Le premier ministre à Cannes: des paroles qui engagent
Au Festival de Cannes, il y a des films. Beaucoup. Des longs et des courts, en sélection officielle, dans les sections parallèles, au marché du film encore bien davantage. Et puis les films en cours de réalisation, les projets, cette nébuleuse aux contours imprécis du cinéma en constant devenir.
Au Festival de Cannes, il y a des gens, ceux qui réalisent les films, ceux qui les interprètent, ceux qui participent à leur fabrication, ceux qui les financent, ceux qui les vendent, ceux qui les achètent, ceux qui les montrent, ceux qui écrivent ou parlent à leur propos, ceux qui les accompagnent. Ceux qui les aiment, ceux qui s’en servent, ceux qui ont la responsabilité d’organiser tout ça avec des lois et des réglementations.
Et puis, au Festival de Cannes, il y a des mots.
Exemple parmi mille autre, l’auteur de ces lignes a été sollicité depuis le début de cette édition du Festival pour participer à deux prises de paroles fort différentes. Au Pavillon Cinémas du monde de l’Institut français, où dix jeunes réalisateurs et leurs producteurs sont conviés à présenter leur projet (même si, parmi eux, les Palestiniens sont restés bloqués à Gaza par une énième mesure vexatoire et arbitraire israélienne) et viennent rencontrer de possibles partenaires. Chaque année, un(e) cinéaste confirmé(e) parraine cette délégation, et j’ai le plaisir et l’honneur de mener une conversation portant sur son parcours avec ledit parrain.
Après Rithy Panh, Abderrahmane Sissako, Pablo Trapero, Elia Souleiman, Raoul Peck, Walter Salles, soit autant d’expressions singulières, où une trajectoire personnelle devient expérience à partager et à utiliser par d’autres, c’était cette année Claire Denis. En ce monde envahi d’enregistrements sans intérêts, il faut souhaiter que ce qu’a dit Claire Denis, parlant de son chemin de femme et de cinéaste, de ses engagements, de ses rencontres, de ce qu’elle attend du cinéma, sera rendu accessible. Précision des énoncés, émotion et exigence des choix et des pensées: si l’expression même de leçon de cinéma a un sens, il s’est matérialisé ce jour-là.
Il est bien d’autres modalités de paroles efficientes à Cannes, de la conférence de presse à la rumeur, du reportage à la critique. Leur tissage incessant est agissant, parfois décisif, pour un film, l’avenir d’un cinéaste. Mais qu’il s’agisse de «master class», comme on dit, ou de ragots, les effets, s’ils sont incontestables, sont en général difficiles à mesurer. Il en va autrement des paroles politiques, même au sens limité –mais pas du tout médiocre– de politique culturelle.
Ce dimanche 17 mai, la journée aura été consacrée massivement à écouter et un peu à organiser l’énoncé de mots. Mots politiques et souvent politiciens, mots techniques et souvent technocratiques. Parole, parole, bavardages et poudre aux oreilles diront plus d’un, après que la matinée a été consacrée à une succession de prises de paroles autour de Günther Oettinger, commissaire européen chargé de l’économie numérique, et qui pour des raisons typiquement bruxelloises se trouve avoir sous sa responsabilité le cinéma et l’audiovisuel.
Moins folichon que la montée des marches par des vedettes, moins beau et émouvant qu’un film de Desplechin, de Moretti ou de Hou Hsiao-Hsien, assurément. Mais loin d’être sans importance, y compris pour que ces films-là, et beaucoup, beaucoup d’autres, aient une chance de continuer à se faire et à être vus. (…)
Le film, avec Chiara Mastroianni, Vincent Lindon et Lola Créton, avait divisé le Festival de Cannes. Il sort ce 7 août. Entretien avec la réalisatrice.
