«Quand on a 17 ans» ou les saisons du désir selon Téchiné

quand-on-a-17-ans-sceneQuand on a 17 ans d’André Téchiné avec Sandrine Kiberlain, Kacey Mottet Klein, Corentin Fila, Alexis Loret. Durée: 1h54. Sortie: le 30 mars

1,2,3: dans la petite ville de montagne, la mère médecin, son fils lycéen, cet autre garçon, fils adoptif de paysans de haute montagne. Marianne, Damien, Tom.

1,2,3: année scolaire des garçons, un trimestre pour se battre, un trimestre pour se découvrir, un trimestre pour s’unir.

1,2,3: la nature âpre et puissante, le cocon familial, la guerre au loin, où se trouve le père de Damien.

1,2,3. Soleil? Pas forcément, pas tout le temps –il y aura du froid, de la violence, du deuil. Mais énergie en tout cas. Élan vital dont le film, à travers un développement romanesque qui semble s’inventer dans l’enchaînement des plans, cherche à capter les variations d’intensité, les montées en puissance, les dérivations et les éclats.

Cela s’appelle la jeunesse. Pas du tout sur le mode béat (et intéressé) idéalisant les jeunes, pas davantage sur le mode méprisant, être âge ingrat et jeunesse qui doit se passer. La jeunesse comme déplacement, comme récit possible –le poème de Rimbaud ne s’appelle-t-il pas «Roman»?

C’est l’histoire de ceux qui ont 17 ans, Tom et Damien. Mais la dynamique entre eux tient à la tierce figure, celle qu’incarne avec une mobilité bénéfique, y compris lorsque son personnage se fourvoie, Sandrine Kiberlain en mère déterminée à «bien faire», sans souvent savoir ce qu’elle fait vraiment. Elle est à la fois dimension sentimentale et la dimension ironique de ce film aux dimensions multiples –roman initiatique et aventure érotique, fresque et chronique.

Ainsi André Téchiné réussit, autour de la thématique qui court tout au long de sa filmographie et qu’on pourrait doter d’un titre générique comme «Les saisons du désir», un film à la fois totalement inscrit dans son parcours et qui en renouvelle heureusement les manières de faire.

La présence physique des montagnes, de la neige, de la terre et des rocs, du lac en hiver, des sensations d’effort et de froid (le territoire de Tom) travaille avec les sensations accueillantes du foyer de Marianne et Damien, où s’immisce pourtant une autre dimension du monde, cette guerre à laquelle le père pilote d’hélicoptère de l’armée participe. (…)

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“Microbe et Gasoil” fantaisie en roue libre

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Microbe et Gasoil de Michel Gondry, avec Ange Dargent, Théophile Baquet, Audrey Tautou. Durée : 1h43. Sortie le 8 juillet.

Quoiqu’on pense de chacun de ses films en particulier, il y a quelque chose de réjouissant dans la diversité des modes d’approche du cinéma de Michel Gondry. Après le très inventif, attentif et réussi Conversation animée avec Noam Chomsky qui succédait au calamiteux Ecume des jours, revoici le réalisateur reparti sur le chemin d’un scénario original aux confins de plusieurs des thématiques qui lui tiennent à cœur, l’enfance, le bricolage farfelu et le low-tech, le jeu avec le langage.

Il y a en fait deux films dans Microbe et Gasoil. Le premier accompagne la rencontre de deux lycéens, affublés par leurs condisciples des surnoms qui font le titre du film, et qui servent à les ostraciser. Daniel est un blond aux cheveux dans le cou, d’apparence un peu enfantine pour son âge, un peu frêle, que les autres font exprès de prendre pour une fille. Il dessine, il écrit, en plus maintenant il est amoureux. Théo est plus grand, plus mûr, il sait des tas de choses inattendues. C’est aussi un fils de pauvre dans ce lycée chic et réactionnaire de Versailles. Daniel et Théo sont deux originaux dans un environnement scolaire et générationnel très conformiste.

