Les Top 10, c’est un peu trop mécanique, réducteur. Mais ne pas revenir sur ce qu’on a aimé, et aimé aimer au cours d’une année, c’est se priver de remettre en perspective ce qui arrive dans le cinéma, au-delà des enthousiasmes au coup par coup. En toute subjectivité, voici donc un survol des films de l’année –c’est-à-dire des films sortis en salles, en France en 2015 (The Assassin de Hou Hsiao-hsien, annoncé pour mars 2016, n’y figure donc pas, sauf que bien sûr je viens de le mentionner ;).
Outre, donc, le cas HHH, c’est à nouveau d’Extrême-Orient que serons venues les propositions les plus riches et les plus stimulantes: de Chine avec Au-delà des montagnes de Jia Zhang-ke, du Japon avec Vers l’autre rive de Kiyoshi Kurosawa, de Corée avec Hill of Freedom de Hong Sang-soo, de Thaïlande avec Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul. En Orient toujours, mais moins extrême, il faut y ajouter Taxi Téhéran de l’Iranien Jafar Panahi. Encore ne mentionne-t-on ici que le meilleur du meilleur, signé de grands noms du cinéma contemporain.
À leurs côtés, beaucoup d’autres, de moindre magnitude, dont de nombreux jeunes, participent à la vitalité de ces cinémas à la fois fort différents et traversés de multiples échos qui renvoient les uns aux autres. S’il fallait leur trouver un point commun, ce serait leur capacité à prendre en charge le monde réel, et ses mutations les plus actuelles, par des moyens ouverts à toutes les aventures de la fiction, et souvent du fantastique.
Si les productions hollywoodiennes dominent plus que jamais le marché mondial, et ne cessent de battre des nouveaux records grâce aux progrès… du marketing, exemplairement avec le septième épisode de Star Wars, il faut admettre que l’offre cinématographique en provenance des États-Unis aura été, sur le plan artistique, singulièrement pauvre cette année. Un seul film issu de la grande industrie s’impose par son invention plastique et narrative, Mad Max: Fury Road, qui témoigne à lui seul qu’à partir de recettes convenues il est possible d’inventer.
Tout à fait à l’autre bout de l’arc économique, on doit signaler deux très «petits films d’auteur», de jeunes auteurs qui, curieusement, ont tous deux des patronymes d’origine asiatique, Chloé Zhao avec Les Chansons que mes frères m’ont apprises et Patrick Wang avec Les Secrets des autres. Ne pas oublier le remarquable documentaire Citizenfour de Laura Poitras consacré à l’affaire Snowden. Allez, ajoutons le très fréquentable Le Pont des espions de Steven Spielberg, et le plaisant Au cœur de l’océan de Ron Howard.
Kalo Pothi, un village au Népal de Min Bahadur Bham, avec Prakash Raj Nepali, Sukra Raj Rokaya, Jit Bahadur Malla, Hansha Khadka, Benisha Hamal. Durée : 1h30. Sortie le 30 décembre.
« Kalo Pothi » veut dire « Poule noire » en népalais. Sans doute ne le saviez vous pas, moi non plus. Comme ni moi ni la quasi-totalité des spectateurs français (européens, occidentaux, non-Népalais…) ne savent grand chose de ce pays, hormis une poignée de clichés surnageant de l’ère baba-cool, ou les bribes d’information lorsque que s’abat sur le pays une catastrophe majeure comme les tremblements de terre de 2015.
De ce pays, le cinéma n’a jusqu’à présent presque rien montré, en tout cas qui ait circulé dans nos contrées (hormis Himalaya : l’enfance d’un chef d’Eric Vialli). Découvrir ainsi grâce à l’ambassade d’une poule noire un monde, des paysages – ni baba-cool, ni seulement himalayens – des comportements, des rapports entre des gens, simplement des visages et des voix auxquels on n’est en rien accoutumés, est une sorte d’aventure du regard et de l’esprit, une promesse que le premier long métrage de Min Bahadur Bham tient entièrement.
Fautes de repères sûrs, on cherche instinctivement des rapprochements, et celui qui vient le plus vite à l’esprit est, même s’il s’agit d’une histoire d’enfant dans le sous-continent indien, moins Pather Panchali de Satyajit Ray que Où est la maison de mon ami ? d’Abbas Kiarostami.
Dans le village où se situe la plus grande partie du film, l’amitié entre les deux garçons d’une dizaine d’années et leur quête obstinée, vitale malgré son apparente trivialité, ici la possession d’une poule, puis la volonté de la récupérer à tout prix quand ils en ont été dépossédés, apparaît comme un prétexte à la fois ludique, poétique et très concret à une parabole où péripéties et morale essentielle cheminent de concert – là on est plutôt du coté de Mark Twain ou de Stevenson.
Et c’est bien cela, mais aussi bien davantage. Car le roman initiatique, la découverte du monde à travers les choix de courage, de fidélité, de compréhension des rapports entre les gens et avec les choses, est redéfini par deux grandes lignes de fracture. Le conte prend en charge l’état de la société réelle, et celui du pays au moment où se situe l’action. La première ligne de fracture concerne la division de cette société rurale en castes, et les règles rigoureuses, à l’occasion brutales, qui définissent les relations au sein de la communauté.
La deuxième ligne fracture est rien moins que la guerre civile qui alors fait rage au Népal, opposant armée royaliste et guérilla maoïste, avec exactions de part et d’autres, violence prête à exploser pour des raisons où souvent rôde l’absurde et le ridicule, pas moins sanguinaires.
