présence…
Dans une des scènes d’action les plus réussies de The Dark Knight Rises, Bane, le «méchant», s’empare de Wall Street pour opérer une manipulation boursière destinée à ruiner Bruce Wayne, le richissime héritier qui, dans le passé, revêtait les attributs de l’homme chauve-souris pour sauver la ville de Gotham.
Cette séquence est à la fois complètement idiote, habile, et significative du film dans son ensemble.
Idiote, comme souvent les ressorts strictement factuels des films de superhéros, puisque plus personne ne croit que pour manipuler des cours de bourse il faille physiquement s’emparer du lieu où elle s’exerce –c’est d’ailleurs ce qu’un trader dit à Bane: «Mais qu’est-ce que vous fichez là? Il n’y a pas d’argent ici!»
Habile, parce qu’elle prend en charge un nouvel «ennemi public», la Bourse devenue symbole de tous les soupçons depuis la crise des subprimes.
Significative, surtout, parce que le principe même des Batman selon Christopher Nolan (et son frère Jonathan, son coscénariste et producteur) consiste à rendre visible ce qui est abstrait.
N’importe quel super-vilain (pas seulement dan les fictions, cf. Goldman Sachs ou Barclays) est capable de trafiquer la Bourse depuis le confort de son bureau ou de son yacht.
Pas de ça chez Nolan: il faut montrer, il faut justement rendre visible ce qui est devenu virtuel, et en faire un (rentable) spectacle, afin de questionner la nature et la validité de ce qu’on voit.
C’était la grande idée d’Inception (2010): montrer et expliquer en détail ce qui se passe là où c’est en principe invisible (dans la psyché des personnages): une idée très précise du cinéma. Ou plutôt: une idée très précise du spectacle, depuis la tragédie grecque.
Il ne faut pas se laisser impressionner par le déluge d’effets spéciaux et de paillettes, les Nolan sont des intellectuels sérieux, des Européens nourris aux sources classiques de la culture occidentale, et qui ont en outre tout compris du fonctionnement de Hollywood. C’est d’ailleurs ce qui fait de Christopher Nolan sans doute le plus grand auteur de sa génération (avec David Fincher, et sous réserve d’un retour en forme de M. Night Shyamalan) au sein du système des Studios.
Chez Nolan, personnages et situations sont littéralement des illustrations d’idées, il faudrait plutôt écrire: d’Idées. Oui oui, comme chez Platon: la Justice, la Vérité, le Sens de la Vie, et aussi la Société, ramenée à sa forme fondatrice: la Cité.
La «cité», abstraction philosophique, c’est Gotham qui sera d’ailleurs isolé du reste du territoire par la destruction des ponts. Elle est à l’écart, un écart théorique, du pays (les Etats-Unis, leur président et leurs forces armées n’apparaissent fugacement que pour témoigner de leur impuissance et de leur bêtise) et du monde, transformé en un vaste glacis informe où confins hostiles (et «orientaux») et coulisses prometteuses d’un repos sophistiqué (un Fernet Branca sur une piazzetta de Florence, trop chic!) sont à portée d’une collure au montage, autant dire nulle part.
C’était la réussite quasi parfaite du précédent film, The Dark Knight: la capacité d’enchaîner du même élan longs débats sur le sens de l’action individuelle et collective, exploits spectaculaires et explosions.
Si Nolan rejoue la même recette cette fois-ci, c’est avec moins d’inspiration: ça grince entre les séquences de dialogues et les séquences d’action, les discours sonnent un peu trop longs et sentencieux –alors qu’on sait, notamment depuis Le Prestige (2006), de quelle efficacité les frère Nolan sont capables aussi dans l’utilisation de la parole, et quelle importance ils lui accordent.
Le Festival de Shanghai qui s’est tenu en juin a été l’occasion d’une étrange levée de boucliers. Etrange parce qu’elle a réuni des gens qui d’ordinaire s’ignorent, quand ils ne se méprisent pas ouvertement. On a en effet entendu s’exprimer d’une même voix les ténors du cinéma commercial chinois et les principaux représentants du cinéma d’auteur.
Dans un pays où, alors que la production et la diffusion des films connaît une explosion foudroyante, la séparation est radicale entre une approche commerciale et une approche artistique, il était singulier de retrouver à la même table Jia Zhang-ke, Lou Ye et Wang Xiaoshuai, figures de proue de la création et de la recherche célébrés par tous les festivals du monde, et Feng Xiaogang, signataire de blockbusters officiels, Guan Hu, représentant d’une génération venue du clip, de la pub et de l’esthétique du jeu vidéo, ou Lu Chuan, en train de conquérir sa place parmi les jeunes loups de l’industrie. Un seul mot d’ordre, qui semblait venu d’une époque révolue: halte à l’invasion américaine.
En inventant le (soi-disant) récit fondateur de ce qu’il a raconté en 1979, Ridley Scott accomplit un geste de propriétaire reprenant ses droits sur un monde.
C’est un geste curieux qu’accomplit Ridley Scott en réalisant Prometheus, plus de 30 ans après Alien. A l’heure où les «franchises» sont devenues la règle à Hollywood, le film semble s’inscrire dans cette recherche éperdue de sécurité que représente pour les majors la réutilisation de personnages et de situations connues, surtout si les films nécessitent de gros investissements en effets spéciaux.
Mais il est beaucoup plus singulier que ce recyclage soit relancé par l’auteur du film fondateur. Auteur? Scott est à n’en pas douter l’auteur d’Alien, même si le film fut à l’origine une commande la Fox. La manière dont il s’est approprié le sujet est incontestable, tout comme le rôle décisif joué par le film dans sa carrière ensuite, après que son premier film, «film d’auteur» au sens classique, européen, Duellists (1977), a été un échec commercial. En inventant aujourd’hui avec Prometheus le (soi-disant) récit fondateur de ce qu’il a raconté en 1979 –et des trois sequels réalisés par d’autres– Ridley Scott accomplit un geste de propriétaire reprenant ses droits sur un monde.Au premier rang de ces «autres», James Cameron (Alien, le retour, 1986). James Cameron devenu entre temps le cinéaste qui aura à deux reprises signé le film ayant eu le plus de succès de toute l’histoire du cinéma, Titanic puis Avatar.
James Cameron qui vient d’annoncer qu’il entendait ne plus tourner que des films situés sur Pandora, la planète inventée par lui pour Avatar. C’est-à-dire continuer de créer son propre monde, rester maître de l’univers qu’il a conçu. Projet d’artiste démiurge, dont on aurait tort de sourire tant Cameron a prouvé qu’il était capable de mettre en œuvre les conditions artistiques (récit, images) mais aussi financières et technologiques de ses projets.
Projet titanesque? Précisément au sens de ce titan nommé Prométhée, qui conçut le projet d’égaler les dieux. Exactement ce vers quoi tendent certains réalisateurs d’aujourd’hui, avec le renfort des puissances technologiques ouvertes par le numérique et des puissances économiques ouvertes par le marketing mondialisé –vous avez dit Pandora?