Même si le film est situé aujourd’hui, on en devine sans mal la dimension autobiographique, Gondry a sûrement pas mal ressemblé à Daniel, et vécu certains de ses tourments scolaires et familiaux, avec maman allumée mystico-baba rigoriste angoissée, grand frère punk pas cool et amours enfantines pas vraiment paradisiaques. La succession des scènes tient remarquablement sur le fil entre chronique préadolescente et invention farfelue de situations, réussite qui doit beaucoup à un rapport très singulier aux mots – à plusieurs rapports singuliers, même. La fantaisie fait ici un très joyeux ménage avec une attention précise, documentaire et chaleureuse à la fois, où on retrouve l’œil du réalisateur de Lépine dans le cœur.

Entre deux tribulations familiale, sentimentale ou scolaire, M&G se lancent dans l’ambitieuse entreprise de fabriquer une voiture, assemblage d’un sommier en guise de châssis, de roues de récup, d’un moteur de tondeuse et d’une carrosserie qui, après quelques hypothèses délirantes, prend l’apparence guère plus raisonnable d’une petite maison en bois.

La deuxième partie de Microbe et Gasoil est consacrée au voyage qu’entreprennent les deux garçons, un peu fugue, un peu balade imaginaire, de Versailles au Morvan. La verve s’essouffle un peu, et Gondry entreprend de donner du carburant à son odyssée à coups de situations oniriques, de rebondissements dont l’étrangeté apparaît pour le coup un peu forcée, sans rapport avec l’histoire et ses personnages.

On quitte alors le territoire proche de Be Kind, Rewind de réjouissante mémoire avec ses bidouillages inspirés et généreux, dans un esprit qui est aussi celui de la non moins réjouissante Usine Des Films Amateurs inventée par le réalisateur et qui, après des déboires, va trouver un port d’attache du côté de

Roubaix[1].

Le film se transporte du côté du fantastique assez artificiel qui alourdissait Eternal Sushine of the Spotless Mind et La Science de rêves. Toute l’énergie affectueuse de la première partie ne se perd pas tandis que Microbe et Gasoil font des rencontres improbables, vivent des rebondissements sans queue ni tête, mais disons que ça tend à s’effilocher. Au point que c’est avec un certain soulagement qu’on voit les aventuriers arriver au bout de leur périple, bout qu’on se gardera évidemment de révéler.

Il reste cette intéressante ligne de faille qui traverse le cinéma de Gondry, intéressante parce qu’elle peut être très ténue – c’est le cas ici. Il s’agit du partage, presqu’impossible à définir de manière stable entre invention – poétique, ludique, fantaisiste – à partir et avec le réel, et fabrication ex nihilo, en force, comme acte de pouvoir sur les choses, et sur les esprits des spectateurs, d’artefacts « imaginaires », fabuleux, d’un fantastique relève plus delà revendication du geste du « créateur » que de la transformation du monde tel qu’il est pour le rendre un peu plus vivable. Michel Gondry a choisi de ne pas choisir, c’est bien sûr son droit, mais on peut aussi préférer une approche à l’autre.

 



[1] Créée pour le Centre Pompidou début 2011, L’Usine des Films Amateurs devait être installée de manière pérenne à Aubervilliers, mais un changement de municipalité a détruit le projet au dernier moment. Le dispositif a depuis circulé dans le monde entier, il est attendu en octobre prochain à La Condition publique à Roubaix, dans le cadre de Renaissance 2015 lille3000.

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Cannes/1 «La Tête haute», une juge et une cinéaste aux côtés de la vie

tete-haute-paradot«La Tête haute» d’Emmanuelle Bercot. Avec Rod Paradot, Catherine Deneuve, Benoit Magimel, Sara Forestier, Diane Rouxel. Durée: 2h02. Sortie le 13 mai.