Il y a quelque chose de miraculeux dans la manière dont le réalisateur réussit à inscrire son récit enfantin dans ce double contexte, avec une assurance tranquille, sans effets de manche ni raccourci simplificateur. Tout compte dans cette histoire, qui est à la fois la « grande histoire » et la petite. Et tout peut trouver sa place et sa dynamique, grâce à la manière d’accompagner d’un regard juste, jamais aguicheur ni utilitariste, les jeunes interprètes, ou les autres protagonistes, familles et autres villageois. Grâce aussi à une façon retenue, non démonstrative, d’utiliser les décors, dont les paysages splendides de la région.
C’est cette cosmologie modeste et ferme qui permet au film de prendre finalement un élan vers d’autres contrées, d’autres types de récit, une autre tonalité. Par les bois et les montagnes, par les rêves et les imaginaires, Kalo Pothi en suivant son chemin se transforme au cours de sa dernière partie. Avec cette même apparente simplicité de l’évidence du conte, il se réinvente, et s’envole.
lire le billet
Au-delà des montagnes de Jia Zhang-ke. Avec Zhao Tao, Sylvia Chang, Zhang Yi, Liang Jing-dong, Dong Zi-jiang. Durée: 2h11. Sortie le 23 décembre.
En ce temps-là vivait dans une petite ville du centre de la Chine une charmante jeune femme, et deux amis, tous deux amoureux d’elle. Le siècle et même le millénaire allaient basculer. Le pays le plus peuplé du monde allait passer à une vitesse foudroyante du statut d’immense zone de sous-développement à celui de quasi-première puissance mondiale.
Dans la petite ville, on célébrait l’entrée dans les années 2000 avec force pétards et en dansant gaiment sur «Go West», le tube des Pet Shop Boys. Un des soupirants, ouvrier à la mine, se voyait en quelques semaines supplanté par son rival, prospère gérant d’une station service, aspirant capitaliste bientôt vertigineusement enrichi.
C’est lui que la belle Tao a choisi, lui qui faisait péter la glace du Fleuve jaune à coup de dynamite, lui qui conduisait –même n’importe comment– une Audi rouge vif, et offrait à sa dulcinée un petit chien et la promesse du confort. Le père de Tao, homme sage et doux, homme d’un autre temps, n’a rien dit.
L’heureux élu a acheté la mine où travaillait son ex-ami, et l’a viré. Celui-ci a quitté la ville, et ce fut comme si ce qui jamais ne pouvait être rompu, le lien entre amis d’enfance, l’appartenance à une collectivité, le partage des épreuves et des réussites, s’était déplacé sans retour. Ce n’était qu’un début.
Le film commence comme un conte contemporain, prenant en charge de manière à la fois stylisée et très physiquement inscrite dans une réalité matérielle les gigantesques mutations de son pays. Et, en effet, ce sera un conte, mais un conte à la fois désespéré et sentimental, où le plus grand cinéaste chinois réinvente sa manière de montrer et de raconter, en totale cohérence avec ce qu’il a fait auparavant (Xiao Wu, Platform, The World, Still Life, A Touch of Sin étant les jalons majeurs de ce parcours) mais en explorant de nouvelle tonalités.
Au-delà des montagnes est un récit en trois épisodes, situés respectivement au début de 2000, en 2014 et 2025. On y retrouve la surprenante liberté de moyens expressifs du réalisateur, qui se manifeste ici notamment par le changement de format de l’image à chaque changement d’époque, et par l’usage de «matières» visuelles différentes, y compris des moments de flou, ou de visions à mi-chemin de l’onirisme et de l’hyperréalisme. (…)
Y a-t-il une généalogie pour Au-delà des montagnes?
Il y a eu un temps de maturation très long, le film vient en partie de séquences accumulées durant le tournage des films précédents. Depuis 2001, lorsque j’ai eu ma première caméra numérique, mon chef opérateur Yu Lik-wai et moi avons beaucoup circulé, en filmant un peu au hasard. Nous avons tourné des images qui n’étaient pas exactement des tests, plutôt des notes, sans savoir ce qu’on en ferait. Il y a 4 ans, nous avons fait plus ou moins la même chose avec une nouvelle caméra, beaucoup plus perfectionnée, l’Arriflex Alexa. La mise en relation de ces deux ensembles d’images, à 10 ans d’intervalle, m’a donné l’idée du film. J’ai été frappé à quel point les images de 2001 me semblaient lointaines, comme venues d’un monde disparu. Je me suis demandé comment j’étais moi-même à cette époque, et si j’étais capable de renouer avec celui que j’ai été il y a si longtemps… dix ans qui semblent un gouffre.
Vous aussi, vous avez changé durant cette période.
Bien sûr, je suis un homme différent moi aussi, j’ai 45 ans et une expérience de la vie qui faisait défaut alors. J’ai trouvé intéressant, à partir de cette distance parcourue, de poursuivre la trajectoire au-delà du présent, dans le futur. Quand on est jeune on ne pense pas à la vieillesse, quand on se marie on ne pense pas au divorce, quand on a ses parents on n’envisage pas qu’ils vont disparaître, quand on est en bonne santé on ne pense pas à la maladie. Mais à partir d’un certain âge, on entre dans ce processus, qui est celui du présent mais aussi de projections dans l’avenir. Le sujet du film est la relation des sentiments avec le temps : on ne peut comprendre vraiment les sentiments qu’en prenant en compte le passage du temps.
Pour cela vous aviez aussi besoin d’aller dans le futur ?