Les Salauds de Claire Denis, avec Chiara Mastroianni, Vincent Lindon, Lola Créton… Sortie le 7 août 2013. Durée: 1h40
Depuis 25 ans (Chocolat, 1988), Claire Denis suit une trajectoire unique dans le cinéma français, qui doit beaucoup à un parcours plus ouvert sur le monde qu’aucun de ses collègues. Elevée en Afrique, ayant travaillé aux Etats-Unis (notamment aux côtés de Wenders et de Jarmusch), elle réalise des films traversés de mystères venus d’autres rythmes et d’autres espaces, qu’ils se déplacent sur la planète (Beau Travail, L’Intrus, White Material) ou s’imprègnent des courants qui métissent la société française (S’en fout la mort, J’ai pas sommeil, 35 rhums). Cet esprit inspiré d’une magie noire du cinéma souffle aussi dans des films sans référence cosmopolite comme Nénette et Boni, Vendredi soir ou le sombre et troublant Les Salauds qui, après avoir divisé le Festival de Cannes, sort ce mercredi 7 août.
ENTRETIEN
D’où vient Les Salauds?
CLAIRE DENIS L’origine se trouve début 2012. J’avais des projets de longue haleine, et en même temps je sentais que ces projets me pesaient, ne me portaient plus en avant. Un jour, Vincent Maraval [producteur, l’un des fondateurs de la société de distribution et de ventes internationales de films Wild Bunch, NDLE], qui s’en rendait compte, me propose: «Tu n’as qu’à faire un truc, comme ça, à l’arrache. Ça te redonnera de l’élan.» Je n’y croyais pas, ce n’est pas ma manière de faire. Mais il m’a dit: «Je te donne une semaine pour écrire un synopsis, on décide après.» Ma propre défiance envers ce défi m’a humiliée, et du coup j’ai voulu, contre ma réaction initiale de peur, tenter le coup. Vincent Lindon s’y est mis lui aussi, sans calcul ni recul, il a lancé: «Si tu écris, je joue dedans.» Bref, pas possible de se défiler. En rentrant chez moi, j’ai repensé au titre d’un film de Kurosawa, Les salauds dorment en paix. Ces mots m’ont plu, ils contenaient une rage que je ressens. Je suis partie de là, d’un homme solide et sûr comme Toshirô Mifune qui, dans cette série de films noirs de Kurasawa, est à la fois le héros et la victime, en tout cas le jouet de forces qu’il ne maîtrise pas, qu’il ne comprend pas.
Comment travaillez-vous à partir de ce point de départ inattendu?
On s’est mis au travail avec Jean-Pol Fargeau, le coscénariste de la plupart de mes films, au bout d’une semaine, on a trouvé une entrée dans quelque chose qui nous plaisait beaucoup: l’histoire d’un homme qui est le plus solide, sur lequel on peut s’appuyer et qui, par devoir, va être jeté, balayé par des éléments qu’il ne pouvait même pas imaginer. Entre les lignes est venue l’idée de la vengeance, d’une rage impuissante finalement. D’emblée ce personnage, ce Marco, était un marin. La marine, c’est très particulier; pour moi c’est une bonne manière d’être un homme. Quelqu’un qui a un idéal, qui est aussi un métier, qui a donc de quoi vivre, qui peut entretenir une famille mais de loin, sans subir les contraintes du quotidien. Il est loin.
Ce serait l’histoire d’un héros. Un vrai, un héros d’aujourd’hui, beau, fort, et qui arrive des lointains pour rétablir le bien. Ce serait l’histoire d’un parcours où les ombres s’allongent et où les repères se brouillent, où les motivations et les imaginations se tissent de manière inattendue, difficilement interprétable. Ce serait l’histoire d’un homme qu’on ne verra que deux fois, quelques secondes tout au début et tout à la fin, dans la nuit et dans une lumière de malheur.