Présenté en ouverture du Festival de Cannes, mercredi 13 mai, le jour même de sa sortie en salles, le nouveau film d’Emmanuelle Bercot est une bonne surprise à plus d’un titre. Il tranche en effet avec ce qu’on a le plus souvent en guise de séance inaugurale du Festival, attrape-paparazzi où le glamour de l’affiche aura trop souvent été préféré à l’intérêt des films (il y a eu des exceptions, mais pas beaucoup). Certes, la présence de Catherine Deneuve assure un certain rayonnement au baromètre du star-sytem, mais il s’agit assurément d’un film voulu et accompli pour d’autres motifs que les séductions people. Surtout, il s’agit, tout simplement, d’une réussite de cinéma –même avec un bémol.

Reconnaissons avoir nourri les pires inquiétudes à l’annonce de cette Tête haute, moins du fait des précédents films d’Emmanuelle Bercot que de sa participation, comme coscénariste et comme actrice, au racoleur Polisse de Maïwenn. Si, après la brigade des mineurs cette histoire de juge pour enfants était de la même eau complaisante, le pire était à craindre. Il ne faut pas longtemps pour s’apercevoir que ce n’est en aucun cas comparable, voire que La Tête haute est le contraire du précédent.

Passée la séquence introductive, située 10 ans avant le récit principal et qui atteste combien les enjeux qui l’habitent sont ancrés dans la durée, le film ne quittera plus son protagoniste principal, ce Malony incarné avec une présence, une énergie et une complexité remarquables par le jeune Rod Paradot.

Celui-ci tient sans mal la distance face à Deneuve, remarquable en juge inventant dans l’instant la moins mauvaise réponse à une succession de situations catastrophiques, sans jamais trahir les exigences de sa fonction.

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“Un jeune poète”: Tenter de vivre

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Un jeune poète de Damien Manivel, avec Rémi Taffanel, Enzo Vassallo, Léonore Fernandes. Durée : 1h11. Précédé de La Dame au chien, avec Rémi Taffanel, Elsa Wolliaston, 16 minutes. Sortie le 29 avril.

Etrange et heureuse surprise que la sortie, à quelques semaines d’intervalle, de trois films français qui, sans du tout se ressembler, manifestent la même foi dans les puissances poétiques du cinéma, avec humour et  ambition. Chacun à sa manière, La Sapienza d’Eugène Green, Le Dos rouge d’Antoine Barraud et Un jeune poète, premier long métrage de Damien Manivel, revendiquent avec fierté et humour le goût de l’exploration, une aventure qui ne redoute pas les rencontres avec les œuvres et même avec la pensée – une gageure en ces temps de bassesse démagogique.

Voici un adolescent, Rémi. Il arrive dans une ville, Sète. Il a un but : écrire des poèmes, des poèmes sublimes, bouleversants, qui feront frissonner le monde. Grand zigue à la peau pâle, aux paroles alambiquées et aux gestes empruntés, Rémi est un personnage comique. Comique mais pas ridicule, dans une situation qui prête à rire, mais sans ironie, et encore moins de cynisme, ces plaies de l’époque. Comme beaucoup des grands héros du cinéma burlesque, Rémi est maladroit et courageux, entreprenant et brouillon. Son obsession est sa force et sa faiblesse.

La silhouette d’une fille, désirée, perdue, l’éclat trop fort du soleil, des rencontres en porte-à-faux dans les rues et les bars, la tombe de Paul Valéry dans son cimetière marin, et même son fantôme, l’alcool à trop haute dose parsèmeront d’épreuves le vagabondage de l’aspirant poète. « Votre regard est tourné vers le dehors ; c’est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire. Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire » écrivait Rilke au Jeune Poète qui lui avait demandé conseil. Mais Rémi, lui, ne trouve ni dehors, au contact des autres, de la nature, de la littérature, ni non plus en lui-même les ressources d’où jailliraient les phrases espérées. Rémi n’est peut-être pas poète, quoiqu’il en ait. Ce serait terrible peut-être, l’effondrement d’un rêve qui est aussi une image de soi-même. Ou alors au contraire, s’en rendre compte le délivrerait. Une seule certitude : il faut aller au bout du chemin.