Si on raconte seulement le présent on manque de recul. Se placer du point de vue d’un futur possible est une manière d’observer différemment le présent, de mieux le comprendre. Ayant vécu toute mon existence en Chine, je suis très conscient des mutations foudroyantes qu’a connu le pays, dans le domaine économique bien sûr, mais aussi pour ce qui concerne les individus. Tous nos modes de vie ont été bouleversés, avec l’irruption de l’argent au centre de tout.
Vous avez essayé de représenter le temps lui-même ?
Un des moyens auxquels recourt le film repose sur la comparaison entre les étapes d’une vie et des paysages successifs qui défileraient, d’où l’importance de l’idée de voyage dans le film : la voiture, le train, l’hélicoptère, etc. Il y a ce déplacement permanent, et en même temps il y a ce qui se répète, ce qui est stable dans le quotidien – ne serait-ce, de manière très triviale, que le fait de manger : on a fait des raviolis, on fait des raviolis, on fera des raviolis…
Le film parcourt en effet de multiples paysages, mais il y a aussi un point fixe, Fenyang, où vit le personnage féminin principal.
C’est là que je suis né et que j’ai grandi. J’y ai tourné mes deux premiers films, Xiao-wu et Platform, et une partie de A Touch of Sin. C’est un point d’ancrage affectif, j’y ai mes amis et une partie de ma famille, mais aussi un point d’ancrage esthétique et social : pour moi, Fenyang représente ce que vit le commun des mortels en Chine. Cette région est aussi très attachée à une notion qui est le sujet du film, et qu’on exprime par en chinois par les caractères Qing Yi. Cela désigne une notion très forte de la loyauté envers ses proches, qu’il s’agisse de sa famille, de la personne qu’on aime ou de ses amis. Cette idée, qu’on peut comparer à ce qu’on a appelé en Europe au Moyen Age la « foi jurée », est centrale dans les romans de chevalerie chinois. Elle est incarnée dans la mythologie chinoise par Guan Gong, le dieu de la guerre. Son attribut traditionnel est cette longue hallebarde avec un plumet rouge, cet objet qu’on voit réapparaître dans chaque partie du film. Il est porté par quelqu’un qui semble errer sans but, comme s’il ne savait plus que faire de cette vertu.
Vous avez la nostalgie d’un rapport plus profond et plus durable entre les personnes.
Oui, mais pas seulement entre les personnes, cela peut être avec des lieux, et surtout avec des souvenirs. Dans la vie quotidienne des Chinois d’aujourd’hui, je constate une perte profonde de cette relation d’engagement réciproque, et elle affecte aussi les souvenirs. Même si une relation entre des personnes se défait, il ne devrait y avoir aucune raison pour ne pas continuer de respecter ce qui a été partagé. Si on abandonne cela, tout peut se défaire, même « les montagnes peuvent s’en aller » comme le dit le titre international du film, Mountains May Depart.
Est-ce aussi le titre en chinois ?
Littéralement, le titre chinois veut dire « les vieux amis sont comme la montagne et le fleuve », qu’ils ont immuables. La formulation est l’inverse du titre en anglais, mais c’est la même idée, la même interrogation.
Pourquoi avoir choisi l’Australie pour la partie future ?
La plupart des Chinois qui émigrent vont aux Etats-Unis et au Canada, surtout sur la Côte Ouest, mais l’Australie me semblait bien plus lointaine. Le choix de l’Australie tient au fait que c’est dans l’autre hémisphère, quand c’est l’hiver en Chine là-bas c’est l’été. Quand il fait très chaud en Australie, il neige dans le Shanxi. Le succès international de A Touch of Sin m’a amené à circuler dans de nombreux pays, je m’y suis intéressé à la présence d’immigrés chinois, et notamment du Shanxi. J’étais particulièrement attentif au sort des jeunes, et à leurs rapports avec leurs parents. J’ai découvert dans de nombreux endroits, à Los Angeles, à Vancouver, à Toronto ou à New York, des ruptures dans le langage, avec des conséquences profondes. Dans beaucoup de familles chinoises émigrées, seul un des deux parents parle anglais, l’enfant, lui, ne parle que l’anglais. Il y a donc un des deux parents avec lequel il ne peut pas dialoguer. C’est une rupture majeure.
Deux chansons jouent un rôle important dans le film, Go West des Pet Shop Boys et une chanson de variétés en cantonais.
La chanson des Pet Shop Boys a été extrêmement populaire en Chine dans les années 90, quand j’étais à l’université, à une époque où des discothèques ouvraient un peu partout. Dans les boites de nuit et dans les soirées, Go West était la chanson qui passait systématiquement à la fin, et qui réunissait tout le monde dans une danse collective. On ne se demandait pas trop ce que désignait l’Ouest, ça pouvait être la Californie (qui pour nous est à l’Est) ou l’Australie comme pour les personnages du film. Quant à la chanson en cantonais, Take Care, c’est un morceau de la chanteuse Sally Yeh. Elle est une star de la cantopop, mais la chanson elle-même est peu connue. Je l’aime beaucoup, je l’écoute souvent. La musique populaire m’a toujours beaucoup intéressé, ces chansons m’ont aidé à comprendre la vie et elles sont un très bon témoignage de la mentalité collective, elles racontent la société. A nouveau, je suis frappé par la disparition, dans les chansons récentes, des sentiments forts, de l’engagement fidèle envers quelqu’un ou quelque chose qui était si présent auparavant. J’ai d’ailleurs publié un article sur le sujet : on a toujours des chansons d’amour, mais qui s’attachent plus au physique, et à l’instant. Au contraire, Take Care porte sur l’idée qu’une séparation est sans doute en cours mais que ce qui été vécu de fort ne sera pas effacé.
