“Mia Madre”, à bonne hauteur, à bonne distance

Shots from "Mia Madre"Mia Madre de Nanni Moretti, avec Margherita Buy, Nanni Moretti, Giulia Lazzarini, John Turturro.  Durée : 1h47. Sortie le 2 décembre.

Les meilleures raisons du monde tendent à s’interposer entre Mia Madre et ses spectateurs. Ce sont les effets logiques de la reconnaissance dont jouit aujourd’hui Nanni Moretti, au nom d’une œuvre remarquable et largement reconnue comme telle. Une œuvre, qui plus est, largement personnalisée, à la fois par le côté toujours en relation avec l’intimité (affective, familiale, politique) de son auteur, et du fait de sa présence à l’écran dans la totalité de ses films.

Il est donc naturel d’aller retrouver il caro Nanni, dans un film qui à l’évidence le concerne de très près. Le personnage principal de Mia Madre réalise des films, et l’événement principal du scénario concerne un événement qui frappe au cœur de chacun comme individu, comme être singulier: la perte d’une mère. Que la mère soit qualifiée dès le titre par un possessif, mia, ne peut que le confirmer – qu’on sache ou pas, mais lui-même n’en a pas fait mystère, que Moretti a effectivement perdu sa mère récemment, ce qui lui a inspiré ce film.

Dès lors, que le personnage qui réalise des films ne soit pas joué par Moretti lui-même, mais par Margherita Buy, et que les films en question ne ressemblent guère à l’œuvre de l’auteur de Palombella rossa et du Caïman, apparaît tout au plus comme un moyen d’élargir, au-delà de son cas personnel, des questions qui travaillent le cinéaste – qui s’est réservé le rôle secondaire du frère, témoin et commentateur des tourments de Margherita confrontée à la maladie de sa mère, à ses problèmes de réalisatrice, et à un conflit avec sa fille adolescente.

Tout cela est bien présent dans le film, et en constitue la trame romanesque et émotionnelle. Ce qui se transmet et ce qui se perd d’une génération à l’autre, la difficulté d’une œuvre collective, et préoccupée du collectif, sans se renier comme individu et comme artiste, les questions de jeu avec les apparences que vient hystériser la star histrion campée avec faconde par John Turturro, composent cette balade avec la création et la mort.

Moretti scénariste et réalisateur y orchestre une circulation entre des moments le plus souvent drôles, d’un comique qui est celui de la pudeur devant le malheur, ou de l’ironie pour prendre en charge les questions les plus sérieuses en s’affranchissant au mieux de l’esprit de sérieux. On rit souvent, on sourit beaucoup, on finit en larmes.

Cette virtuosité narrative repose, comme souvent chez Moretti, sur la capacité à circuler entre réalité, imaginaire, souvenirs, artifice du tournage de la regista Margherita et hyper-artifice des scènes du film tourné par elle. La manière dont Nanni Moretti ne cesse de peaufiner cette souplesse, cette fluidité de circulation entre plusieurs régimes de fiction au sein d’un unique être-au-monde qui ne sépare pas « le réel » de « l’ imaginaire » ou du « fantastique », confirme ce qu’on ne cesse de mieux voir de film en film : le réalisateur de Habemus Papam est le seul héritier légitime de Federico Fellini – notamment parce qu’il s’abstient de toute fantasmagorie grimaçante et tape à l’œil, abusivement labellisée fellinienne, et qu’un Sorrentino incarne à l’extrême.

Au passage, en même temps qu’une méditation nuancée sur le monde du cinéma, son impureté faite d’ambition, de narcissisme, de technologie, des camaraderie, de bricolage, de rêves obstinés, Moretti compose la bouleversante figure d’une femme, la mère, ayant incarné une haute idée de ce que c’est qu’être humain, et ayant dédié sa vie à la partager.

Par quoi s’inscrit explicitement dans le récit du film ce qui en travaille souterrainement toute la mise en scène, toute la quête. Une question qui vibre à l’intersection de deux formules répétées dans le film. Margherita a l’habitude de dire à ses interprètes « je veux voir l’acteur à coté du personnage » – formule obscure, qu’elle est bien en peine d’expliciter lorsqu’à la fin on lui demande : mais qu’est-ce tu veux dire ? Ce qui ne signifie bien sûr pas que la demande n’avait aucun sens, juste qu’elle ne marche qu’acceptée dans son opacité, comme toute incantation. Et par ailleurs, face à la maladie de sa mère, aux médecins, à son frère qui semble toujours en savoir plus long qu’elle, face à sa fille en rupture, face à ses techniciens et à ses comédiens sur le tournage, elle ne cesse de se demander si elle saura  « être la hauteur », et donc à en douter.

« A côté », « à la hauteur » : deux formules spatiales, mais qui bien plus qu’une position dans l’espace désigne des enjeux éthiques et politiques, ceux-là même qui portent tout le film – et tout le cinéma de Moretti. « A côté », dans la capacité à la fois d’être-là et d’ouvrir un écart, une distance où l’autre prend place, « à côté » c’est à dire là où le personnage de fiction et l’acteur bien réel composent ensemble un être plus complexe, qui est l’être de cinéma même, si le cinéma n’est ni une drogue d’oubli ni un dispositif de vidéosurveillance. « A la hauteur », soit en constante interrogation sur les effets et les implicites de ses actes, de ses choix, de ses paroles, inquiétude éthique formulée dans des termes qui renvoient ici à cette activité singulière qu’est la mise en scène, comme positionnement relatif de chacun et des objets et situations, en en évaluant les conséquences.

Et c’est bien ainsi que Moretti filme, singulièrement Mia Madre même si bien sûr le film s’inscrit dans la continuité de son œuvre. A cause de la double dimension très intime (ma mère, mon métier de réalisateur), voire à cause même de l’accumulation des films d’avant, Mia Madre invente ces constants déplacements, réajustements, questionnements du (des ?) sens de chaque distance, de chaque évocation, de chaque écho. Dès lors ce risque mentionné au début de recouvrement du film par son auteur, et de Moretti par sa statue, peut cesser d’être un obstacle, ou disons une simplification. Il devient l’enjeu le plus vertigineux, le plus ouvert du film, qui aura assurément raconté ce qu’il avait l’air de raconter, et fort bien, mais ce sera surtout laissé transporter par une tension plus ample et plus profonde. Et ses spectateurs avec lui.

 

Un commentaire pour ““Mia Madre”, à bonne hauteur, à bonne distance”

  1. […] Star Wars), et de loin en loin un «événement critique», comme par exemple Le Fils de Saul ou Mia Madre. Ce n’est pas exactement la routine, il se passe plein de choses dans la vie du cinéma telle […]

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