Damien Manivel l’accompagne sur ce chemin, et celui-ci semble naître sous leurs pas, comme les mots paraissent jaillir, impromptu, de la bouche des protagonistes. Le gag et la stase se rencontrent à l’horizon de ce désir un peu fou, et sûrement trop abstrait. Poète. L’erreur est dans la majuscule, peut-être aussi dans le timing. Rémi cherche l’inspiration comme une message codé, ou un trésor caché. En plans fixes, Manivel la trouve comme un état de l’atmosphère, une vibration de la lumière, la douceur ou l’inquiétude d’un regard.

Entre celui qui est filmé et celui qui filme se joue un singulier pas de deux, rieur et attentif, affectueux et léger, disponible à l’accident – bon ou mauvais – et au passage des heures et des humeurs. A force de simplicité directe, Un jeune poète se teinte de fantasmagorie, la chronique se fait formule enchantée, et assez enchanteresse.

Au même programme est présenté un court métrage, La Dame au chien, tourné quatre ans plus tôt par Damien Manivel avec le même Rémi Taffanel, alors âgé de 14 ans. Dans un pavillons de banlieue, le temps d’une étrange parenthèse ludique et un peu inquiétante, se croisent un garçon timide et une grosse dame noire. Il y a le rhum, aussi. Le chien est témoin. Bref et infiniment troublant huis clos, à mi-chemin déjà entre burlesque et fantastique avec les plus réalistes des moyens, ce film de 16 minutes est une véritable joie de cinéma. Le rapprochement entre leux deux films, ce simple et puisssant effet de montage du même corps de jeune homme à quelques années de distance, en est un autre.

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“Les jours d’avant”: Une adolescence en hiver

JOURS_D_AVANT-2Les Jours d’avant de Karim Moussaoui, avec  Souhila Mallem, Mehdi Ramdani. Durée : 0h47. Sortie le 4 février.

C’est une histoire de partout et de toujours, une histoire d’amour qui n’adviendra pas entre deux adolescents, ces sont les émois et les retenues, les gestes bravaches et les timidités paralysantes.

Et c’est une histoire située précisément en un lieu et un temps : dans une petite ville au Sud d’Alger en 1994. La romance contrariée de Djaber et Yamina suit son cours chaotique, mais alentour monte la violence extrême de l’atroce guerre civile qui déchire alors le pays.

Avec ce film de moins d’une heure, le jeune réalisateur algérien Karim Moussaoui réussit le tour de force non seulement de raconter avec une justesse rare le roman d’une impossible initiation amoureuse et la montée en puissance des meurtres et des menaces dans un environnement paisible, mais de faire de l’entrelacement de ces deux dimensions si étrangères l’une à l’autre la ressource d’une rare puissance cinématographique.

Il y réussit grâce à la légèreté de l’écriture et à la qualité de l’interprétation de ses jeunes acteurs, mais surtout en filmant avec une sorte de détachement, de constat sans pathos ni discours surplombant. Laissant au spectateur toute latitude de construire ses propres repères et explications dans un contexte à la fois très reconnaissable (les amours adolescentes) et très particulier (les attentats), il trouve une juste distance qui tient notamment à la capacité à se tenir légèrement en retrait, ou en biais. Ce point de vue fait merveille notamment dans les scènes les moins chargées dramatiquement, une promenade dans la campagne, se servir à boire dans une fête, rendre service à l’épicerie du coin.

Ce retrait ou ce décalage ont la vertu d’inscrire les protagonistes dans un environnement qui est d’abord des lieux, des matières, une lumière hivernale, les murs tristes des petits immeubles et la terre boueuse des routes mal entretenues. Cette matérialité des situations donnent leur présence à la vigueur des pulsions vitales chez les lycéens, à la difficulté d’en trouver des manifestations, aux pesanteurs multiples qu’affrontent les jeunes gens, pesanteurs hétérogènes et pourtant mêlées, y compris de manière disproportionnée, quand le danger que papa découvre qu’on est allée à une fête est perçue comme infiniment plus terrible que la menace de mort bien réelle qui rôde.