Zhao Tao est présente dans tous vos films depuis Platform mais elle a une présence nouvelle dans Mountains May Depart, une autre manière d’être actrice. Lui avez-vous demandé de jouer différemment ?
Ce n’est pas moi qui lui ai demandé, cela vient d’elle, et elle m’a beaucoup étonné. On se connaît bien puisque nous sommes mariés, et qu’on travaille ensemble depuis longtemps, mais avec ce film j’ai découvert des aspects d’elle que j’ignorais, un monde intérieur qui m’était inconnu. Au début de la préparation, elle m’a demandé si je pouvais lui donner des indications sur le personnage, je lui ai donné seulement deux mots : « explosif » pour la première partie et « océan » pour la deuxième. A partir de là, elle a énormément travaillé de son côté, elle a rempli plusieurs cahiers de notes sur le personnage, sur tout ce que je n’avais pas écrit dans le scénario, qui comme d’habitude est surtout constitué de grands repères, en laissant beaucoup de place à l’initiative durant le tournage. Elle a fait une véritable création littéraire. Elle a par exemple cherché à expliquer, pour elle-même, comment cette femme avait accepté de laisser son fils partir avec son mari. Elle a aussi pris beaucoup d’initiatives, par exemple pour la scène finale, elle porte des habits qui appartiennent à ma mère. L’idée vient d’elle. Elle a également beaucoup travaillé le langage corporel, pour chaque époque. Son expérience de danseuse l’aide pour cela.
On retrouve comme coproducteur le studio Shanghai Film Group, malgré les problèmes de A Touch of Sin, toujours pas sorti en Chine. Cela n’a pas été difficile de renouer avec eux ?
Non, le Shanghai Film Group a aimé le scénario et était partant pour m’accompagner. Avec ce film, j’espère leur permettre de récupérer l’argent qu’ils ont perdu à cause de l’interdiction de A Touch of Sin : celle-ci s’est fait à la dernière minute, quand ils avaient engagé des frais importants pour la sortie du film.
Ce film a l’autorisation de sortir en Chine ?
Oui, il est sorti cet automne, et a obtenu un succès important, de loin le plus massif parmi mes réalisations. Malgré une campagne très violente contre le film après la présentation à Cannes à l’initiative de médias officiels, il a bénéficié d’excellents commentaires, dans la presse et sur Internet, lorsque les gens ont pu le voir. La situation s’est entièrement retournée.
NB: Cet entretien est une nouvelle version, modifiée et enrichie, d’un autre publié dans le dossier de presse, et de celui qui figure dans mon livre “Le Monde de Jia Zhang-ke” (Editions Yellow Now), en librairie début janvier.
lire le billet
Star Wars, épisode VII: le réveil de la force de J.J. Abrams, avec Daisy Ridley, John Boyega, Oscar Isaac, Adam Driver, Harrison Ford, Carrie Fisher, Mark Hamill. Durée: 2h15. Sortie: le mercredi 16 décembre 2015.
Star Wars, épisode VII: le réveil de la force n’est pas conçu pour des spectateurs, mais pour des fans. Si le phénomène appuyé sur cette forme particulière d’addiction que désigne le mot «fan» n’est bien sûr pas nouveau au cinéma, il n’a assurément jamais atteint ce degré –y compris avec les autres épisodes de la franchise créée par George Lucas. Plus encore que les précédents ou des entreprises comparables, ce septième épisode est entièrement conçu pour répondre aux attentes de gens qui se réjouissent et s’entre-congratulent de relever de cette dénomination, «fan».
Un mot dont on peut s’étonner qu’il soit massivement revendiqué à tout bout de champ, dans le langage courant et sur les réseaux sociaux en particulier. Que cela se produise à une époque où le mot dont il est issu, «fanatique», soit de son côté –obscur, OK– devenu la qualification par excellence du Mal a pour le moins de quoi intriguer. Être fan est par définition un acquiescement, sinon une soumission volontaire. On est en droit de ne pas trouver cette posture particulièrement estimable.
Si on considère que, d’une manière générale, les films sont faits pour les spectateurs, Star Wars, épisode VII: le réveil de la force n’est donc pas un film. C’est un concept destiné à la fois à satisfaire les fans, à démultiplier leur fanatisme, et à l’étendre à de nouveaux adeptes. La sortie mondiale de ce sommet de l’addiction régressive s’apparente à une sorte de Nutella-party planétaire, mais aux enjeux financiers conséquents, puisqu’il s’agit de justifier les 4 milliards de dollars investis par Disney dans le rachat de Lucasfilm.
C’est plutôt bien parti pour eux, et pas seulement parce que depuis des semaines les médias en rajoutent à l’infini autour d’un film qu’ils n’ont pas vu et que la quasi-totalité des salles de cinéma a joué des coudes pour pouvoir le présenter. Le long métrage réalisé par J.J. Abrams répond au-delà du prévisible au cahier des charges, grâce à un intéressant tour de passe-passe: il ne comporte absolument aucune idée nouvelle, aucune invention narrative ou visuelle.
De fait, dès lors qu’on ne cherche plus à attirer des spectateurs mais à satisfaire et multiplier des fans, il est tout aussi nécessaire d’entourer le film de mystère avant sa sortie que de ne surtout rien faire qui risque de s’écarter du déjà-connu-et-aimé durant la projection. Il s’agit uniquement (mais ce n’est pas si simple) d’alimenter une forme de satisfaction entièrement basée sur la conformité au modèle qu’on a appris à adorer.
