Une jeunesse allemande de Jean-Gabriel Périot. Durée : 1h33. Sortie le 14 octobre.
Constat à première vue plutôt étrange : au cours des années 1960, tous ceux qui allaient composer la Fraction armée rouge en Allemagne, ceux que la police et les médias appelleront « la Bande à Baader », ont eu une relation forte avec le cinéma. A chacun de ces jeunes gens, d’abord séparément, l’utilisation de la caméra et la création d’images sont apparues comme un projet désirable, et un outil révolutionnaire capable de transformer la société.
Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Ulrike Meinhof, Jan-Carl Raspe et Holger Meins ont tous eu affaire d’une manière ou d’une autre avec cette pratique. Ils ont écrit sur des films, joué dans des films, réfléchi au cinéma et aux images, réalisé des films, Meins étant celui qui aura eu la relation la plus systématique, à l’intérieur puis en marge de la célèbre DFFB, l’école de cinéma de Berlin, où ont aussi étudié nombre des meilleurs jeunes cinéastes allemands, de Farocki et Bitomski à Petzold et Schanelec.
Cinéaste travaillant depuis 10 ans à partir de documents d’archives recomposés pour produire une interrogation politique et poétique, Jean-Gabriel Périot passe cette fois au format du long métrage en composant un récit du passage à l’action armée de quelques représentants de la jeunesse allemande révoltée des années 60, jusqu’à leur mort en prison le 18 octobre 1977.
Film de montage historique, Une jeunesse allemande ne dissimule ni la générosité des motivations de départ, ni les vertiges propres au passage à la guérilla urbaine, ni l’impasse d’une tentative de soulèvement révolutionnaire dans une société qui n’y est nullement prête, et l’absurdité sanglante d’y persévérer.
Une jeunesse allemande est donc est très bon récit documentaire à la fois d’une situation historique précise, celle qu’a connu l’Allemagne des années 60 et 70, et d’un problème politique spécifique, celui de l’action violente organisée dans un pays développé et démocratique – la démocratie n’ayant bien sûr jamais empêché un Etat et ses représentants de se livrer à des actes totalement anti-démocratiques lorsque ses intérêts essentiels lui paraissaient menacés.
Il est aussi un questionnement au présent, questionnement sur ce qui nous relie encore, ou pas, aujourd’hui, à ce qui s’est joué alors, miroir à facettes pour refléter les formes actuelles de la violence politique, la montée des pratiques de contrôle autoritaire dans les pays occidentaux, le piège en abime de l’utilisation du mot « terroriste » par les autorités et les médias, par-delà les décennies et la diversité des situations.
Mais Une jeunesse allemande bénéficie de cette dimension supplémentaire : la relation de ses protagonistes au cinéma, qui travaille plus ou moins secrètement tout le film, et au sein de celui-ci récuse implicitement la place du cinéma comme simple outil pour raconter ce qui s’est passé. Que le travail avec les images ait été perçu comme moyen de comprendre le monde et de le transformer demeure en effet une question d’actualité, un demi-siècle après la montée de la contestation en RFA, 40 ans après le climax sinistre des années 76-77.
Cette question, Périot en la constatant chez ses personnages, se la pose aussi à lui-même et à sa propre pratique. Et peu à peu, une autre histoire se tresse à celles, déjà riches et complexes, que prenait explicitement en charge Une jeunesse allemande. Sous le signe explicite de Jean-Luc Godard, avec qui s’ouvre le film, le cinéma aura bien été perçu par de nombreux jeunes gens engagés dans une volonté de faire advenir un monde moins injuste comme une arme révolutionnaire.
Un des effets, indirect mais nullement anodin, de ce rapport au cinéma, aux images, à la mise en scène, concerne la pratique de l’action violente, qui vise d’abord à « faire image », à traduire sur un mode spectaculaire la possibilité de secouer, voire de détruire, le système dominant. Avoir réfléchi et pratiqué la mise en scène de cinéma aura fait partie de l’arsenal de la Fraction armée rouge.
Mais symétriquement, en accompagnant l’impasse sanglante dans laquelle s’enferment les jeunes gens animés par leur volonté d’en découdre avec le vieux monde, le film prend aussi en charge l’incapacité du cinéma à produire de manière efficace des effets de transformation essentiels.
Il le fait sans illusion mais sans cynisme, sans complaisance ni pour ceux qui sont allés au bout d’une logique sans issue, ni pour ceux qui les ont traqués et écrasés. Cette histoire, celle d’une jeunesse qui ne fut pas qu’allemande mais aussi états-unienne, française, italienne, japonaise…, même avec chaque fois des contextes particuliers, et des modalités de passages à l’acte eux aussi singuliers, cette histoire est également celle d’un moment de l’histoire du cinéma, d’une promesse non tenue dont il aura été porteur.
Et c’est ce dont, faisant pendant à Godard à la fin du film de Périot, un autre immense cinéaste, Rainer Werner Fassbinder, semble porter le deuil avec son inoubliable contribution au film collectif L’Allemagne en automne. On le voit réagir avec désespoir, impuissance, désarroi, interroger et critiquer son compagnon et sa mère face à cette situation de toutes parts inacceptable.
Cette séquence célèbre, mais qui trouve ici une force nouvelle, est une des plus justes transcriptions de la fin d’une époque. Et de la crise à laquelle Jean-Luc Godard, à nouveau, répondra trois ans plus tard par son « Sauve qui peut la vie ».
lire le billetPhilippe Garrel applaudi après la projection à Cannes de L’Ombre des femmes, avec Stanislas Mehrar et Clotilde Courau
L’Ombre des femmes est-il un film plus scénarisé que vos précédentes réalisations ?
Oui. Après une époque, désormais lointaine, celle de mes films improvisés, j’ai trouvé bien d’avoir des scénarios, même si c’est surtout pour des raisons d’organisation et de recherche de financement. Là, c’est la première fois où j’étais content d’avoir un scénario, et où à mes yeux il égalait, en termes d’efficacité, l’époque de l’improvisation. Ce n’était plus utilitaire du point de vue économique, ou un pis-aller nécessaire, mais un réel apport au film. Cela avait déjà été un peu été le cas pour Liberté la nuit, mais cette fois j’ai atteint quelque chose de nouveau, en tout cas pour moi. La mise en place d’un suspens psychologique trouve de nouvelles ressources grâce à l’écriture.
Cette écriture est-elle différente de celle de vos précédents scénarios ?
Certainement, du fait de l’arrivée de Jean-Claude Carrière. Il amène une conception du scénario fondée sur le récit, que je n’avais pas avant. J’ai eu envie de rencontrer Carrière à cause de ce qu’il avait fait sur Sauve qui peut (la vie) et je lui ai demandé ce que Godard lui avait fourni à l’époque, et comment il avait travaillé. Il m’a dit que Godard lui avait donné l’endroit et les personnages, cette démarche me convenait très bien, on a procédé de la même manière. Avec Arlette Langmann et Caroline Deruas, déjà coscénaristes de La Jalousie, nous avons établi un sujet, et ensuite on l’a confié à Carrière qui a proposé les premiers développements. Ensuite on retravaille beaucoup ensemble, chacun de nous quatre apporte des éléments.
Comment définiriez vous le sujet ?
Le sujet c’est : la libido féminine est aussi puissante que la libido masculine. Pour moi L’Ombre des femmes est un film sur l’égalité de l’homme et de la femme, telle que peut la prendre en charge le cinéma. Ce qui signifie qu’il fallait énormément soutenir le personnage féminin, et aller contre l’homme : le cinéma a été conçu par des hommes et ce sont quand même toujours eux qui orientent nos représentations, nos manières de voir et de raconter même si heureusement il y a de plus en plus de femmes qui font des films. La plupart du temps, quand des femmes s’expriment à l’écran elles disent des mots écrits par des hommes,. C’est ce que j’ai essayé de résoudre en travaillant à quatre, deux femmes et deux hommes. Mais je crois que le cinéma fonctionne de telle manière que si on met le personnage masculin et le personnage féminin à égalité, le cinéma tend à renforcer la position de l’homme. Pour contrebalancer ça j’ai voulu que le film soit en défense de la femme et à charge contre l’homme. Et du coup à la fin Pierre ne s’en sort pas mal, Manon et lui sont en effet dans un rapport de force égal. Le film est sans doute quand même fait du point de vue d’un homme, mais d’un homme qui va voir ce qui se passe du point de vue des femmes.
Le scénario joue un rôle central lors du tournage ?
Pas central : pour moi, le cinéma c’est toujours fondamentalement ce qui se passe au tournage. C’est là que tout se joue vraiment. Mais le scénario joue un rôle important, surtout du fait des conditions dans lesquels sont faits ces films, c’est à dire très vite et pour très peu d’argent. Un travail très poussé et très précis sur le scénario permet ensuite d’être rapide, de ne pas perdre de temps ni d’argent. Tourner en 21 jours, à Paris ou tout près, dans l’ordre des scènes, nécessite que le scénario soit solide. Il prévoit d’ailleurs aussi le montage : pour travailler dans ces conditions, il ne faut presque rien jeter, tout ce qu’on tourne est nécessaire, et figure dans le film. Le montage proprement dit, ce sont des ajustements à partir de ce qui a été anticipé à l’écriture et fabriqué au tournage d’une manière très proche du résultat final. Mais le scénario ne peut pas, et ne doit pas tout prévoir : il y a des choses qui ne peuvent s’écrire qu’avec la caméra – peut-être les plus importantes. Les vrais risques, c’est sur le tournage qu’on les prend.