Ce retrait et ce décalage sont déployés, sur la bande son, par la présence de deux voix off, celle du garçon, celle de la fille, et par l’emploi du passé. En même temps qu’une tristesse, et finalement qu’une horreur, il y a une ouverture quand même, un souffle qui passe dans ces écarts et qui fait des Jours d’avant un film assurément mélancolique et en prise sur une situation horrible, mais vivant.

 

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«Bande de filles»: cela s’appelle la jeunesse

BDFBande de filles de Céline Sciamma, avec  Karidja Touré, Assa Sylla, Lindsay Karamoh, Mariétou Touré. Sortie le 22 octobre 2014 | Durée: 1h52min

Grand 1 petit 2: ça s’envole! Il y a eu un petit 1, bref et nécessaire, de présentation de Marieme, sa vie, son enfermement, et puis la rencontre avec Lady, Adiatou, Fily. La vie de Marieme, adolescente noire d’une banlieue de Paris, c’était plutôt la non-vie, un labyrinthe d’interdits et de blocages, les contraintes de la famille, du collège, du sexisme, du racisme, d’une pauvreté qui pour n’être pas la misère n’en est pas moins misérable. Entrelacs sinistre. Et puis, comme une ouverture, une trouée, la rencontre des trois autres, jeunes filles noires comme elles, habitantes de la cité comme elle, mais en groupe, en force, en rage et en joie. Des lascardes qui flanquent le souk dans le métro mais pas que. Et l’évidence, la nécessité presque, qu’elle complète ce qui va devenir ce quatuor infernal.

Infernal d’énergie, de vitalité, d’affirmation de son corps, de ses désirs, de ses ressources qui, quand Marieme était seule, semblaient presque inexistantes, et se révèlent considérables: cela s’appelle la jeunesse, cela s’appelle la beauté, cela s’appelle la fierté. Il y a de la joie et de la colère mêlées, et dans une sorte de symbiose assez miraculeuse, Céline Sciamma et ses quatre interprètes embrasent cela, de jeux enfantins en bagarres à la dure, de danses en dérives. Et à l’occasion en se fabriquant des parenthèses rien qu’à elles, une chambre d’hôtel comme un trou du continuum espace-temps, une chanson de Rihanna comme une extase.

Ce sont les corps, ce sont les mots, ce sont les visages et le bagou et les mimiques, Bande de filles devient une sorte d’ode endiablée à un principe vital qui participe de tout ce qui définit ses protagonistes –jeunes, filles, noires, de banlieue– et ne cesse d’échapper à ces définitions, de les excéder sans les renier. Et c’est ce très heureux parti-pris, qui défait la sociologie appliquée, d’élire uniquement des personnages noirs, choix esthétique au meilleur sens du mot, en ce qu’il construit une grand nombre de possibilités visuelles, sensitives, tout en révoquant toute question ethnique ou communautaire.

Alors bien sûr il y aura un grand 2, lorsque Marieme rompt avec la bande, part se construire différemment, sous un nouveau nom. (…)

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Un autre été, autrement

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Un été à Quchi de Tso-chi Chang avec Liang-yuYang, Yun-loong Kuan, Hui-ming Wen. Durée: 1h49. Sortie le 24 septembre.

 Cette histoire, nous l’avons déjà vue au cinéma (et sans doute aussi lue, et pour pas mal de gens également plus ou moins vécue). C’est l’histoire d’un garçon d’une douzaine d’années envoyé loin de chez lui par ses parents, et se découvrant lui-même en étant immergé à son corps défendant dans un milieu différent. Ce motif existe dans le monde entier, mais il a existé de manière particulièrement repérable dans le cinéma asiatique moderne, y compris l’anime au Japon, et avec un chef d’œuvre, lui aussi réalisé à Taiwan, Un été chez grand-père de Hou Hsiao-hsien. Toute la réussite du premier film de Chang tient à ce que celui-ci sait très bien qu’il ne débarque pas en terre incognita, et à sa manière à la fois de vraiment raconter son histoire, avec ses passages obligés, et de ne pas se laisser coincer dans ce côté prévisible.