Bien sûr, il y a dès lors une forme d’humour à enjoindre solennellement les uns et les autres, à commencer par les journalistes, de ne pas révéler ce qui se passe d’inédit et de surprenant dans cet épisode. Pour la bonne raison qu’il ne s’y passe que de l’archi-prévisible, un réagencement bien rythmé d’éléments tous déjà vus (et revus) dans les épisodes précédents.
Ni sur le plan du récit, ni sur celui des effets visuels, ni sur celui des idées Le Réveil de la force ne comporte la moindre innovation –à l’exception, soyons juste, d’une péripétie inattendue, et qu’on ne révélera évidemment pas. Triomphe absolu du marketing ayant fait disparaître jusqu’à l’idée même du scénario, qui plus est retenant ses coups pour laisser l’espace des deux autres épisodes annoncés, ce nouveau carreau de la tablette de chocolat au lait Star Wars se déguste donc en confiance, avec le confort du politiquement correct (une femme et un noir se portent en première ligne du combat pour le Bien) et la désinvolture médiatico-postmoderne cool conforme à l’esprit du temps –un génocide perpétré a droit dans le film à autant de temps et de considération qu’un massacre de masse au Burundi sur les chaînes de télévision populaires.
Pourtant, si c’était un film, Star Wars, épisode VII: le réveil de la force serait plutôt plaisant –du genre vieux copain aux histoires un peu usées, mais qu’on retrouve avec affection. (…)
Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin d’Amos Gitaï, avec Yitzhak Hiskiya, Pini Mittelman, Tomer Sisley, Michael Warshaviak, Einat Weizman, Yogev Yefet, Ronen Keinan, Tomer Russo, Uri Gottlieb, Ruti Asarsai, Dalia Shimko, Gdalya Besser, Odelia More, Eldad Prywes, Shalom Shmuelov, Mali Levi, Liron Levo, Yona Rosenkier, Yael Abecassis. Durée : 2h30. Sortie : 16 décembre.
Le nouveau film d’Amos Gitai se regarde comme un thriller. D’une apparente simplicité et d’une grande intensité, il accomplit de manière presqu’invisible une opération très complexe. Celle-ci se déploie dans la circulation entre ce qu’il raconte et la manière, les manières plutôt, dont il le raconte.
Il raconte la soirée au cours de laquelle le premier ministre israélien Yitzhak Rabin a été assassiné par un fanatique juif à l’issue d’un meeting pour la paix à Tel-Aviv, le 4 novembre 1995. Il raconte l’atmosphère de haine attisée par les religieux et la droite israélienne dirigée par Benjamin Netanyahou, hystérisant l’opposition aux Accords d’Oslo ouvrant une hypothèse de paix avec les Palestiniens au sein de la société juive israélienne. Et il raconte les travaux de la commission d’enquête sur l’assassinat de Rabin.
D’un événement public, très largement couvert à l’époque par les médias du monde entier, Gitai fait une enquête haletante, non pas sur ce qui va se passer (on le sait), ni sur la découverte du coupable du meurtre (on le connaît), ni sur les responsables du geste criminel (ils ne se sont jamais cachés). Non, le ressort dramatique est ailleurs : précisément dans le nouage de ces différents composants, et leur relation avec trois enjeux plus vastes, de nature très différente : le pouvoir des mots, la situation politique au Moyen-Orient depuis 20 ans, et l’idée même d’établissement de la vérité au service de la justice.
Le cinéaste a eu accès aux archives visuelles et aux minutes de la commission d’enquête officielle, dite Commission Shamgar du nom du juge qui la présidait. Il y a trouvé la trame factuelle à partir de laquelle il peut montrer ce qui existe comme documents filmés, et faire rejouer les autres composants du récit, y compris les auditions de la commission et les délibérations de ses membres.
Mais la séparation entre archives et re-enactment est moins nette, notamment du fait d’enregistrements aujourd’hui d’entretiens avec Shimon Peres, à l’époque ministre des Affaires étrangères de Rabin, et Leah Rabin, la veuve du premier ministre assassiné.
Tout se joue dans la tension entre cette assurance (ce que nous voyons est exact, ces mots ont été prononcés, ces gestes ont été accomplis) et cette incertitude : quel écart entre les véritables protagonistes et leurs interprètes, soit une bonne part des plus grands acteurs israéliens actuels, qui ont souhaité participer au film ? Mais aussi et peut-être surtout, quel est le sens réel des paroles et des actes, au-delà de ce que croient ou savent leurs auteurs ? Et quels effets induits pour l’avenir, jusqu’à aujourd’hui, et demain ?
Une des dimensions les plus impressionnantes du film est la mobilisation verbale de l’extrême-droite, les effets d’entrainement, physiques, on pourrait dire physiologiques, le vertige des explications délirantes, y compris de la part de personnes dotées d’une autorité scientifique, religieuse ou politique de haut niveau. Pouvoir performatif, qui mènera au meurtre, pouvoir hypnotique qui se retrouve dans les déclarations pleines de fierté et d’une sorte d’allégresse d’Yigal Amir, le jeune meurtrier fanatique, tout à fait cool.
Le contrepoint de cette plongée dans les effets de langage, qui informent (au sens de « donnent forme ») à la politique israélienne jusqu’à aujourd’hui, est le trouble permanent, volontaire, stimulant, sur la nature des images que nous voyons, leurs conditions d’existence, leur mode de véracité. Ensemble, mots et images génèrent une interrogation critique – « critique » au sens d’interrogatif, pas du tout systématiquement hostile – de l’ensemble des médias.