Ce sont des conditions matérielles que vous subissez, ou qui vous conviennent voire vous stimulent ?
Elles me conviennent, elles sont la contrepartie d’une totale liberté. Dès lors que je travaille dans ce cadre économique fixé au départ, on me laisse faire tout ce que je veux. Si je trouve une méthode de travail adaptée, ce qui est le cas, je fais exactement le film que je désire. Les films chers ne peuvent pas se faire sans un contrôle des financiers. Je trouve que nous vivons une époque où il faut prendre en considération ces questions, de toute façon l’économie m’a toujours intéressé. Dès 2011, lorsque la crise de la dette européenne a pris des proportions importantes, j’ai compris qu’on était entré dans une époque où il fallait réfléchir différemment, y compris à mon échelle. Depuis, les films sont tournés en moitié moins de temps, et avec des budgets divisés par 2 par rapport à ce que je faisais avant, qui n’avait déjà rien de dispendieux comparé à la plupart des autres. Il faut inventer d’autres prototypes. Et j’ai vu que j’y gagnais de la liberté. Mais sur mes films, tout le monde est payé au tarif syndical, j’y tiens absolument. On sait que je n’ai pas un grand public, à peu près le même depuis des décennies, l’économie de mes films est en proportion, donc c’est sain.
Vous aimez l’austérité ? Vous y trouvez une énergie ?
Je ne le vis pas comme une austérité, mais comme la définition de ce à quoi je tiens le plus. Je tourne avec les acteurs que je veux, les partenaires techniques que je veux, en répétant beaucoup, je filme et je monte en 35mm, en scope, en noir et blanc. Pour moi ce sont autant de luxes, mais qui sont possibles parce qu’ils trouvent place à l’intérieur du cadre défini très clairement avec le producteur, Saïd Ben Saïd, et que nous respectons tous les deux. Je n’échangerais pour rien au monde ma situation contre celle dans laquelle je vois d’autres réalisateurs qui font des films beaucoup plus chers, à travers des crises terribles. Je tiens à ce que l’art m’aide à vivre, il n’est pas question de sacrifier ma vie pour le cinéma. Lorsque j’enseignais au Conservatoire, j’étais effrayé par les élèves qui se disaient prêts à mourir pour l’art. Je préfère ceux qui sont prêts à vivre pour l’art.
Vous retrouvez Saïd Ben Saïd comme producteur, il participe de votre vision du cinéma bien que son nom soit associé surtout à des films très différents ?
Je l’ai rencontré il y a 6 ans, à l’anniversaire de Jean Douchet. Je ne savais pas qui il était mais il produisait Barbet Schroeder ce qui était déjà en sa faveur. Il m’a parlé avec une justesse et une précision qui m’ont sidéré de la bande son de Elle a passé tant d’heures sous les sunlights, je me suis dit : ça c’est un producteur attentif. Peu après, m’étant trouvé sans producteur, je lui ai demandé s’il voudrait produire un film que je ferai, il m’a dit oui, tout de suite. J’ai écrit très vite La Jalousie, tourné avec un très petit budget, et aussitôt après il m’a proposé de recommencer, exactement dans les mêmes conditions. Ça me convenait très bien. Au sein de sa société de production, je suis le plus petit, ils travaillent sur des gros budgets, du coup tout le monde me laisse une paix royale. En outre, contrairement à la plupart des producteurs, Saïd se soucie de ce qui se passe dans le monde entier et pas uniquement des résultats en France, or il se trouve que j’ai un public un peu partout dans le monde, il sait bien s’occuper de cette dimension, et moi j’aime cette idée que mes films circulent.
Lorsque vous écrivez le scénario, les personnages ont-ils un visage, avez-vous une idée de qui les interprétera ?
Non, ce sont des personnages. Lorsque le scénario est terminé, je choisis un acteur, ensuite j’en cherche un deuxième, en fonction du premier, et ainsi de suite. Dans ce cas, j’ai choisi Stanislas Mehrar, avec qui j’avais envie de tourner depuis longtemps, que je trouve magnétique. Je l’ai toujours beaucoup apprécié, surtout dans les films de Chantal Akerman. Ensuite j’ai pensé à Clotilde Coureau, je l’avais repérée il y a très longtemps, après l’avoir vue par hasard dans un téléfilm, immédiatement j’avais senti sa force. C’est une virtuose, je l’ai su d’emblée. Mais ensuite c’est en les voyant ensemble lors des essais que j’ai su que c’était la bonne réponse pour ce film-là.
Et pour le rôle d’Elisabeth ?
J’ai fait des lectures avec Stanislas Mehrar et plusieurs jeunes comédiennes, dont Léna Pogam, qui vient du Conservatoire. Je n’y enseigne plus mais je continue de suivre chaque année les nouvelles promotions, il y a beaucoup de découvertes à y faire. J’ai vu une relation possible et qui me plaisait entre ces deux acteurs, après il faut beaucoup travailler avec chacun. Je ne crois pas à la possibilité de faire faire aux acteurs autre chose que ce qu’ils sont. Il faut s’appuyer sur leur propre rapport au personnage et aux situations, ce qu’ils mettent eux-mêmes en place, et bâtir à partir de cela. Il faut intervenir sans tout casser, c’est un processus long et complexe, mais passionnant aussi.
Vous tournez pour la première fois avec le chef opérateur Renato Berta. Lui avez-vous demandé quelque chose de particulier ?
Lui aussi je l’avais surtout remarqué sur Sauve qui peut (la vie), même s’il appartient à la même mouvance des grands chefs opérateurs liés à la Nouvelle Vague avec lesquels j’ai déjà travaillé, il fait une image assez différentes de Raoul Coutard, de Willy Kurant, de Lubtchansky. Berta est remarquable en particulier pour les éclairages, et je voulais travailler dans cette direction. J’ai particulièrement aimé ses images assez denses, anthracite, qui me rappelaient les images des films de Pabst, de cette époque. Je lui ai demandé d’aller plus loin dans ce sens. Et puis c’est un technicien chevronné, il ne commet pas d’erreurs. Lorsqu’on ne fait qu’une seule prise comme moi, c’est très rassurant d’avoir quelqu’un d’aussi expérimenté.
Comment s’est mise en place la voix off ?
Elle est là depuis le début, elle fait partie du projet. Je ne crois à la possibilité d’ajouter une voix off à la fin, il faut une nécessité organique. J’aime beaucoup les films avec voix off, cela n’existe qu’au cinéma : des mots qui se glissent au milieu de choses qu’on voit, qu’ils peuvent parfois commenter ou contredire. Cette utilisation de la voix off vient clairement de la Nouvelle Vague, de Truffaut beaucoup, de Godard aussi. Mais il y a plein de possibilités différentes pour l’employer, elle permet d’indiquer des nuances qu’il serait impossible de faire passer par les dialogues ou le jeu.
La mise en scène aussi permet de suggérer bien des choses qui ne sont pas dites.
Evidemment. Il me semble qu’il y a plusieurs types de réalisateurs, dont ceux qui auraient pu aussi bien être peintres, certains comme Bresson, Pialat, Assayas, l’ont d’ailleurs été. Je me sens de cette famille-là. Cela signifie une attention particulière aux matières, aux motifs visuels, à des éléments plastiques qui ont un sens mais pas d’une manière explicite. Par exemple dans L’Ombre des femmes il y a une scène où Manon rentre chez elle après avoir été avec son amant, pendant que Pierre, qui était lui aussi avec sa maîtresse, l’attend dans l’appartement. J’ai mis un drap blanc dans l’escalier, ce n’est pas un accessoire au sens utilitaire, et presque personne n’y prêtera attention, mais pour moi c’est exemplairement une trace visuelle de là dont l’un et l’autre sortent, le lit, c’est un signe qui a une puissance de suggestion dans un coin du tableau.
La scène d’ouverture, qui n’a pas de suite dans l’histoire, occupe une fonction comparable ?
Exactement, elle participe à l’établissement d’une forme de tension. J’utilise aussi des images venues des mes rêves. Je cherche une forme d’onirisme mais qui reste attachée à la réalité. Notamment bien sûr « l’inquiétante étrangeté » du désir féminin dont parle la psychanalyse.
Qu’avez-vous demandé à Jean-Louis Aubert, avec qui vous travaillez pour la deuxième fois, pour la musique ?
Je lui ai demandé d’écrire, pour quelques moments très précis du film, des chansons sans parole. Avec une musique simple. Ce sont comme les mélodies de chansons dont les paroles serait le film lui-même, les images autant que les mots. Jean-Louis et moi on s’entend très bien, nous appartenons au même univers, sans doute en grande partie pour des raisons de génération.