Une très jeune fille entièrement nue marche sur ses chaussures à talons dans la ville, la nuit, son sexe saigne. La voisine s’occupe de son petit garçon, tout le monde a une famille, tout le monde s’occupe de ses enfants, et alors? Alors, on songe peu à peu à ce boulet calamiteux qui plombe la quasi-totalité des fictions de cinéma, cette purge d’impératif catégorique que serait la famille, les liens familiaux, la justification de n’importe quoi pour défendre ses rejetons.
Dans cet environnement bétonné, Claire Denis ouvre une brèche. Elle le fait avec une terrible douceur, une sorte de grâce littéralement par delà le bien et le mal —ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a plus ni bien ni mal, mais que ce ne sont plus des blocs définis et repérés d’emblée. Le capitaine est rentré pour aider sa sœur après le suicide et la faillite de son mari, il découvre l’état physique et mental de sa nièce, s’installe à côté de l’appartement où loge la maîtresse du coupable désigné.
Il y a une enquête, des énigmes, des intrigues. Il y a le désir, qui est comme une onde obscure qui irrigue de partout ce film d’ombres profondes, où les visages irradient doucement une tristesse, une peur, une volonté qui semblent venir du fond des âges. Parce que Les Salauds est un film mythologique, comme Lumière d’août de Faulkner et Au cœur des ténèbres de Conrad sont des livres mythologiques.
Cette puissance d’invocation de forces qui balaieront la puissance et le courage de l’homme qui croyait pouvoir, qui croyait savoir, passe par une alchimie singulière entre les acteurs, la lumière, les mouvements de caméra. C’est une chorégraphie parcellaire et pourtant coulée, un enchaînement de fragments qui recomposent en permanence une sensation terrible et envoûtante, qui jamais n’enferme ni n’assigne.
Cela fait peur, oui. Mais cette peur est à l’unisson de l’émotion incroyable que suscite ces visages approchés de tout près, les vibrations qui émanent de deux très bons acteurs qui jamais, peut-être, n’ont atteint ce degré d’intensité, de charme et de mystère, Vincent Lindon et Chiara Mastroianni.
Infiniment troublant, le film de Claire Denis, tailladé d’obscurité et saturé d’humanité, ouvre à chacun, avec infiniment de respect, les espaces de questionnement sur l’inacceptable. Il est le plus puissant et dangereux antidote qu’on puisse rêver à toutes les machinations au service d’un ordre moral, et surtout du désir d’ordre et de soumission si partagé par chacun —aussi par les spectateurs de cinéma.
(Cette critique a été publiée sur slate.fr lors de la présentation du film au Festival de Cannes. Lire aussi l’entretien avec la réalisatrice sur slate.fr)
lire le billetJour 1 Luhrmann
Jour 2 Ozon et Escalante
Jour 3 Jian Zhang-ke (et Farhadi)
Jour 4 Desplechin
Jour 5 Lanzmann
Jour 6 Le rapport Lescure
Jour 7/a Coen Brothers et Soderbergh
Jour 7/b Claire Denis
Jour 8 Refn et Miike, cinéma de genre
Jour 9 Kechiche
Jour 10 James Gray
Jour 11 Jarmusch et Rassoulof
Jour 12/a Pronostics
Jour 12/b Les sections parallèles
Jour 12+1 Palmarès
lire le billetEn 2010, Apichatpong Weerasethakul a obtenu la Palme d’or pour Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures et c’est quand même la plus joyeuse nouvelle dont on puisse rêver. Pour le cinéma, pour Apichatpong, pour un grand festival. En plus le film a eu une sorte de succès. Il faut marquer la date, il faudra s’en ressouvenir quand les flots malodorants de la démagogie menaceront à nouveau de tout balayer sur leur passage – presque tout le temps.