Dans le même mouvement exactement, le déroulement des faits et de l’enquête amène une tension très forte autour de la nature exacte de ce qui est recherché par les uns et par les autres. Sans s’y appesantir, cette approche fait voler en éclat l’hypothèse implicite qu’au fond tout le monde veut la même chose, qui entrerait dans les cadres définies par des mots comme Vérité ou Justice.
Amos Gitai et sa coscénariste Marie-José Sanselme mettent au contraire en évidence les chaines d’attachements des protagonistes à des approches qui, pour des motifs juridiques, politiques, religieux, éthiques, se croisent et se nouent, mais ne se confondent pas. Rarement aura été aussi bien montré combien les grandes idées à prétention unificatrices, comme la Paix, ou la Nation, reposent sur un pari commun, presqu’un acte de foi, susceptible d’être rompu sinon à tout instant du moins dès que les conditions historiques ne sont plus réunies – une compréhension qui est loin de ne concerner que le seul pays d’Israël, ou la seule région du Moyen-Orient.
Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin raconte aussi, à bien des égards, le dernier jour d’Israël, d’une certaine idée qu’Israël, à tort ou à raison, s’est faite de lui-même depuis sa création.
Avec tout ça, le film est également une mise en évidence très claire de l’apparition et de l’installation de forces politiques nouvelles, reformulant sur mode mystique les conceptions de la droite dure israélienne, qui a existé depuis 1948. A cet égard clairement ancré dans le contexte local, que ce soit sous le régime de l’affirmation identitaire, de la référence religieuse ou de la domination brutale, cette dimension aussi s’inscrit dans une réflexion au long cours d’un cinéaste qui avait déjà consacré un film à l’assassinat de Rabin (L’Arène du meurtre, 1996) mais aussi trois longs métrages à la montée de l’extrême droite en Europe (Dans la vallée de la Wupper, 1993, Le Jardin pétrifié, 1993, Au nom du Duce, 1994).
Chez ce cinéaste habitué des réflexions au long cours sur les évolutions profondes de notre monde (il est notamment l’auteur de deux autres trilogies portant chacune sur plus de 20 ans, House et Wadi), l’inscription brûlante à la fois dans la mémoire vive du crime d’il y a 20 ans et dans les effets sur le monde actuel est aussi, en un unique et puissant mouvement, travail de longue haleine sur ce qui hante notre monde – le même monde, de Tel-Aviv à Paris, de Raqqa à PACA.
lire le billet
Au cœur de l’océan, de Ron Howard, avec Chris Hemsworth, Benjamin Walker, Cillian Murphy, Ben Whishaw. Durée : 2h01. Sortie le 9 décembre.
Bon d’accord, cette semaine vous irez voir Star Wars, puisqu’il semble que ce soit obligé – obligé par un réseau très complexe d’injonctions et de séductions, mais obligé. Il reste que, y compris dans le registre de la distraction, du film d’aventure, il y aura, mais si mais si, une vie après. Et même en l’occurrence une vie avant, puisque le film de Ron Howard est déjà sorti.
Ron Howard a commis un nombre considérable de mauvais films, dont les très nuls Apollo 13 et Da Vinci Code. Là, il est chargé de porter à l’écran l’adaptation d’un livre de Nathaniel Philbrick paru en France, et dans le Livre de poche, sous le titre explicite La Véritable Histoire de Moby Dick : le naufrage de l’Essex qui inspira Herman Melville.
Il s’agit d’un roman, inspiré de faits réels, le naufrage de 1820 et le fait que Melville eut connaissance de son récit, publié dans la presse américaine à l’époque.
Et de manière plutôt inattendue, cela fait une réussite de cinéma, un bon et vrai film d’aventure, clair et net, porté par un souffle qui doit beaucoup à sa vitesse de narration, à l’absence de superstar, à un récit simple mais pas simpliste. Comme il convient, le film comporte quelques séquences spectaculaires, cela fait partie du genre, tout en effets spéciaux numériques, cela fait partie de l’époque, mais qui trouvent leur juste place et leur juste rythme dans le déroulement général de l’action.
Par un soir d’hiver pluvieux, un homme frappa à la vitre de la pauvre maison d’un vieux marin de Nantucket. Ça commence plutôt comme du Stevenson, mais ce visiteur du soir n’est autre que Herman Melville, qui s’en vient recueillir le témoignage du dernier survivant du naufrage du baleinier Essex. L’essentiel du film sera la narration du loup de mer jusqu’alors refermé sur ses secrets sinistres.
Au cœur de l’océan cingle dès lors hardiment vers un certain nombre de situations-types de tout récit d’aventure en haute mer, l’affrontement entre le marin aguerri mais de basse extraction et l’aristocrate arrogant offrant une tension dramatique que relaie la rencontre avec le monstre des mers, cachalot géant et déterminé à régler leur compte aux prédateurs humains. Le film réussit ainsi à tisser ensemble péripéties humaines, affrontement avec la nature et interrogation sur le Mal (dont le cétacé est peut-être le symbole, certainement pas le seul représentant).
Ces événements nourriront le projet de fiction de l’écrivain qui les recueille, mais le film lui-même ajoute des éléments de réflexion sur la violence extrême dans la quête des ressources prélevée sur la nature (l’huile de baleine comme carburant à la veille de la découverte de premiers puits de pétrole aux Etats-Unis) qui ne joueront aucune part dans l’épopée métaphysique que sera l’œuvre de Melville, non plus qu’il utilisera les épisodes de naufragés poussés aux dernières limites de l’humanité pour survivre.