Votre cinéma est d’une telle cohérence qu’on est forcément tenté de comparer les films entre eux, pour mettre en évidence ce qui a changé. Pour vous, y a-t-il une continuité ente La Jalousie et L’Ombre des femmes ?
Ce qui m’intéresse c’est ce que je peux comprendre de l’inconscient. La Jalousie était lié à la mort de mon père, L’ombre des femmes est lié à la mort de ma mère. Pour moi, chacun de ces films est profondément marqué par cet événement personnel.
(NB: une autre version de cet entretien figure dans le dossier de presse du film)
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Adieu au langage de Jean-Luc Godard| durée: 1h10 | sortie: 21 mai 2014
Il y a Adieu au langage, qui sort au cinéma ce mercredi 21 mai, et il y a «le Godard à Cannes», assez sidérant phénomène d’excitation médiatique et festivalière. Entre les deux, un gouffre insondable, où le réalisateur Jean-Luc Godard s’est bien gardé de venir se laisser happer, ce qui se serait immanquablement produit s’il avait mis les pieds sur la Croisette. Il s’en explique d’ailleurs dans une lettre filmée à Gilles Jacob et Thierry Frémeaux.
Dudit phénomène, au-delà de l’expertise des spécialistes des relations publiques qui s’en sont occupé, il faut constater une remontée de la cote people du nom de Godard, qui tient à la disjonction désormais totale avec ce qu’il fait (et que si peu de gens vont voir). Godard a atteint le moment où la radicalité dérangeante et mélancolique de son œuvre ne gêne plus du tout le besoin d’adoration fétichiste d’un public de taille conséquente. Sur un horizon accablant, la défaite de ce que pour quoi Godard aura filmé et lutté toute sa vie, c’est une sorte de minuscule victoire, son travail de cinéaste n’ayant plus du tout à rendre des comptes aux statues qu’on a commencé de lui ériger il y a longtemps, qui lui ont longtemps nui, et dont voit bien qu’elles n’attendent que son décès pour proliférer à l’infini.
Le film, lui, est un nouvel «essai d’investigation cinématographique». Il le dit très clairement –Godard dit toujours tout très clairement, et ne cesse de constater que plus il est clair, moins on le comprend. D’où la mention, dans le film, de la nécessité de traducteurs pour se comprendre, proposition qui pointe l’impuissance du langage, mais n’y apporte nulle solution.
Ce n’est évidemment pas en ajoutant du langage au langage qu’on se comprendra mieux. Comment alors? Ni Jean-Luc Godard ni son film ne le savent, mais du moins flairent-ils une piste. Ou plutôt, le chien qui est le protagoniste principal du film la flaire pour eux – «protagoniste» et pas «personnage», cet être duplice dont Godard a souvent condamné la fabrication, et qui est ici à nouveau stigmatisé sans appel.
Ce chien, frère de ceux déjà souvent invoqués (notamment dans Je vous salue Marie et Hélas pour moi, puisque les ouvrages sont cent fois sur le métier remis) fait exister la possibilité d’une vie d’avant la séparation entre la nature et la culture, cette culture que Godard désigne ici de manière ajustée comme «la métaphore». Il témoigne silencieusement d’un en-deçà du langage qui ne fait disparaître ni les images ni les histoires, mais les réinscrit dans la continuité d’un être-au-monde où le trivial et le mythologique, la pensée et la merde ne sont pas disjoints.
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Il est mort le jour de ses 91 ans, le 29 juillet. Jusqu’au dernier moment, il aura surveillé le score de son film Chat écoutant la musique sur YouTube. Rien d’anecdotique à cela, mais une curiosité sans fin pour les techniques modernes et un amour des chats, deux des nombreuses facettes de l’homme qui avait choisi de s’appeler, le plus souvent, Chris Marker.
Marker aura été, toute sa vie, un « homme de son temps ». Tellement en phase avec le présent qu’il n’aura cessé d’en explorer toutes les dimensions, dans l’espace, la durée, les idées et les techniques. Avant et mieux que d’autres, il aura compris les périls de la médiatisation, et choisi de ne pas apparaître en public. Après la mort d’un chat particulièrement cher, il prendra l’apparence de celui-ci, nommé Guillaume-en-Egypte, pour émettre commentaires, apologues et facéties. Lors de la mobilisation-réflexe après le 21 avril 2002 qui vit une foule spontanément descendre dans la rue suite à l’arrivée de Le Pen au deuxième tour des présidentielles, il reconnaitra comme un signe fraternel la présence parmi la foule de chats, et de masques de chats – ceux du peintre et street artist Thoma Vuille – faisant écho aux chats ornant les murs de la ville. Ce sera son dernier long métrage, Chats perchés (2004), aux confins du journalisme militant et du cinéma, avec les ressources de la vidéo légère dont il aura toute sa vie accompagné les mutations.
Chris Marker était cinéaste, mais aussi… mais aussi voyageur, bidouilleur de machines, chercheur en poésie, internaute insomniaque, étudiant en sciences politiques, observateur des pratiques des autres artistes, mélomane. Chercheur, anthropologue, savant, pataphysicien. Et, donc, écrivain, éditeur, photographe, vidéaste. Et cinéaste.
On ne sait pas grand chose de l’enfance de Christian-François Bouche-Villeneuve, né à Neuilly le 29 juillet 1921, sinon son amitié adolescente avec Simone Kaminker, qui deviendra Signoret, élève dans un établissement voisin du sien – il le racontera dans Mémoires pour Simone (1986), un des nombreux films qui, d’une manière ou d’une autre, participent de l’immense travail de complicité active, avec des amis – connus personnellement ou pas – qui font aussi partie de son œuvre – Nicole Védrès, Stephan Hermlin, Yves Montand, Akira Kurosawa, Denise, Loleh et Yannick Bellon, Andrei Tarkovski, Costa Gavras, Nagisa Oshima, Agnès Varda… Le plus remarquable exemple de cet activisme à 360° est sans doute cet accomplissement exceptionnel dans l’univers de la télévision, L’Héritage de la chouette (1989), treize fois 26 minutes pour comprendre le monde contemporain à partir de ses sources dans la pensée grecque. Pas une succession : un réseau. Un réseau de pensée, d’amitié, d’agencement de compréhension.
Le réseau, la clandestinité… CF Bouche-Villeneuve est devenu Marker sans doute durant la Résistance, peut-être – il y a tant de légendes, la plupart créées par lui – comme traducteur aux côtés des troupes américaines. L’action, la pensée, les arts aussi et toujours, c’est là, à la Libération, cela s’appelle alors « Peuple et Culture » et « Travail et Culture », associations nées elles aussi de la Résistance, où se croisent communistes et chrétiens de gauche, où il fait la connaissance d’André Bazin et d’Alain Resnais. Il publie un beau roman qu’il n’aimait pas, Le Cœur net (1949), dont Jean Cayrol écrira la préface, il coréalise le magnifique Les statues meurent aussi avec Resnais, où la beauté des images et la finesse du commentaire sont des armes affutées contre le colonialisme français alors encore triomphant : terminé en 1952, le film est immédiatement interdit, et pour longtemps.
Marker écrit (en particulier un admirable Giraudoux par lui-même en 1952), Marker filme, Marker voyage et dirige une collection qui bouleverse l’idée même de guide de voyage, Petite Planète, aux éditions du Seuil. Il photographie aussi, peut-être surtout à ce moment. Cinéaste ? Pas encore vraiment : il est en train d’inventer quelque chose d’autre, qui sera longtemps au cœur de son style. Une manière à lui d’organiser son extraordinaire virtuosité dans le maniement des mots et dans la création d’images. On en vérifiera les puissances dans un des tout premiers films qu’il signe, Lettre de Sibérie, 1958, avec la scène du « Iakoute qui louche », scène montrée sous trois jours différents selon le commentaire, séquence saluée en son temps par Bazin comme l’acte de naissance d’un genre dont Marker restera l’un des maîtres, le « film-essai ».
Cette relation particulière mots/images, appuyée sur le rapport au voyage et sur l’engagement politique, est au principe de l’essentiel de son œuvre « documentaire » du début des années 60, Description d’un combat (1960, en Israël), Cuba si (1961), Le Mystère Koumiko (1965, au Japon qui devient une de ses destinations de prédilection), Si j’avais quatre dromadaires (1966, composé de photos prises partout dans le monde et d’un dialogue à trois). Mais elle caractérise aussi sa réalisation la plus célèbre, La Jetée (1962), sans doute un des films les plus commentés de toute l’histoire du cinéma, agencement d’images fixes et de mots qui construisent une vertigineuse boucle à travers le temps, pour une fraction de seconde mouvement, le regard d’une femme crucifiée par l’amour et la mort.