En 2010, Eric Rohmer et Claude Chabrol sont morts. On leur doit un nombre impressionnant de films magnifiques, d’autant plus admirables que les films de l’un ne ressemblaient pas du tout aux films de l’autre. Cette absence de ressemblance était ce qu’il y a eu, et ce qu’il reste de plus vif et de plus fécond dans ce qu’on appela un jour la Nouvelle Vague, dont il furent deux des principales figures. Il se trouve que, bien plus tard, j’ai eu le privilège de côtoyer l’un et l’autre, avec un bonheur de la rencontre qui ne s’est jamais démenti. Lorsque j’ai dirigé les Cahiers du cinéma, pendant 6 ans il n’y eut pas de matin où je ne me sois pas levé avec la peur d’apprendre la mort d’un de ces quelques uns si chers à mon cœur, et dont l’âge grandissant rendait plausible un décès. J’ai quitté les Cahiers avec un immense soulagement de n’avoir pas dû « enterrer » un d’entre eux. Et pourtant, le jour de la mort de Rohmer, le jour de la mort de Chabrol, je n’ai pas vraiment été triste. Le sentiment qui dominait était que ces hommes là avaient admirablement vécu, qu’ils avaient fait ce qu’ils voulaient, qu’ils s’étaient énormément amusé, qu’ils pouvaient regarder derrière eux (ce qu’ils ne faisaient guère) avec la certitude d’une œuvre considérable, fidèle à leurs engagements et à leurs enthousiasme, qui resterait. Penser à Eric Rohmer et à Claude Chabrol donne envie de les fêter, pas de les pleurer.
En 2010, on a beaucoup discuté de deux phénomènes distincts, en les mélangeant un peu à tort et à travers : le cinéma numérique et le cinéma 3D. Pour le numérique, la cause est entendue, c’est dans ce format que les films se feront et seront vus. Il ne sert à rien de vouloir l’empêcher ça, même si les grandes cinémathèques devraient continuer de conserver les films sur pellicule, et la possibilité de les projeter à partir du support sur lequel ils ont été réalisés. Mais il sert beaucoup de vouloir combattre les risques particuliers que ce changement technique, également riche d’énormes potentialités, fait courir au film, à de multiples titres. C’est vrai des normes de compression (ce n’est pas parce qu’on numérise qu’on doit appauvrir la qualité des images et des sons, comme cela se pratique actuellement) comme des modes de programmation dans les salles. Sur ce dernier point, un accord a pu être trouvé pour que les petites salles ne soient pas trop pénalisées, c’est heureux même si ça aurait dû être mieux. Côté 3D, rien de bien significatif après la percée Avatar, mais il est clair qu’une promesse de renouvellement du langage cinématographique existe de ce côté. A suivre.
En 2010 la dictature iranienne aura deux fois pris pour cible les cinéastes Jafar Panahi et Mahommad Rassoulof, emprisonnés au printemps, lourdement condamnée en décembre.
En 2010, je suis allé au cinéma, et j’ai vu des beaux films. Beaucoup. Je ne parlerai ici que ceux qui ont été distribués sur les écrans en France. En 2010, Hollywood se sera montré en petite forme, ne nous offrant que deux films véritablement mémorables, Inception de Christopher Nolan et Social Network de David Fincher. Mais des Etats-Unis est aussi arrivé un mini-Ovni passionnant, ou plutôt de New York : Lenny and the Kids des frères Safdie, incarnation d’une production alternative qui une fois de plus semble capable de renaître de ses cendres. Côté asiatique, outre le grand Oncle fantôme et thaï, et en attendant le bouleversant Le Fossé de Wang Bing révélé à Venise, 2010 aura aussi été l’année de Outrages de Kitano et de Lola de Brillante Mendoza. Au Moyen-Orient, c’est Fix Me du Palestinien Raed Andoni qui laisse la marque la plus mémorable.