Un été à Quchi prend au sérieux les événements que sont la rencontre avec un autre mode de vie, l’éveil au désir adolescent, la peur devant des forces hors de contrôle et la possibilité d’y faire face, l’expérience de la disparition d’un proche. Durant la première séquence, un père submergé par ses problèmes de travail et de couple amène chez son propre père le jeune Bao, pas franchement ravi d’être arraché à ses copains et sa console de jeux vidéo (mais il a une tablette). Contrairement à ce que laisse supposer le titre, il ne s’agit pas d’une période de vacances, Bao va au collège, où il rencontre d’autres enfants. Les péripéties qui émaillent les relations entre le garçon, son grand-père, ses parents en pleine crise, un copain et une camarade de classe mais aussi l’habitat rural, la nature, le surnaturel, les relations entre les villageois, le rapport aux technologies actuelles, etc. Bref, il prend en charge tous les enjeux qui sont en quelque sorte le cahier des charges du genre.

Mais il le fait avec un sens aigu d’appartenance à ce genre, et une manière très fine de prendre de vitesse les attentes du spectateurs, de déplacer les points de vue, de sauter des cases ou au contraire de s’attarder sur des instants, des lieux, des situations. Il fait ce qu’un artiste peut faire de mieux à l’intérieur d’un genre codifié, dès lors qu’il considère, à raison, que le fait d’y trouver une relation personnelle et l’évolution récentes des mœurs justifie d’y revenir. Le recours à de multiples plans brefs sur les visages singularise la situation, l’attention sensible aux lieux, surtout les extérieurs, inscrit le récit dans une réalité particulière, en perçoit les vibrations singulières. A lui seul, un plan de partie de basket sous la pluie filmée de très loin (plan d’ailleurs très « houhsiaohsienien ») signe la justesse d’un regard de cinéaste.

Dès lors qu’il est clair que le cours du film ne sera pas un long fleuve tranquille s’insinue l’hypothèse d’assister à un montage d’extraits d’un film-chronique qui durerait cinq heures. Mais plus le réalisateur impose son rythme propre, plus il apparaît au contraire qu’il s’agit d’une composition subtile qui joue autant sur les temps faibles que sur les temps forts pour rendre possible une émotion, pour élaborer à la fois une singularité et une universalité aux tribulations du garçon surnommé Bear, de la fille aussi surnommée Bear et de leur copain Mingchuan.

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La nuit du graffeur

Vandal de Hélier Cisterne

Vandal est un beau film un peu triste. Un beau film par sa manière de s’approcher de Chérif, son ado de personnage principal, trublion du collège envoyé chez un oncle distant apprendre un peu la vie et le travail de chantier, et qui grâce à la belle figure d’un cousin double face, découvre le monde de la nuit des graffeurs. Un beau film par sa vitesse et ses changements de rythme, par son absence de discours sur (quoique ce soit), par sa capacité à privilégier la troublante émotion d’une composition graphique géante sur un mur de la ville plutôt que la sociologie ou la psychologie. Les figures en miroir des deux cousins remarquablement joués par Zinédine Benchenine et Emile Berling y sont pour beaucoup, tout comme un usage très fin de la musique, près des émotions, loin des clichés.

C’est aussi un film un peu triste. Parce qu’il ne se fait pas assez confiance, croit nécessaire d’ajouter des personnages secondaires, des péripéties, des notes en bas de pages. La famille A, la famille B, le collège professionnel, le chantier, la copine, le déjeuner chez grand’mère (très belle séquence au demeurant), la mère, la juge, le prof, le père, les collègues, cette accumulation appuyée par la présence pour les rôles adultes d’acteurs connus (Ramzy, Marina Foïs, Jean-Marc Barr, Brigitte Sy, Isabelle Sadoyan) chargent une barque qui ne demandait qu’à filer, et affronter les tempêtes. Un panoramique survolant majestueusement Strasbourg du haut d’une grue de chantier semble pourtant d’un seul geste de cinéma capable d’en dire tellement…