De cet instant de mouvement du monde et des sentiments au croisement du récit par les mots et de la construction des images, il est permis de voir le point de départ d’une série décisive, en trois temps : 1) avec Pierre Lhomme, grand chef opérateur qui est ici co-auteur à part entière, pour le geste à la fois plus modeste, plus attentif au réel, et à bien des égards plus clairvoyant, et aujourd’hui d’une pertinence intacte, qu’est Le Joli Mai, ce mois de mai 1962 alors que la guerre d’Algérie approche de son terme et que Paris et la France changent d’époque. 2) Loin du Vietnam (1967), projet pensé politiquement comme geste collectif, qu’il met sur pied et coordonne sans rien réaliser lui-même, mais en concevant le montage final qui réunit Alain Resnais, Jean-Luc Godard, William Klein, Claude Lelouch, Joris Ivens et Michèle Ray (le segment tourné par Agnès Varda ne figurant pas dans le montage final, comme d’ailleurs celui du Brésilien Ruy Guerra). Soit une idée de la pratique du cinéma qui dépasse la fabrication de l’objet film, pour devenir l’intelligence d’une pratique. 3) Ce que relance et déploie l’expérience simultanée de la création d’une coopérative, Slon (qui aujourd’hui s’appelle Iskra et travaille toujours) et d’une initiative : accompagner par le cinéma une grande grève ouvrière, celle de la Rhodiacéta à Besançon en mars 1967. Il en nait un film, A bientôt j’espère, un débat, avec les ouvriers filmés et leur famille, qui critiquent le film, et un geste : mettre à leur disposition le matériel de tournage, pour qu’ils tournent selon leur propre approche leur situation. Naîtront des films, et une structure, les Groupes Medvedkine, qui durant six ans feront vivre d’autres hypothèses de cinéma.
Medvedkine, c’est le grand cinéaste révolutionnaire soviétique, l’inventeur du ciné-train qui déjà voulait rendre à ceux qu’on filme le pouvoir sur les images qu’on fait d’eux, l’auteur de l’iconoclaste Le Bonheur (1934) que Slon distribuera en salles, le cinéaste ayant traversé l’espoir et la trahison de l’espoir révolutionnaire à qui Marker consacrera plus tard le lucide et bouleversant Le Tombeau d’Alexandre (1993). Mais déjà, avant la succession des ciné-tracts (1967-68) et des films d’intervention « On vous parle… » (du Brésil, de Paris, de Prague – 1969-1971), c’était en 1967 la mise en place de nouvelles méthodes réinventant l’articulation de l’action collective héritée de Travail et culture et du geste ô combien personnel du virtuose compositeur d’images et de mots.
Première image du premier Ciné-tract
Au cours de la décennie qui commence alors (1967-1977), Chris Marker alimentera la pensée, la vision, la sensibilité par une telle quantité de travaux qu’on ne peut les énumérer, d’autant qu’il ne signe pas la majorité d’entre eux, collaborant, en France et dans le monde – notamment dans les colonies portugaises à l’heure de leur lutte de libération – à d’innombrables projets inséparablement artistiques, politiques et pédagogiques. De cette décennie, et des ses racines historiques et idéologues, c’est aussi et surtout lui qui tirera le bilan terriblement clairvoyant, celui de l’espoir trahi, dans le sang et la torture des dictatures fascisantes, en particulier en Amérique latine, dans les trahisons meurtrières et les ridicules sinistres des régimes « socialistes », dans l’inaboutissement des espoirs d’un autre monde né un peu partout sur la planète durant les années 60 : à l’opposé du cynisme ou de l’abdication des « nouveaux philosophes », Le fond de l’air est rouge (1977) reste la grande œuvre politique de ce changement d’époque.
Publiant le texte du film (Maspero, collection Voix) comme il avait auparavant publié au Seuil, sous l’intitulé Commentaires les textes de ses précédentes réalisation, Marker y écrivait « j’ai essayé pour une fois (ayant en mon temps passablement abusé de l’exercice du pouvoir par le commentaire-dirigeant) de rendre au spectateur, par le montage, « son » commentaire, c’est à dire son pouvoir ». Foudroyante mise en contact de l’enjeu historique (la fin des « grands récits » annonciateurs des lendemains qui chantent) et de la forme cinématographique (le rapport texte-image).
La suite logique, artistiquement et politiquement logique, sera la reconstruction dans et hors le dispositif « film » des modes de représentation et de récit, avec une conscience aigüe des effets humains et poétiques des nouvelles technologies. Ce sera la correspondance imaginaire de Sans soleil qui, en 1982, voit le basculement du monde des images à un moment où on ne parle pas encore de numérique, et le traduit dans ce voyage incantatoire qui fera des listes « des choses qui font battre le cœur » de Dame Sei Shônagon un mot de passe entre des milliers et des milliers de proches, dans le monde entier. Ce seront les premières installations, réunies sous l’appellation « Zapping Zone », qui se multiplieront de 1981 à 1993, prenant des formes multiples et transitoires. Il y aura le film Level 5 (1996), qui continue de défaire l’agencement des formes cinématographiques, tient du jeu vidéo à un niveau que celui-ci ignore alors, et du site Internet qui n’existe même pas. Et puis le CD-Rom Immemory (1998), qui est lui un voyage spirituel anticipant les ressources du virtuel pour circuler dans l’histoire du cinéma, la mémoire personnelle de l’auteur et les grands enjeux politiques de son temps. Génie du montage de cinéma capable d’organiser dans le déroulement linéaire du film des trajectoires multiples (jamais gratuites), selon un mode contrôlé dont La Jetée reste le modèle puis avec l’ouverture des arborescences revendiquées par Le Fond de l’air, Marker entre cette fois de plain-pied dans les puissances du multimédia.
Par des chemins différents, et en particulier des rapports à la technique qui ne se comparent pas, Chris Marker et Jean-Luc Godard auront été de manière synchrone les deux grands ouvriers de la réflexion en acte sur les puissances et faiblesses du cinéma en interaction avec le cours de l’histoire contemporaine. C’est vrai depuis le dialogue à distance entre Le Joli Mai et Masculin-féminin et Deux ou Trois choses que je sais d’elle jusqu’à aujourd’hui, y compris avec les inventions de chacun quand aux potentialités de circulation de déplacement entre des « zones » que l’habitude tient séparées – chez Godard, exemplairement dans Histoire(s) du cinéma.
Depuis toujours passionné de technique et des enjeux politiques et esthétiques des appareils, Chris Marker vit à partir des années 90 non seulement dans l’amoncellement de films et de documents qui étaient son habitat naturel, mais dans une véritable caverne des merveilles et bidules technologiques. Pour lui qui depuis toujours pense en termes de réseau, l’essor d’Internet est l’évidence d’opportunités sans fins, vers d’autres branchements, d’autres associations, ludiques comme la chronique politico-ironique tenue par Guillaume en Egypte sur le site Poptronics des Bazooka, mais aussi ouvertes sur de multiples explorations.
Ce sera notamment la création de L’Ouvroir sur Second Life, un espace d’exposition virtuel où son double félin guide le visiteur d’expositions photos en rencontres et questionnement. On peut encore le visiter sur le site Gorgomancy qui réunit nombre de fabrications markeriennes récentes, et y voir aussi son dernier court métrage, Leila Attacks[1], mais pas y circuler en mode interactif comme dans l’univers virtuel tel qu’il avait été créé avec un musée de Zurich, et où figuraient en particulier l’admirable ensemble de photos réunies sous l’intitulé « Staring Back »[2] .
Le virtuel n’est pas pour lui un ailleurs, encore moins une échappatoire au monde réel, son engagement immédiat et sans réserve contre les agressions serbes en Bosnie, qui se traduisent pas deux films, Le 20 heures dans les camps (1993) et Casque bleu (1995) en sont parmi les témoignages évidents (complété par Un maire au Kosovo, en 2000, avec François Crémieux). Au contraire, il est parmi les premiers à comprendre comment le virtuel fait partie du réel, et combien il importe d’en prendre acte, et d’y agir. Y compris avec l’outil classique du montage, comme lorsqu’il interroge le regard d’Adolf Eichman filmé par Leo Hurwitz regardant Nuit et brouillard (auquel Marker a tant contribué), dans Le Regard du bourreau (2008).
Ce geste contemporain entre en résonnance, en même temps qu’avec l’œuvre au long cours, avec ses artefacts les plus récents, les nouveaux ensembles photographiques (The Passengers, 2011), les dessins et montages envoyés aux amis sur Internet, les petits posts sur Youtube, et surtout la sublime installation vidéo The Hollow Men, qui a été présentée dans nombre des plus grands musées du monde. Mais pas au Centre Pompidou à Paris, qui à la grande tristesse et non moindre fureur de Marker, lui avait fermé ses portes[3]. C’est à Genève, sous l’intitulé Spirales. Fragments d’une mémoire collective. Autour de Chris Marker qu’aura été organisée en 2011, pour ses 90 ans, la plus complète rétrospective d’un des inventeurs qui aura le plus inspiré d’artistes et de penseurs durant le siècle.