Le scénario croise à proximité des poncifs du genre, offre son comptant de tempête, d’effets de coque fendant fièrement les flots et de catastrophes maritimes, il ne manque pas de scander les « amener les huniers dans les bas-voiles » et « affalez les perroquets » qui sont comme les formules magiques des films d’aventure en mer. Mais il y injecte des variantes, notamment dans la caractérisation des personnages, qui empêchent le récit de s’encalminer dans la simple répétition de recettes.
Et ce d’autant mieux qu’il ne repose pas sur un star système qui aurait été ici une pesanteur – pas évident de reconnaître en Chris Hemsworth, bon acteur comme il le montrait déjà dans le dernier Michael Mann, le Dieu Thor de la sage Marvel. Avec comme toile de fond l’enquête de Melville pour écrire Moby-Dick, Au cœur de l’océan offre aussi sans insister un aperçu du travail de fiction lui-même, une manière de raconter comment un événement dramatique peut devenir un récit, voire une des plus grandes œuvres littéraires jamais crées.
lire le billetUne femme dans la tourmente de Mikio Naruse. Avec Hideko Takamine, Yuzo Kayama, Aiko Mimasu. Durée : 1h38. Sortie le 9 décembre.
Des films, il en sort plein –trop– toutes les semaines. Des bons et des moins bons ou des carrément nuls, des gros et des petits, des attendus et d’autres pas. Qui est très attentif à l’actualité cinématographique y découvrira fréquemment des œuvres intéressantes, et assez souvent des films remarquables. Sinon domine un sentiment de quantité indistincte d’où émergent des mastodontes, les blockbusters (James Bond et Hunger Games en attendant Star Wars), et de loin en loin un «événement critique», comme par exemple Le Fils de Saul ou Mia Madre. Ce n’est pas exactement la routine, il se passe plein de choses dans la vie du cinéma telle qu’elle se renouvelle constamment dans les salles. Mais c’est le flux, un flux si massif que l’effet de masse tend à prendre le pas sur la singularité des objets.
Et puis il arrive que surgisse, hors de tout repère, un coup de tonnerre totalement imprévisible. Un choc. Il s’appelle Une femme dans la tourmente. C’est un film japonais de 1964. Il raconte simplement une histoire simple. Dans le Japon de l’après-guerre, une femme a aidé sa belle-famille à relever la boutique familiale ruinée par le conflit et la mort de son mari.
Mais le petit commerce affronte la concurrence des supermarchés venus d’Amérique, et la jeune femme affronte les sentiments de son jeune beau-frère, qui l’aime malgré la réprobation de l’entourage et les règles sociales. C’est un mélodrame. C’est, surtout, une splendeur de chaque instant, un miracle de mise en scène. Le sublime noir et blanc, la grâce lumineuse et subtile des deux interprètes principaux, l’agencement des thèmes sentimentaux, sociaux et historiques, l’humour discret et la capacité d’embrasser un registre très vaste, de la chronique à la tragédie, sont les composants les mieux repérables de ce miracle. Ils n’en donnent pas le secret, qui semble trouver dans une formule magique où fusionneraient le plus beau d’un certain cinéma italien, d’un certain cinéma américain et d’un certain cinéma japonais.
Le réalisateur, Mikio Naruse, est loin d’être un complet inconnu. Il est, et demeure, l’injustement méconnu quatrième mousquetaire du cinéma classique japonais. (…)
Cosmos d’Andrzej Zulawski. Avec Sabine Azéma, Jean-François Balmer, Johann Libereau, Jonathan Genet, Victoria Guerra, Clémentine Pons, Andy Gilet. Durée: 1h42. Sortie le 9 décembre.
Il y a des miracles, oui. Au cinéma aussi. Ainsi Andrzej Zulawski, le réalisateur polonais de L’Important c’est d’aimer et de Possession, cinéaste spectaculaire et inégal, disparu des radars cinéphiles depuis une bonne décennie, et réapparaissant avec le plus improbable des projets. Rien moins que de porter à l’écran Cosmos, le roman monstre de son compatriote Witold Gombrowicz, le projet impossible par excellence. Et réussissant son affaire, hold-up poétique, coup de Trafalgar enchanté, gambit du fou mettant échec et mat toute prévision et toute rationalité.
Transposé au présent et au Portugal, le récit halluciné et volontiers grotesque qui donne sa matière à l’ultime roman de l’auteur de Ferydurke s’invente d’extraordinaires matérialisations de cinéma. Pour qui n’a pas lu le livre d’origine, ce sera une extraordinaire aventure de chaque instant, surgissements constants de propositions visuelles, langagières, émotionnelles, portées par une énergie qui excède les barrières entre bon et mauvais goût, délire et méditation. Un film fantastique où le fantastique ne serait ni formaté ni frelaté. Pour qui connait ce grand livre, c’est un enchantement singulier de découvrir comment Zulawski suscite ces transpositions parfois littérales à la folie, et parfois de pure et judicieuse réinvention.
Il y parvient grâce notamment aux interprétations de Sabine Azéma et Jean-François Balmer s’en donnant à cœur joie dans le registre délirant. Dans une veine extrême où s’illustrèrent entre autres Manoel de Oliveira et Raoul Ruiz, Andrzej Zulawski relayé aussi par une escouade de jeunes et très vaillants acteurs (Johann Libereau, Jonathan Genet, Victoria Guerra, Clémentine Pons, Andy Gillet) circule du romantisme nervalien à sa parodie bouffonne, de la quête par l’absurde d’un chiffre secret du monde à des scènes comme des sauts dans l’inconnu.