Premier film réalisé avec une affection nerveuse pour ses protagonistes, Vandal capte au vol la puissance expressive des grands lettrages colorés, où s’affrontent et se répondent des styles différents – dont, ici, celui d’une des vedettes du genre, Lokiss – revendication d’identité où individu et collectif, exposition et secret jouent de complexes entrechats. Le film réussit surtout, dans les séquences nocturnes d’expédition de la bande à laquelle s’est joint Chérif, à rendre sensible le mouvement exigeant et rageur de jeunes gens vers une expression artistique vitale, hors de tout commentaire. Et c’est ce qui permet à Hélier Cisterne de les filmer aussi comme les anges de Wenders, les gargouilles des cathédrales ou les superhéros de chez Marvel, veillant sur la cité endormie, silhouettes énigmatiques qui sont aussi des petits gars en train de sortir de l’enfance, ici, maintenant.

 

 

 

 

 

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Au bord de la mer

Ma belle gosse de Shalimar Preuss

Des jeux au bord de la mer. Des enfants, des adultes, des crabes, une étoile de mer. Du bruit. Des visages et des paroles. C’est une famille, en vacances. Il y a du vent. La caméra bouge, ne s’arrête pas sur celui-ci ou celle-là. Peu à peu pourtant, des liens se dessinent, des relations de parenté, même si ce ne sera jamais très évident. Des figures se dessinent, s’affermissent, et puis se dissolvent un peu à nouveau, l’enchainement des cousinages et des fraternités, des complicités et des conflits se brouille à nouveau. Papa essaie de contrôler tout ça, pas si simple. On va en vélo à la plage, on mange ensemble dans le jardin, on s’échappe dans un terrain militaire interdit, on lit quelques pages d’Alice au pays des merveilles.

Ma belle gosse fait entrer de plain-pied dans un microcosme, un univers de petite taille (une famille d’une dizaine de membres), mais un univers complet, et instable. On songe soudain qu’il est au fond très étrange que pratiquement tous les récits – romans ou films – obéissent à l’injonction d’une définition claire des personnages, si possible dès les premières scènes, dites « scène d’exposition » dans les manuels. Soit le contraire de ce qu’on ressent lorsqu’on se trouve au contact d’un groupe qu’on ne connaît pas, par exemple ce père entouré d’épouse, fils et filles, cousines, neveux, dans une maison de l’île de Ré.

Et très vite ce qui pourrait être source de confusion devient au contraire carburant d’une relation étonnamment dynamique avec ces corps et ces voix, surtout celle des enfants et des adolescents. Des situations triviales deviennent riches de tension, de peur ou de joie, par le seul mouvement à la fois instable et attentif qui les accompagne, circule entre eux. Des personnalités (ce qui est plus intéressant que des personnages, créatures artificielles de la fiction) émergent peu à peu, dont Maden, jeune fille de 16 ans habitée par un secret, un rêve, un amour impossible et romanesque. Les autres captent un peu, pas tout. Les tactiques ou les affinités s’enchevêtrent et se relancent, le film est prêt pour tout ce qui arrivera, il s’éclaire et se met en mouvement grâce à la moindre péripétie, un mot, un geste, un silence suffisent.

C’est une très belle idée du cinéma qui anime la réalisatrice de ce premier film, une idée aventureuse et confiante à la fois. Esquissé, et dès lors présent absolument soit qu’il soit besoin de s’y appesantir, de « développer », l’amour caché de l’adolescente pour le prisonnier, le trafic des lettres dissimulées et découvertes, les jeux de la duplicité et de l’aveu, des partages acceptés ou inacceptables se déploient avec une infinie légèreté, toile d’araignée fictionnelle qui attrape un instant dix, cent autres possibles histoires, et les laisse filer à nouveau.