Paradoxe : de festival en festival mais aussi dans nos salles nous voyons aussi s’affirmer sans cesse davantage une vitalité latino-américaine, même si aucun auteur majeur ne s’est imposé depuis la révélation des Argentins (Martel, Alonso, Trapero…) et du Mexicain Carlos Reygadas au début de la décennie. Il faut attendre le 29 décembre pour que sorte le plus beau film latino de l’année, Octubre des Péruviens Daniel et Diego Vega. C’est un peu le contraire en Afrique, où du désert émergent les beaux mais isolés Un homme qui crie du Tchadien Mahmat Saleh Haroun, La Chine est encore loin de l’Algérien Malek Bensmai, Un transport en commun de la Sénégalaise Diana Gaye.
L’Europe, elle, ressemble à un archipel dispersé plutôt qu’à un continent. Alors qu’en Italie et en Grande Bretagne le soutien public au cinéma était rayé d’un trait de plume par les gourvernements, on a pu toutefois découvrir quelques pépites. Ainsi de deux beaux films bizarres venus d’Italie, La Bocca del Lupo de Pietro Marcello et Le Quatro Volte de Michelangelo Frammartino, d’un étrange objet biélorusse, Le Dernier Voyage de Tanya d’Alksei Fedorchenko, du mémorable Policier, adjectif du Roumain Corneliu Porumbuiu, du prometteur Eastern Palys du Bulgare Kamen Kalev, et d’une splendeur portugaise signée Raoul Ruiz, Les Mystère de Lisbonne. Deux des meilleurs cinéastes de la jeune génération allemande, Angela Schanelec (Orly) et Christoph Hochlauser (Sous toi ma ville) ont confirmé leur talent, et combien celui-ci reste marginalisé. Et puis… je crois que c’est tout.
Sauf, et c’est un peu embarrassant, côté français, où il me semble qu’il s’est cette année encore passé bien des choses passionnantes. A commencer par Carlos, le grand film de cinéma de 5h30 d’Olivier Assayas, mais aussi White Material, nouveau sommet dans l’œuvre hors norme de Claire Denis, et Des dieux et des hommes de Xavier Beauvois dont le triomphe public est, après la découverte du film, une deuxième grande joie. Mais encore les nouveaux films d’Abdellatif Kechiche (Vénus noire), de Mathieu Amalric (Tournée), de François Ozon (Le Refuge et Potiche), de Benoît Jacquot (Au fond des bois), de Christophe Honoré (Homme au bain), en attendant Isild Le Besco en fin d’année avec Bas Fonds. Sans oublier Jean-Luc Godard en bonne forme (Film socialisme), un essai de fiction singulière et plurielle (Suite parlée de Marie Vermillard), et un premier film en forme de comédie musicale déroutante et pleine de vie, La Reine des pommes de Valérie Donzelli, le beau moyen métrage de Louis Garrel Petit Tailleur, ou quatre documentaires qui sont quatre très beaux films de cinéma, Ne change rien de Pedro Costa, Nénette de Nicolas Philibert, Valvert de Valérie Mrejen, Entre nos mains de Mariana Otero. C’est à dessein que je les entasse ainsi pour, au-delà des mots circonstanciés que chacun de ces films appelleraient, attirer ici l’attention sur leur profusion. Il faut aussi souligner que si les réalisations de Godard, de Jacquot et de Kechiche en particulier ont subi un grave et injuste revers commercial, beaucoup de ces films – ceux de Beauvois et Ozon, mais aussi d’Assayas, de Claire Denis, d’Amalric – ont eu du succès, au cours de cette année qui a vu les entrées augmenter spectaculairement, mais inégalitairement.
Pour la fin j’ai gardé le plus inclassable (y compris en terme d’appartenance territoriale), grande réponse artistique et politique aux vertiges du virtuel et du faux, de la babélisation des êtres, des mots et des sentiments, l’incroyable et troublant Copie conforme d’Abbas Kiarostami. Bonne année.
lire le billetMercredi 24 sort en salles un film sans égal, White Material de Claire Denis. Il est si beau qu’on peut le trouver « difficile », si on apporte dans la salle trop de discours déjà existants. Ce serait se priver d’une expérience exceptionnelle.