La dernière image connue mise en ligne par CM (mais il y en à évidemment beaucoup d’autres à découvrir)
PS: Son amie Agnès Varda a envoyé ce petit message:
Chris MARKER va nous manquer. Il a commencé à exister pour moi en 1954, par sa voix. Il téléphonait à Resnais, qui montait mon premier film. Son intelligence, sa rudesse, sa tendresse, ont été une de mes joies tout au long de notre amitié. Tous ses amis avaient accès à un peu de lui. Il envoyait des dessins, des collages. Lui seul sans doute replaçait les pièces de son auto-puzzle. Il s’en va, sachant qu’il a été admiré et très aimé. Je le rencontrais avec plaisir, mais quand je l’ai filmé dans son atelier, son antre de création, on l’entend, mais on ne le voit pas. Il a choisi depuis longtemps de se faire connaître par son travail et non par son visage ou par sa vie personnelle. Il a choisi le dessin qu’il a fait de son chat Guillaume-en-Egypte pour se représenter. Il a aussi choisi – au moins pour un temps – d’apparaître dans “Second life” sous forme d’un grand type clair, un avatar qui circulait sur une île et discutait avec une chouette.
Le voilà dans sa troisième vie. Longue vie là-bas !
Agnès Varda 30 juillet 2012
Chaque année, Chris Marker envoyait à ses amis une carte de voeux de son cru. Ce sera la dernière reçue de son vivant…
[1] Des puristes considèreront comme le dernier film de Marker l’image qu’il a envoyée en 2011 au groupe Damon and Naomi pour accompagner leur morceau And You Are There. Pourquoi pas ? un film avec une seule image est aussi une option.
[2] Ces photos ont été éditées par les éditions MIT Press.
[3] A Paris, l’installation a été présentée à la Galerie de France, début 2008.
Du 20 au 29 janvier a lieu le 24e Festival “Premiers Plans”, une des meilleures manifestations cinématographiques de ce pays, qui en compte pléthore. A côté de sa compétition d’oeuvres de jeunes réalisateurs européens et de multiples autres et judicieuses programmations, le festival dédie cette année une rétrospective à Jean-Luc Godard. On dira que ce n’est pas très original. On aura un peu raison et complètement tort. Raison, parce que Godard, le nom de Godard est un des mieux connus de quiconque s’intéresse même vaguement au cinéma, aux arts, à la culture. Tort parce que les films sont peu ou pas vus. Tort parce que “l’image de marque” a recouvert le travail immense accompli durant plus d’un demi-siècle. Tort parce qu’une des caractéristiques d’Angers est d’attirer en très grand nombre de jeunes spectateurs, lycéens et étudiants. Et qu’il serait débile de croire que “Godard, ils connaissent.” Et qu’il y a d’abord et surtout du plaisir à découvrir ces films, les plus connus et les autres. Et que très vite on se rend compte que les autres spectateurs, les moins jeunes, les plus cultivés, eux-non plus ne connaissent pas vraiment, ou qu’on a oublié, simplifié, figé. D’où ce petit texte, rédigé pour le catalogue du festival.
Tout de suite, il a été le cinéaste le plus célèbre de son temps. Parce que ses films étaient drôles, étaient beaux. Parce que ses films flanquaient drôlement la panique dans les habitudes des réalisateurs et des spectateurs, et en beauté. Et parce qu’on a aimé ça, à ce moment, le changement, l’invention, l’expérience de la nouveauté. La Nouvelle Vague, disait-on.
Lui, il disait qu’avec ses copains des Cahiers du cinéma ils faisaient déjà du cinéma dans les années 50, mais avec leur stylo faute d’avoir accès aux caméras. Mais lui seul, ensuite, ferait encore et toujours de la critique, en réalisant des vrais films.
Il a été amoureux, farceur, en colère, chercheur, mélancolique, et toujours c’était avec une caméra, et voilà que c’était les films eux-mêmes qui étaient amoureux, déconnants, furibards, attentifs et studieux, désespérés, comme jamais films ne l’avaient été.
En huit ans (1960-1967) il a réalisé quinze films plus étonnants les uns que les autres. On l’a interdit, insulté, semi-déifié et souvent défié. Rythme d’enfer carburant à l’amour éperdu du cinéma, à la pulsion de miser toujours davantage sur ses puissances. Et puis banco, le tout pour le tout, et cassure.
68. Il fallait changer le monde. A ses yeux, seul le cinéma était assez grand, assez beau, assez juste pour accomplir cela. Mais pour cela il devait se réinventer, et par là le monde lui-même se réinventerait. Il a cru ça, il a tout brûlé au nom de ça, lui qui avait tout.
Il se trompait. Et il y avait dans sa manière de se tromper plus de courage, plus de générosité et plus d’espoir que chez ceux qui eurent raison. L’exigence de tout vraiment transformer, de casser les principes essentiels d’une machine quand même inventée par des patrons d’industrie et mise en forme par des commerçants et des comptables le laissèrent sur la grève, qui ne fut pas générale, pas du tout. Sur la barricade d’un autre possible cinéma, il s’est battu et est tombé. Cela s’appelle l’honneur.
En douze ans (1968-1980) il avait travaillé, avec d’autres, à 20 ou 25 projets, essayé, questionné, attaqué, défendu.
Tombé, il s’est relevé, il est revenu vers les autres, les autres gens et les autres films, comme on avait continué de les faire. 1981-1995, il s’est inventé une place impossible, artisan précis dont les fabrications construisent le questionnement de ses manières de travailler. Ça valait pour lui, Passion, Marie, Carmen… Sauve qui peut !, Hélas… ça valait pour tous les autres, mais les autres… Et puis il est arrivé ça : il avait combattu bien des ennemis, toujours plus forts que lui. Il avait souvent perdu, pas toujours, mais à la fin si, quand même. Voilà qu’il en rencontrait un nouveau, pire. L’ennemi s’appelait JLG. L’époque était aux marques, aux logos. Contre ce qu’il essayait de reconstruire, c’est sa propre labellisation, indexée sur la gloire d’A bout de souffle, du Mépris et de Pierrot le fou comme des actions sur le cours du pétrole, qui se dressait contre ce qu’il voulait faire. JLG devint une vedette, et l’ensevelit. On mettait JLG en couverture des journaux, on se répétait ses bons mots, ça finissait de dispenser de voir ce que lui faisait, ce qu’il fait, au présent, toujours au présent. En 2012, on en est encore là.
Dans le siècle qui finissait, il a inventé la grande machine à penser ce siècle, Histoire(s) du cinéma, avec dix ans d’avance sur les machines numériques, avec la sensibilité en lieu et place de l’ « interactivité ». Il marche dans les montagnes suisses, il vole en esprit aux côtés de ceux qui combattent à Sarajevo, il entend les voix qui reviennent des grottes de la Résistance, des décombres de Sabra et Chatila, il en fait des images qui crient, des couleurs qui chantent, des poèmes à regarder dans le noir.
Il est triste souvent, c’est vrai. Mais ses films ne sont pas tristes, ils ne peuvent pas. Même habités du deuil de ce qui a été trop aimé, trop espéré, ils ne savent pas ne pas rayonner de la beauté inouïe d’un arbre dans le vent, d’un visage dans la lumière, de la rencontre d’un accord de musique et d’un sourire. C’était comme ça avec l’insolence de Belmondo A bout de souffle, c’était comme ça lorsque Michel Subor voyait pour la première fois Anna Karina dans les rues de Genève, c’était comme ça lorsque la grosse caméra Mitchell glissait sur les rails du travelling sous l’autorité de Fritz Lang, c’était comme ça lorsqu’Anne Wiazemsky croisait les Panthères noires pendant que les Stones cherchaient Sympathy for the Devil, quand montait la chanson à la fin de Numéro 2, c’était comme ça lorsque Nathalie Baye dévalait la route ou qu’Isabelle Huppert suivait des yeux le camion dans les rues ou que la photo d’un enfant songeur soudain nous regardait, de sa place qui n’est pas la nôtre. La serviette jaune de Marushka Detmers. Le petit chapeau d’oncle Jean. Le lama dans la station service. C’est comme ça. Cela doit-il être ? Cela est !
Il s’appelle Jean-Luc Godard. Ce n’est pas très important. Mais les films, oui. Toute cette marée furieuse a enfanté à travers les années ces choses-là, les films. Ces « choses » furent extraordinairement de leur temps, elles sont du nôtre. Drôles, étranges, furieuses, dérangeantes. Ceux qui ont vu ces films n’ont pas d’avance sur les autres, ils restent sans fin à découvrir.
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Donc (désolé pour ceux que je soûle avec ça depuis des mois), je suis en résidence à Stanford University pour toute la durée d’avril – un genre de paradis pour travailler au calme. Dans ce cadre, je suis convié à participer à une conférence organisée au sein du département qui m’accueille, le Stanford Humanities Center. L’invitation a été lancée il y a plusieurs mois, et j’y ai évidemment accédé immédiatement, sans trop prendre garde à l’évolution de l’intitulé de l’événement, événement qui devait concerner l’idée de mémoire. A cause de mon livre Le Cinéma et la Shoah, il m’est demandé de faire quelque chose à propos de la Shoah, je propose de présenter une analyse comparée de la réalisation de deux films de la même époque, Nuit et brouillard d’Alain Resnais (1955) et The Museum and the Fury de Leo Hurwitz (1956). A cette occasion, je découvre que Hurwitz, découvert en France grâce au récent Festival du Réel et au patient travail des historiennes Annette Wieviorka et Sylvie Lindeperg, que Hurwitz, donc, est tout aussi inconnu dans son propre pays qu’en France.