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La forêt magique

Leones de Jazmin Lopez

Sortir le 7 août un premier film argentin signé d’une jeune cinéaste inconnue n’est pas exactement lui donner toutes ses chances de rencontrer le public. C’est fort dommage, pour le film, et plus encore peut-être pour tous ceux qui, à cause de ces conditions de distribution[1], seront privés d’une si belle rencontre. Que ces Leones gagnent à être connus, cela s’impose comme une évidence, dès les premiers plans. Cela s’impose en douceur mais avec une force qui ne se démentira pas.

Une jeune fille marche dans la forêt, elle est seule avec un petit sac à dos, et d’emblée nous sommes entièrement dans une chronique attentive à une personne filmée avec infiniment de sensibilité, et en même temps dans un conte, où magie, peur et images enfouies viennent à notre rencontre. Elle rejoint ses quatre compagnons, trois garçons et une autre fille, ils sont en… en quoi ? En randonnée, en pèlerinage, en quête. Ils marchent à travers bois, ils jouent avec leurs corps et avec les mots, ils se disputent, se draguent. Il y a un mystère, non, plusieurs. Quelque chose de tragique est arrivé, dont ils promènent la trace, sur un enregistreur. La forêt, les lacs, une maison qu’on ne trouve pas, la mer qui n’est pas où on croit, les cartes qui racontent des histoires, voilà qu’une balade champêtre de cinq jeunes gens prend des allures d’aventure initiatique, de plongée dans l’inconnu.

La caméra accompagne en longs plans séquences, laisse monter les vibrations, parfois joueuses et parfois chargées de terreur. On est sur un fil, mais lequel ? Leones est un film minimaliste, au sens où il livre fort peu d’informations et d’explications, mais c’est un film qui de ce fait est singulièrement riche, saturé de sens possibles, d’ouvertures. Le regarder met les sens en éveil, on approche de la tension d’un film d’horreur moins le carnaval toujours un peu crétin du grand guignol dégoulinant de sang. Le choix des jeunes interprètes vibre d’une fragilité qui celle des corps, des voix, de l’absence de soumission à des schémas préexistants, à quelque cliché que ce soit.

Les marches entre les arbres, un bain dans l’étang, la circulation autour de la grande maison fermée, la grosse voiture démolie sont comme des formes chorégraphiques, chacun chargée d’une signification impalpable. Et sans doute la partie de volley sans ballon est une citation de Blow-up d’Antonioni, avec qui l’élégance du filmage et le trouble du rapport à la réalité ont plus d’une affinité. C’est surtout une danse gracieuse, qui raconte à sa manière précise et délicate le passage d’un âge à l’autre, d’une manière d’exister à une autre manière d’exister (ou pas).

Leones raconte un naufrage, ses naufragés paraissent être ensemble mais chacun nage comme il peut, et pourrait bien faire couler un autre pour s’en sortir. Sortir de l’adolescence bien sûr, sortir aussi du sentiment d’un inexorable déjà là. Jazmin Lopez a beaucoup vu de films, et en a éprouvé les tensions propres, elle n’a pas sans raison fait appel au chef opérateur de Gus van Sant, Matias Mesa, l’homme d’Elephant, de Gerry et de Last Days, pour distiller ces plans vibrants et risqués. On songe à la magie noire des errances chez Garrel et à la complexité de ce qui se jouait, avec la vie et la mort, dans La Vie des morts. Mais la jeune réalisatrice argentine n’imite personne, si elle sait admirablement filmer une jeune femme seule dans un champ de fleurs, elle sait aussi amener au finale son personnage longuement au bord de lamer, non pour redire Les 400 Coups mais au contraire pour faire entendre sa propre voix, une voix qui parle avec les autres, y compris les autres films, mais n’en répète aucun. Jusqu’à l’extrême limite d’un geste de cinéma bien trop vivant.


[1] Il est clair qu’on ne fait ici aucun grief au distributeur, auquel on sait gré au contraire de rendre tout de même le film accessible, mais aux conditions du marché, qui le marginalisent à l’extrême.

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