White Material est un film impossible. Je veux dire un film qui naît d’un espace impossible, un rêve habité de tant de cauchemars qu’il s’effondre en lui-même. C’est l’affirmation héroïque – avec la dose de folie que contient l’héroïsme – de la possibilité de faire exister des êtres humains dans un territoire saturé de trous noirs. Ces trous noirs ont des noms qu’on écrit avec des majuscules. L’Afrique. Le Colonialisme. La Misère. La Violence. Le Désespoir. La Guerre. Comme autant de divinités cannibales, instituées en puissances absolues et éternelles. Des entités noires qui absorbent toute lumière, toute intelligence. Il faut croire que ça doit arranger beaucoup de monde de ne rien comprendre. Claire Denis et Marie NDiaye font le contraire. Elles cheminent.
Leurs trajectoires se ressemblent même si elles se sont fait en sens inverse, la cinéaste européenne née et grandie en Afrique, l’écrivaine africaine née et grandie en Europe. Leur rencontre pour écrire ensemble White Material est comme une évidence. Une évidence contre l’impossible : celle d’accompagner pas à pas, terre à terre, pied à pied, des rapports au monde qui sont d’abord et enfin ceux d’être humains. Un monde qui est, aussi, et ô combien, traversé de puissances surhumaines, de passions hors normes, de phénomènes subis : il n’est pas de réalisme qui ne fasse place aux démons, qui ne prenne acte de l’invisible.
Mais l’entreprise de représenter cela, dans un travail de fiction qui est la condition même d’un rapport au monde réel, ne se justifie que dans l’impératif d’être aux côtés des personnes humaines, dans leur singularité et dans l’écheveau d’appartenances et de conditionnements qui les constituent. Puisqu’il apparaît qu’il faut des trajets personnels au long cours pour approcher cela, à en croire l’itinéraire de ces deux femmes artistes, deux auxquelles on doit beaucoup du meilleur de ce qui est écrit en français aujourd’hui, beaucoup du meilleur cinéma français contemporain. Une force de construction et ce qu’on nommera faute de mieux une sensibilité qui se sont constituées à l’échelle de plusieurs continents pour mieux partager l’intime des vibrations de femmes et d’hommes, très en deçà des moralismes, des idéologies, des psychologies et des sociologies. Sur cette planète où nous vivons.
Claire Denis a inventé une manière de faire du cinéma si unique qu’elle déroute souvent. Cette manière s’est construite, pour simplifier, en un prologue et deux temps. Le prologue ce sont deux films directement liés à sa vie, Chocolat et No Man No Run. A partir de son troisième film, S’en fout la mort, et de US Go Home, plus encore avec l’essentiel et méconnu J’ai pas sommeil puis Nénette et Boni, elle a mis au point un cinéma fondé sur une dialectique des espaces, un montage qu’on pourrait dire cubiste où des territoires habités de forces différentes, comme colorés par elles, se juxtaposent, s’opposent, entrent en collision, dessinent un espace à la fois mental et politique qui est la traduction par les moyens du cinéma d’un état du monde. Ensuite, au tournant des années 2000, elle est passé à un mode plus musical, où aux espaces se sont substituées des « nappes » sensorielles, qu’un jeu savant fait glisser les unes par rapport aux autres, dans le temps et l’espace, au plus profond du corps, du cerveau et du sexe de chacun comme à l’échelle d’une planète globalisée. Beau Travail, Trouble Every Day, Vendredi soir, L’Intrus, 35 Rhums. Les corps, les visages, les musiques, les couleurs, les lumières, les actes, les sentiments, le temps lui-même devenaient comme jamais au cinéma un matériau unifié, incroyablement riche mais que rien ne distribuait a priori en catégories distinctes.