Jeudi 7 avril, je me retrouve ainsi aux côtés de trois autres intervenants, que je connais et estime, pour un colloque dont l’intitulé est devenu « Filmer ou ne pas filmer la guerre. Table ronde internationale sur les stratégies de mémoire de la guerre par le cinéma ». Marie-Pierre Ulloa, qui travaille au SHC, est l’auteure d’un excellent ouvrage sur Francis Jeanson, Francis Jeanson, un intellectuel en dissidence – de la Résistance à la Guerre d’Algérie, elle doit parler de la manière dont est présente sans être figurée la Guerre d’Algérie dans Le Petit Soldat de Godard. Peter Stein, fondateur du Jewish Film Festival de San Francisco, s’intéresse lui à l’irruption de la guerre du Liban de 1982 dans les films israéliens récents (Valse avec Bashir, Beaufort, Lebanon…). Et Pavle Levi, qui dirige les études cinématographiques à Stanford et a publié Desintegration in Flames, remarquable étude sur le cinéma yougoslave et lors de l’explosion du pays, montre l’usage du Pont de Mostar comme enjeu de mémoire dans plusieurs film, dont Notre musique, à nouveau de Godard.
Ce qui est bien, c’est que ces quatre interventions (en comptant la mienne), manifestement issues des recherches et réflexions personnelles de chacun des auteurs plutôt que d’une réponse à la commande, se découvrent des affinités, fabriquent un espace commun, et largement complices quand à l’interrogation des moyens cinématographiques de travailler à la mémoire.
Ce qui est moins bien, de mon point de vue, est la manière artificielle mais ô combien représentative dont le programme a été fabriquée. Ainsi lorsque je fais remarquer que pour ce qui me concerne, la Shoah est un autre sujet que la guerre, il me sera répondu que certes, mais que ce colloque prend place dans le cadre d’un programme à l’échelle de toute l’Université intitulé Ethics and War, et qu’il fallait donc que l’intitulé se réfère à la guerre. Pourquoi alors la Shoah ? Parce que la rencontre est co-sponsorisée par le Centre d’Etudes juives, sous réserves bien sûr qu’il y ait un sujet « juif » (et même deux avec Peter Stein).
Mais pourquoi avoir plus tard ajouté « Filmer ou ne pas filmer », grande question s’il en est, notamment à propos de la guerre, mais singulièrement peu appropriée à propos de la Shoah où il a de toute façon été rigoureusement impossible de filmer l’extermination ? Parce que c’est le motif sous lequel le Stanford Institute for the Creativity and the Art, autre sponsor, souhaitait que soient placés les débats.
Il faut comprendre que cet échafaudage (quatre sponsors au total) sert à l’organisation d’un événement qui ne coûte pratiquement rien, à part les bouteilles de vin (français, merci) et les morceaux de fromage partagés avec l’assistance à l’issue du débat. C’est bien d’une « culture du sponsoring » qu’il s’agit, presque indépendamment des réels besoins de mise en place d’un événement qui, dans une université richissime comme Stanford, ne saurait passer pour un investissement lourd. Et c’est en cela que cette organisation fait sens : comme exemple, même à une échelle très modeste, de la manière dont les contraintes de recherche de financements privés modélise les cadres de recherche, oblige à des acrobaties aussi bien dans la définition des programmes que dans la présentation des résultats, sans aucun rapport avec les enjeux réels du sujet étudié.
lire le billetEn 2010, Apichatpong Weerasethakul a obtenu la Palme d’or pour Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures et c’est quand même la plus joyeuse nouvelle dont on puisse rêver. Pour le cinéma, pour Apichatpong, pour un grand festival. En plus le film a eu une sorte de succès. Il faut marquer la date, il faudra s’en ressouvenir quand les flots malodorants de la démagogie menaceront à nouveau de tout balayer sur leur passage – presque tout le temps.
En 2010, Eric Rohmer et Claude Chabrol sont morts. On leur doit un nombre impressionnant de films magnifiques, d’autant plus admirables que les films de l’un ne ressemblaient pas du tout aux films de l’autre. Cette absence de ressemblance était ce qu’il y a eu, et ce qu’il reste de plus vif et de plus fécond dans ce qu’on appela un jour la Nouvelle Vague, dont il furent deux des principales figures. Il se trouve que, bien plus tard, j’ai eu le privilège de côtoyer l’un et l’autre, avec un bonheur de la rencontre qui ne s’est jamais démenti. Lorsque j’ai dirigé les Cahiers du cinéma, pendant 6 ans il n’y eut pas de matin où je ne me sois pas levé avec la peur d’apprendre la mort d’un de ces quelques uns si chers à mon cœur, et dont l’âge grandissant rendait plausible un décès. J’ai quitté les Cahiers avec un immense soulagement de n’avoir pas dû « enterrer » un d’entre eux. Et pourtant, le jour de la mort de Rohmer, le jour de la mort de Chabrol, je n’ai pas vraiment été triste. Le sentiment qui dominait était que ces hommes là avaient admirablement vécu, qu’ils avaient fait ce qu’ils voulaient, qu’ils s’étaient énormément amusé, qu’ils pouvaient regarder derrière eux (ce qu’ils ne faisaient guère) avec la certitude d’une œuvre considérable, fidèle à leurs engagements et à leurs enthousiasme, qui resterait. Penser à Eric Rohmer et à Claude Chabrol donne envie de les fêter, pas de les pleurer.
En 2010, on a beaucoup discuté de deux phénomènes distincts, en les mélangeant un peu à tort et à travers : le cinéma numérique et le cinéma 3D. Pour le numérique, la cause est entendue, c’est dans ce format que les films se feront et seront vus. Il ne sert à rien de vouloir l’empêcher ça, même si les grandes cinémathèques devraient continuer de conserver les films sur pellicule, et la possibilité de les projeter à partir du support sur lequel ils ont été réalisés. Mais il sert beaucoup de vouloir combattre les risques particuliers que ce changement technique, également riche d’énormes potentialités, fait courir au film, à de multiples titres. C’est vrai des normes de compression (ce n’est pas parce qu’on numérise qu’on doit appauvrir la qualité des images et des sons, comme cela se pratique actuellement) comme des modes de programmation dans les salles. Sur ce dernier point, un accord a pu être trouvé pour que les petites salles ne soient pas trop pénalisées, c’est heureux même si ça aurait dû être mieux. Côté 3D, rien de bien significatif après la percée Avatar, mais il est clair qu’une promesse de renouvellement du langage cinématographique existe de ce côté. A suivre.
En 2010 la dictature iranienne aura deux fois pris pour cible les cinéastes Jafar Panahi et Mahommad Rassoulof, emprisonnés au printemps, lourdement condamnée en décembre.
En 2010, je suis allé au cinéma, et j’ai vu des beaux films. Beaucoup. Je ne parlerai ici que ceux qui ont été distribués sur les écrans en France. En 2010, Hollywood se sera montré en petite forme, ne nous offrant que deux films véritablement mémorables, Inception de Christopher Nolan et Social Network de David Fincher. Mais des Etats-Unis est aussi arrivé un mini-Ovni passionnant, ou plutôt de New York : Lenny and the Kids des frères Safdie, incarnation d’une production alternative qui une fois de plus semble capable de renaître de ses cendres. Côté asiatique, outre le grand Oncle fantôme et thaï, et en attendant le bouleversant Le Fossé de Wang Bing révélé à Venise, 2010 aura aussi été l’année de Outrages de Kitano et de Lola de Brillante Mendoza. Au Moyen-Orient, c’est Fix Me du Palestinien Raed Andoni qui laisse la marque la plus mémorable.
Paradoxe : de festival en festival mais aussi dans nos salles nous voyons aussi s’affirmer sans cesse davantage une vitalité latino-américaine, même si aucun auteur majeur ne s’est imposé depuis la révélation des Argentins (Martel, Alonso, Trapero…) et du Mexicain Carlos Reygadas au début de la décennie. Il faut attendre le 29 décembre pour que sorte le plus beau film latino de l’année, Octubre des Péruviens Daniel et Diego Vega. C’est un peu le contraire en Afrique, où du désert émergent les beaux mais isolés Un homme qui crie du Tchadien Mahmat Saleh Haroun, La Chine est encore loin de l’Algérien Malek Bensmai, Un transport en commun de la Sénégalaise Diana Gaye.