Ce cinéma-là cherche, et par définition s’il cherche, il ne trouve pas toujours. Surtout, ce qu’il a « trouvé », la réussite d’une séquence, la beauté, la drôlerie, la puissance interrogative d’un moment, ne garantit rien pour le suivant. C’est un cinéma sans accumulation de capital, un cinéma qui mise tout à chaque instant – évidemment qui souvent perd.
Zulawski a fréquemment travaillé dans ce sens, avec des réussites diverses, dont la plus belle restait son premier film, La Troisième Partie de la nuit. S’en prenant au texte luxuriant de Gombrowicz, il entraine dans une sarabande qui rend justice au roman et ne cesse de surprendre. , avec quelques moments explosifs, mais aussi des suspens, des retraits, des digressions où la beauté seule commande.
Par on se sait quel contre-sens, il est d’usage que la formule “ça ne ressemble à rien” soit péjorative. C’est pourtant une haute et belle idée d’une œuvre d’art, si cette non-ressemblance au déjà-vu invente sa propre cohérence, sa propre justesse. Ainsi va Cosmos.
lire le billetTaj Mahal de Nicolas Saada, avec Stacy Martin, Louis-Do de Lencquesaing, Gina McKee, Alba Rohrwacher. Durée: 1h31. Sortie le 2 décembre.
C’est arrivé. On le savait, et ceux qui ont fait le film savaient qu’on le savait. C’était avant le 13 novembre. Il y aura inévitablement, pour longtemps et pas seulement en France, un «après-Bataclan» qui interfèrera avec le regard sur Taj Mahal. Un film juste et utile lorsqu’il fut conçu et réalisé, et qui l’est tout autant aujourd’hui. Qui le sera d’autant plus qu’on le verra pour ce qu’il est –une manière cinématographique de prendre en charge un état du monde– et pas pour ce qu’on risque de lui coller dessus: une représentation de ce qu’ont pu vivre des otages de la terreur dans le Xe arrondissement de Paris.
Donc, comme on l’a beaucoup rappelé après les attentats, c’est arrivé à Bombay, fin novembre 2008: l’attaque meurtrière d’un grand hôtel en Inde par un groupe terroriste puissamment armé.
Taj Mahal est une fiction. Mais cette fiction est logée au cœur même d’une réalité contemporaine. Cette réalité était déjà la nôtre il y a un mois, mais elle est perçue de manière infiniment plus douloureuse et réactive à présent. La réalité dont on parle ici est celle où se télescopent des rapports au monde radicalement étrangers les uns aux autres, où des formes de violence font irruption dans des univers que rien n’a préparé à les affronter.
Qu’une jeune fille ait effectivement vécu des situations similaires à celles que connaît l’héroïne du film est au fond secondaire, en tout cas partiel. L’essentiel ici n’est ni ce qu’a effectivement vécu celle qui sert de modèle au personnage, ni ce qui s’est passé à Paris, mais le monde dans lequel tout cela, réalités et fictions, se situe.
Elle, la Louise du film, est, donc, une héroïne, l’héroïne d’un film d’aventure, d’un thriller aux franges du film d’horreur.
Louise a 18 ans, elle part s’installer en Inde avec ses parents, papa français et homme d’affaires, maman anglaise et femme d’homme d’affaires. Elle quitte Paris. Elle «veut faire de la photo». Elle réside avec ses parents dans une suite luxueuse du Taj Mahal, le palace pas le palais, mais elle a un petit air de princesse un peu perdue, un peu enfermée dans son château, à la fenêtre qui domine le port de Mumbai. Elle traîne du côté du Gateway of India et de la mosquée Haji Ali. Elle n’est pas à sa place, pas très à l’aise. Blanche, oui, pas seulement la peau, mais comme une page blanche, et plutôt rétive à laisser le monde écrire sur elle. Jolie, assurément, mais pas charmante, pas très sympathique même. La composition du personnage durant les premières séquences est d’une extrême finesse, tressage complexe de disponibilité et de distance.
Cette composition va rendre possible le geste virtuose qui est au centre du film. Les parents sont sortis, elle est seule dans la chambre, avec le DVD d’Hiroshima mon amour qui bugge sur son Mac. Quelque chose se passe, dehors, tout près. Dans l’hôtel. Des bruits. Elle en apprend un peu plus, par son père qui appelle sur son portable. Un groupe terroriste a investi l’hôtel. Commence cette expérience de la peur, à travers les sensations –les bruits surtout, puis les odeurs et la chaleur, les flammes entrevues derrières les portes fermées.
Ce qui arrive à Louise calfeutrée dans sa salle de bain en marbre, recroquevillée derrière les toilettes, collée au sol sous le lit, elle ne le verra pas. Les spectateurs non plus. Mais si tout se joue pour elle dans le hors champ, dans les couloirs et les halls de l’hôtel, dans les paroles de son père sur le portable, tout se joue différemment pour nous, les spectateurs. Parce que nous disposons à la fois d’un deuxième hors champ, le savoir même imprécis de ce qui s’est passé à Bombay en 2008 (et désormais ce que nous savons ou imaginons de ce qui s’est passé le 13 novembre), et d’un contrechamp, la vision de la course éperdue des parents dans la ville en état de siège. (…)
lire le billet