White Material poursuit et excède cet art du cinéma dont je ne trouve guère d’autre exemple, du moins en Europe – un art qui croise l’hypothèse d’un rapport au monde sur le mode animiste, évoqué ici il y a quelque semaines, et qui trouverai des échos du côté du Yeelen de Souleyman Cissé ou de Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul, de manière plus lointaine avec Tabou de Murnau, ou de manière plus indirecte chez Tarkovski. Whaite Material marque à cet égard une nouvelle étape, Claire Denis atteint un nouvel état grâce à la rencontre hors norme avec Isabelle Huppert. Il y a là à proprement parler une opération magique, de transfert, d’appropriation et simultanément de non-confusion : Huppert ne joue pas Denis, ni évidemment Ndiaye. Elle ne s’inscrit pas non plus dans l’imitation naturaliste. Interprète du rôle de Maria, qui refuse d’abandonner la plantation de café qu’elle dirige sans la posséder, Isabelle Huppert joue, au plein sens du mot. Et les puissances de la construction dramatique, de la représentation et même de la stylisation sont à l’unisson de la force de présence physique, immédiate, de cette actrice que nous ne risquons en aucun cas de ne pas reconnaître, et qui ne cherche rien de tel. Claire Denis elle-même en parle magnifiquement dans l’entretien qu’elle a donné aux Cahiers du cinéma pour leur numéro de mars (654).
Marie Ndiaye, Claire Denis, Isabelle Huppert: trois femmes puissantes? Mais d’une puissance qui n’est pas celle du pouvoir.
Evidemment la référence aux Trois femmes puissantes vient à l’esprit à propos de la cinéaste, de l’écrivaine et de l’actrice. Mais au-delà de la formule, la puissance ouverte, féconde (féminine ?) de White Material tient à l’invention de l’espace entre elles, entre ce qu’elles sont, ce qu’elles incarnent, ce qu’elles ont fait depuis des années et ce qu’elles font concrètement pour qu’existe cette œuvre-là. Les personnages masculins (et c’est rendre hommage à la manière dont Isaach de Bankolé en chef guerrillero à demi-héro, à demi-mort, et les habitants mâle de la plantation joués par Michel Subor, Christophe Lambert et Nicolas Duvauchelle, et qui tous habitent ce film, de manière infiniment instable, selon des biais qui sont autant d’interrogations installées par les « trois femmes puissantes » dans l’espace du film qu’elles ont inventé), les personnages masculins à divers titres impuissants du film n’en sont pas moins chargés de multiples intensités. Tout comme les enfants armés qui hantent la forêt, les troupes officielles qui les combattent, les barreurs de route, le maire du village qui cherche à s’arranger et le pharmacien qui refuse ce qui est train d’arriver, ces multiples forces actives captées comme autant de courants qui irriguent le film. Dangereusement, sensuellement, amoureusement, brutalement.
La difficulté est la masse de mots (descriptions, analyses et jugements de toutes sortes) qui tend à s’interposer entre un tel film et qui le regarde – masse de mots qui sera encore augmentée par les commentaires à la sortie du film. Il est impossible d’en faire abstraction – c’est une des figures de l’impossible que j’évoquais au début. Mais il est possible, grâce au film lui-même, à son rythme, à l’inscription du corps blanc de l’actrice parmi les corps noirs des autres acteurs, du corps frêle de l’actrice dans le paysage de la plantation de café, de l’admirablement non-esthétisante lumière blanche du chef opérateur Yves Cape, de l’agencement hypnotique de présences de différentes natures, relevant de différente temporalité, d’entrer dans un espace-temps débarrassé de ces pesanteurs.
L’histoire se passe en Afrique, les images et les sons naissent d’un site filmé sans clichés ni complaisance. Mais il s’agit au fond de davantage, de la difficulté de trouver sa place sur terre et parmi les autres, de la douleur des déchirures entre des rêves et des faits, du combat de chaque jour pour refabriquer un espace physique où tout ce qui fait vivre ne serait pas abandonné. Là-bas comme ici, pour chacun.
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