L’Europe, elle, ressemble à un archipel dispersé plutôt qu’à un continent. Alors qu’en Italie et en Grande Bretagne le soutien public au cinéma était rayé d’un trait de plume par les gourvernements, on a pu toutefois découvrir quelques pépites. Ainsi de deux beaux films bizarres venus d’Italie, La Bocca del Lupo de Pietro Marcello et Le Quatro Volte de Michelangelo Frammartino, d’un étrange objet biélorusse, Le Dernier Voyage de Tanya d’Alksei Fedorchenko, du mémorable Policier, adjectif du Roumain Corneliu Porumbuiu, du prometteur Eastern Palys du Bulgare Kamen Kalev, et d’une splendeur portugaise signée Raoul Ruiz, Les Mystère de Lisbonne. Deux des meilleurs cinéastes de la jeune génération allemande, Angela Schanelec (Orly) et Christoph Hochlauser (Sous toi ma ville) ont confirmé leur talent, et combien celui-ci reste marginalisé. Et puis… je crois que c’est tout.
Sauf, et c’est un peu embarrassant, côté français, où il me semble qu’il s’est cette année encore passé bien des choses passionnantes. A commencer par Carlos, le grand film de cinéma de 5h30 d’Olivier Assayas, mais aussi White Material, nouveau sommet dans l’œuvre hors norme de Claire Denis, et Des dieux et des hommes de Xavier Beauvois dont le triomphe public est, après la découverte du film, une deuxième grande joie. Mais encore les nouveaux films d’Abdellatif Kechiche (Vénus noire), de Mathieu Amalric (Tournée), de François Ozon (Le Refuge et Potiche), de Benoît Jacquot (Au fond des bois), de Christophe Honoré (Homme au bain), en attendant Isild Le Besco en fin d’année avec Bas Fonds. Sans oublier Jean-Luc Godard en bonne forme (Film socialisme), un essai de fiction singulière et plurielle (Suite parlée de Marie Vermillard), et un premier film en forme de comédie musicale déroutante et pleine de vie, La Reine des pommes de Valérie Donzelli, le beau moyen métrage de Louis Garrel Petit Tailleur, ou quatre documentaires qui sont quatre très beaux films de cinéma, Ne change rien de Pedro Costa, Nénette de Nicolas Philibert, Valvert de Valérie Mrejen, Entre nos mains de Mariana Otero. C’est à dessein que je les entasse ainsi pour, au-delà des mots circonstanciés que chacun de ces films appelleraient, attirer ici l’attention sur leur profusion. Il faut aussi souligner que si les réalisations de Godard, de Jacquot et de Kechiche en particulier ont subi un grave et injuste revers commercial, beaucoup de ces films – ceux de Beauvois et Ozon, mais aussi d’Assayas, de Claire Denis, d’Amalric – ont eu du succès, au cours de cette année qui a vu les entrées augmenter spectaculairement, mais inégalitairement.
Pour la fin j’ai gardé le plus inclassable (y compris en terme d’appartenance territoriale), grande réponse artistique et politique aux vertiges du virtuel et du faux, de la babélisation des êtres, des mots et des sentiments, l’incroyable et troublant Copie conforme d’Abbas Kiarostami. Bonne année.
lire le billetEn mémoire de Sarajevo, en l’honneur du Centre André Malraux inventé par Francis Bueb, l’exposition « Notre Histoire » présente le travail des grands photographes qui ont vécu la guerre en Bosnie. Cette exposition n’est ni honorifique ni mémorielle : un choc contemporain.
Photo Enrico Dagnino
Histoire. Il y a ceci et cela. Ceci, disons : l’Histoire. Histoire récente, mais histoire sans aucun doute. Celle de l’éclatement de la fédération yougoslave au début des années 90, de la guerre en Bosnie, des crimes de masse à nouveau en Europe, de Sarajevo sous le feu des canons et des snipers, de l’infamie de Srebrenica. Et l’histoire de la résistance, militaire et politique, incarnation d’une idée – démocratique et multiculturelle – en même temps que combat de chaque jour, dans le sang, la boue, les privations. Et aussi l’histoire des manœuvres et atermoiements de la diplomatie française. Et encore, parmi d’autres mais plus et mieux que la plupart, l’histoire de Francis Bueb apportant en plein siège livres et films, rations de vie et non de survie, inventant l’utopie en acte du Centre André Malraux sur la place Markale, celle-là même que les obus serbes ont noyé de sang et de chair explosée, au cœur de la ville. Une histoire héroïque, mais oui. Et qui le deviendra davantage lorsque la guerre s’arrêtera. Il fallait être fou pour venir, il faut l’être beaucoup plus pour rester. Aujourd’hui, 15 plus tard, 15 ans d’action quotidienne dans ce qui est devenu un petit pays qui n’intéresse ni les politiques ni les médias du monde, le travail du Centre André Malraux est plus exemplaire encore.
Le Centre André Malraux à Sarajevo
Exemplaire. Exemplaire de ce qu’il est possible qu’un engagement ne s’arrête pas lorsque les trompettes de l’épopée se taisent. Exemplaire d’un travail de chaque jour, avec des romans, des musiques, des films, des leçons de langue, travail qui construit de l’intelligence et de l’ouverture, parmi des gens qui ni vous ni moi ne connaissons. Exemplaire d’énergie pour entretenir le lien avec les créateurs et les penseurs d’aujourd’hui, qui avaient réagi au siège de Sarajevo, mais après. Et qui reviennent, ou qui viennent.
Francis Bueb devant le plan de la ville assiégée, au moment de la préparation de l’exposition à Sarajevo (décembre 2009)
Les chanteurs, les écrivains, les dessinateurs, les cinéastes, les compositeurs, les graphistes, les philosophes, les journalistes, les urbanistes, les médecins, les architectes. Des très célèbres (Alain Souchon, Jane Birkin, jean-Luc Godard, Chris Marker, Jean Rollin, Jeanne Moreau, Eri de Luca, Emmanuelle Béart, Jorge Semprun, Enki Bilal, Rodolphe Burger, Gilles Clément… ) et des moins célèbres, pas moindres. Exemplaire de ce que pourrait, devrait être l’action culturelle internationale, à l’heure où on découvre le désormais dénommé soft power (hum…). Pas le nivellement par le bas de la consommation de masse, mais la construction quotidienne, joyeuse et bordélique, d’avancées ensemble vers ailleurs. Ils font ça, tous les jours, à Sarajevo et à Stolac, Bueb et celles et ceux qui l’accompagnent.
Exposition. Et il y a cela, une exposition. Eux étaient là quand ça tirait et que ça mourait de partout. Photographes de guerre, ils ont témoigné, en journalistes et en artistes – exceptionnelle conjonction. Mais surtout, contrairement à ce qu’ils font d’ordinaire, ils sont revenus, après, quand la guerre était finie. Ils sont revenus à cause du Centre André Malraux. Ces sont leurs photos d’alors qui composent cette exposition intitulée « Notre histoire ». Le « notre » de l’intitulé engage. Il engage les photographes, et tous les artistes qui ont contribué à faire vivre l’idée incarnée par le Centre. Il engage un rapport collectif qui nous concerne tous, même s’il n’occupe guère nos pensées.
Une exposition de photos, donc. D’abord conçue et présentée à Sarajevo, en décembre dernier, et désormais à Paris, chez Agnès b. (qui fut dès le début impliquée dans le refus de l’écrasement de la Bosnie, dans l’invention de gestes qui refusent et qui aident). Les photos sont signées de beaucoup des grands noms du photojournalisme moderne, Chauvel, Peress, Natchwey, Van Der Stockt, Rondeau, Delahaye, Aviv, Boulat… comme de nombreux photographes ex-yougoslaves. L’exposition est composée à partir de la singularité de chacun de ces photographes, dans une invention des assemblages et des mises en forme qui construit bien davantage qu’un alignement d’images même impressionnantes.
Photo Patrick Chauvel
Photo Ron Haviv
Photo Laurent Van Der Stockt/Gamma
La variété jamais gratuite des tirages, des formats, des dispositions produit un déplacement des distances, une interrogation des places (places de ceux qui ont pris les photos, places de ceux qui les regardent), une inquiétude du regard.
Ainsi l’expo « Notre histoire », en célébrant les 15 ans du Centre André Malraux à l’appel duquel les photographes ont à nouveau répondu, fait exister dans l’espace public la richesse et l’importance de se qui s’est joué alors à Sarajevo, sur les routes de campagne et dans les collines de Bosnie.
Collision. Ce qui précède, j’aurais pu l’écrire il y a une semaine. Depuis, je suis allé à l’exposition. Au vernissage, même, qui est forcément aussi un moment mondain, et encore, dans ce cas, un lieu de retrouvailles, avec beaucoup de gens qui ont partagé des histoires, parfois des drames, qui parfois ne se sont pas vus depuis des années. Et puis Bueb, venu en voiture de Sarajevo pour transporter des images qui redoutaient l’avion. Et des célébrités. Tout cela était plutôt sympathique, très chaleureux, pas de raison de bouder ces affects-là. On était à l’expo, quoi, on était contents.
Mais voilà qu’il y avait les murs, les murs blancs de la galerie, et sur les murs, les images. Oh, on en connaissait beaucoup, et puis on en avait vu d’autres, comme on dit. Des images de guerre, c’est pas ce qui manque. Mais là… Là, très au-delà des excellents motifs politiques, esthétiques, amicaux qui motivaient l’événement, et le justifient pleinement, un grand coup dans le ventre. Un choc inattendu, presque incongru dans cette ambiance parisienne plutôt faite pour partager un heureux moment.
Ces photos, encore une fois, ne sont pas exceptionnellement atroces, l’actualité, hélas, nous en met sous les yeux de nouvelles qui ne leur cèdent en rien sur ce terrain. Ce qu’elles ont de spécial tient certainement à leur immense qualité de prise de vue et à l’intelligence sensible qui a commandé la manière de les présenter. Mais pas seulement. Parce que ce qui se passe, c’est qu’il s’agit de photos de maintenant. D’aujourd’hui.
Aujourd’hui, 1993 ? Je ne joue pas sur les mots. Ces images éclatent de l’évidence de leur « ici et maintenant ». Aller à leur rencontre c’est éprouver la vanité du « ceci et cela » : il n’y a plus l’Histoire (même récente, et reconnue comme tragique) et il n’y a plus l’exposition (même très réussie). Il y a la violence intacte, l’urgence d’un présent habité d’intolérable. Ce qui a permis ces atrocités est là, toujours là, dans nos murs. Absolument rien des conditions qui les ont engendré n’a disparu, n’a été résolu – exclusion, mépris de l’autre, omniprésence des armes, cynisme politique, pulsions nationalistes, déplacements forcés de population, misère noire, valorisation des égoïsmes à toutes les échelles : on dirait au contraire que ça s’est aggravé.
Et c’est irruption du passé tel que capté au présent par des grands photographes qui trouve cette force d’actualité, d’interrogation non seulement sur ce qui est advenu il y a 15 ans mais sur ce qui nous entoure. C’est cela qui rend cette si bien nommée exposition « Notre Histoire » si importante et si nécessaire.
“notre histoire”
agnès b. 17 rue Dieu 75010 Paris
du lundi au samedi de 14h à 19h
ET AUSSI: Concert de soutien au Centre André Malraux, le 3 mai 2010 à 20h
à l’Alhambra (21 rue Yves Toudic, Paris 10ème)
Avec Rodolphe Burger, Jacques Higelin, Lou, Dominique Mahut, Rachid Taha
Digression1 : Changement de sujet, mais pas de terrain. Parmi les noms connus associés à ce qui s’est joué en Bosnie, ceux de Jean-Luc Godard et de Bernard Henri Lévy. Il est aussi beaucoup question de Godard en ce moment, du fait de la parution de sa biographie par Antoine de Baecque (Editions Grasset). Et il est beaucoup question de Godard depuis quelques années sous l’angle complaisamment exploité par les médias de son soi-disant antisémitisme, le nom de BHL étant régulièrement invoqué comme témoin à charge. Il est tout à fait à l’honneur de ce dernier de s’être livré à une mise au point d’une grande clarté dans la dernière livraison de La Règle du jeu, apportant en même temps que des informations peu ou pas connues une judicieuse remise à leur place des enjeux. Et ça fait du bien.
Digression 2 : Autre nom associé, entre autres, à Sarajevo, celui de M. Chat, alias Thoma Vuille, qui orna des grands chats jaunes de la liberté les tramways de la ville martyre, et donna corps à l’expression qui faisait appeler « roses » les impacts de balles dans les murs. M. Chat publie aujourd’hui un livre retraçant les tribulations de son félin amarante de par le monde , et en expose quelques apparitions sur toile dans la galerie Le petit endroit, 14 rue Portefoin (75003 Paris). C’est une autre histoire, c’est aussi « notre histoire », sur un versant ludique, mais les yeux habités delà même lueur.
Pour le début de l’année, je vous offre quelques images de cinéma, trouvées sur Internet.
Pour commencer, voici le bref Une catastrophe, strophe d’un poème d’amour, de Jean-Luc Godard, qu’il a composé en guise bande annonce pour l’excellent festival de Vienne (en Autriche). Art du montage, puissances d’invocation des fantômes.
Un des intérêts, selon moi, de ces images trouvées sur le web est de montrer, y compris contre ce que Godard lui-même professe volontiers, que le cinéma reste le cinéma, où qu’on le trouve. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas une magie singulière, irremplaçable, de la salle et du grand écran, comme on l’a d’ailleurs plaidé ici même dans « Le cinéma au cinéma ». Mais cela signifie que ce qui habite le cinéma, et lui seul, ce qui le hante lorsque c’est un véritable cinéaste qui le met en œuvre, résiste admirablement (quoique, il est vrai, inégalement), au transfert sur d’autres modes de diffusion que le sien – pour tout un tas de raisons, dont celle, décisive, que le désir du grand écran et de la salle obscure continue de l’habiter.
Serge Daney, lorsqu’il tenait dans Libération la chronique « Les Fantômes du permanent » (toute l’année 1988), avait tenté d’accompagner et de décrire ce qui advenait aux films, ceux qu’il avait aimés mais aussi les autres, en les revoyant sur le petit écran (de télévision). Il avait ainsi pu mettre en évidence moins une perte sèche que ce qu’il appelait une « anamorphose », quelque chose du cinéma pouvait même y gagner, être mis en évidence (Ces textes ont été publiés dans Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas, 1991).
Les générations qui ont découvert John Ford et Fritz Lang, Bergman et Fellini grâce au « Ciné-club » de Claude-Jean Philippe sur Antenne 2, au « Cinéma de Minuit » de Patrick Brion sur FR3 et (pour le cinéma hollywoodien seulement) à « La Dernière Séance » d’Eddy Mitchell, n’ont sans doute pas aimé le cinéma de la même manière que leurs ainés nourris uniquement à la Cinémathèque et dans les salles de répertoire. Mais qui peut dire qu’ils l’ont moins aimé, ou moins bien aimé ?
Propositions d’aller voir
On rétorquera que l’exemple de Godard n’est pas très probant, que l’Oncle Jean fait du cinéma depuis si longtemps, avec tant de passion et de savoir, que cela explique que celui-ci se survive dans ses œuvres JLG, même lorsqu’elles sont faites pour d’autres destinations et d’autres supports. Sans doute. Mais voici que je reçois par la poste électronique deux propositions d’aller voir. A vrai dire j’en reçois bien davantage, auxquelles je donne suite pratiquement toujours, avec des résultats comme il se doit très inégaux. Mais cette fois, ce furent deux véritables cadeaux, d’autant plus réjouissants qu’ils viennent de très jeunes réalisateurs, complètement inconnus (de moi, mais aussi apparemment de Google, qui pourtant supposé connaître tout le monde). Sur chacune de ces deux propositions souffle ce que j’appellerai, faute de mieux, « l’esprit du cinéma ». L’un s’appelle Adrien Alonso, il a réalisé le court métrage Nous irons voir la mer.
L’autre se nomme Tommy Weber et il a, lui, signé (et interprété) un long métrage, Callao.
Tommy Weber, Céline Proust et Augustin de Monts dans Callao
Est-il logique ou intrigant que leurs deux films se ressemblent – même hypothèse de départ d’un voyage en voiture plus ou moins improvisé, mêmes petites routes de province et même rupture avec l’adolescence à l’horizon, même confiance dans le plan séquence ? Ce qui est certain, c’est que de telles prémisses sont aujourd’hui particulièrement périlleuses : depuis que Pierrot qui s’appelle Ferdinand est parti vers la Méditerranée avec Marianne Renoir, depuis que le technicien TV appelé en Algérie est partie en virée corse avec les deux filles d’Adieu Philippine, le schéma a tant servi qu’il semblait usé jusqu’à la corde. Et Wim Wenders aura sans doute tour à tour haussé à son sommet (Au fil du temps, Paris Texas) et porté à son épuisement (Jusqu’au bout du monde) les ressources du road movie. Moi qui vous cause, j’en ai vu quelques dizaines – centaines ? – de ces « films de jeunes » scotchés sur ce canevas, pour d’interminables et stériles randonnées.
Sauf qu’on sait bien qu’en art, le plus convenu des motifs – peindre un paysage ou un nu, écrire un roman d’amour contrarié – peut toujours, toujours, être réinventé, comme au premier jour, comme si rien n’avait existé auparavant.
« Il suffit » (mais c’est énorme) de retrouver la joie de filmer, et que celle-ci soit perceptible à chaque plan – c’était le seul véritable point communs entre les films qui composèrent qu’on appela la Nouvelle Vague. « Il suffit » de croire en ses acteurs, et que ceux-ci répondent à cette confiance, avec une générosité qui ne doit pas grand chose à la technique de jeu, et énormément à la connivence entre filmeur et filmés, grâce à laquelle advient cet inexplicable miracle : la « présence ». Et, par elle, tout le reste vient à nous : le monde, les émotions, les souvenirs.
Donc mesdames et messieurs voici voilà un simple et réel bonheur de spectateur, à partager sans modération. En vous souhaitant une très bonne année.