La révolution dans le rétro

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On est vivants de Carmen Castillo. Durée: 1h43. Sortie: 29 avril 2015

Howard Zinn, une histoire populaire américaine d’Olivier Azam et Daniel Mermet. Durée: 1h46. Sortie: 29 avril 2015

Est-ce la proximité du 1er Mai? Deux films sont sortis simultanément ce mercredi 29 avril sur les écrans français, portés par une semblable ambition et animés de motivations politiques comparables: On est vivants de Carmen Castillo et Howard Zinn, une histoire populaire américaine d’Olivier Azam et Daniel Mermet. L’un et l’autre, en s’appuyant sur une histoire longue, veulent témoigner pour un engagement radical dans le monde actuel.

Au principe du nouveau film de Carmen Castillo se trouvent, intimement nouées, trois motivations, toutes les trois dignes de la plus haute estime: l’amitié, le deuil, la fidélité aux engagements. Militante révolutionnaire chilienne obligée de s’exiler en France après le meurtre de son compagnon et de nombre de ses camarades par les tueurs de Pinochet (situation à l’origine de son précédent long métrage, Calle Santa Fe), la réalisatrice avait rencontré à son arrivée à Paris Daniel Bensaïd, philosophe, enseignant et militant trotskiste, auquel une longue amitié la liera. Daniel Bensaïd est mort le 10 janvier 2010.

Si le film, à partir d’archives et d’entretiens avec les proches, veut rappeler l’itinéraire de cet homme et saluer sa mémoire, il entend le faire en s’inscrivant dans la continuité de ce qui fut la dynamique de toute l’existence du cofondateur de la Ligue Communiste Révolutionnaire, qui n’aura cessé d’affirmer que «tout est encore possible» (titre d’un livre d’entretiens paru juste après sa mort aux éditions La Fabrique).

Carmen Castillo entend donc associer l’évocation de son ami à l’actualité des luttes et des avancées vers un changement de l’ordre du monde globalement assujetti aux normes du capitalisme. On est vivants fait ainsi alterner documents rappelant le passé et petits reportages tournés en divers endroits, surtout en Amérique latine –du Chiapas du sous-commandant Marcos aux mouvements des «Sans terre» brésiliens et des peuples indigènes boliviens– mais aussi, en France, au côté des activistes de Droit au logement, de militants syndicaux à Saint Nazaire ou chez Total en grève.

La voix off de la cinéaste dit ce qu’il faut éprouver et comprendre. Surtout, le parti-pris d’affirmation du film d’un état des rapports sociaux s’impose au choix des images et des situations, à l’organisation des séquences. (…)

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“Un jeune poète”: Tenter de vivre

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Un jeune poète de Damien Manivel, avec Rémi Taffanel, Enzo Vassallo, Léonore Fernandes. Durée : 1h11. Précédé de La Dame au chien, avec Rémi Taffanel, Elsa Wolliaston, 16 minutes. Sortie le 29 avril.

Etrange et heureuse surprise que la sortie, à quelques semaines d’intervalle, de trois films français qui, sans du tout se ressembler, manifestent la même foi dans les puissances poétiques du cinéma, avec humour et  ambition. Chacun à sa manière, La Sapienza d’Eugène Green, Le Dos rouge d’Antoine Barraud et Un jeune poète, premier long métrage de Damien Manivel, revendiquent avec fierté et humour le goût de l’exploration, une aventure qui ne redoute pas les rencontres avec les œuvres et même avec la pensée – une gageure en ces temps de bassesse démagogique.

Voici un adolescent, Rémi. Il arrive dans une ville, Sète. Il a un but : écrire des poèmes, des poèmes sublimes, bouleversants, qui feront frissonner le monde. Grand zigue à la peau pâle, aux paroles alambiquées et aux gestes empruntés, Rémi est un personnage comique. Comique mais pas ridicule, dans une situation qui prête à rire, mais sans ironie, et encore moins de cynisme, ces plaies de l’époque. Comme beaucoup des grands héros du cinéma burlesque, Rémi est maladroit et courageux, entreprenant et brouillon. Son obsession est sa force et sa faiblesse.

La silhouette d’une fille, désirée, perdue, l’éclat trop fort du soleil, des rencontres en porte-à-faux dans les rues et les bars, la tombe de Paul Valéry dans son cimetière marin, et même son fantôme, l’alcool à trop haute dose parsèmeront d’épreuves le vagabondage de l’aspirant poète. « Votre regard est tourné vers le dehors ; c’est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire. Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire » écrivait Rilke au Jeune Poète qui lui avait demandé conseil. Mais Rémi, lui, ne trouve ni dehors, au contact des autres, de la nature, de la littérature, ni non plus en lui-même les ressources d’où jailliraient les phrases espérées. Rémi n’est peut-être pas poète, quoiqu’il en ait. Ce serait terrible peut-être, l’effondrement d’un rêve qui est aussi une image de soi-même. Ou alors au contraire, s’en rendre compte le délivrerait. Une seule certitude : il faut aller au bout du chemin.

Damien Manivel l’accompagne sur ce chemin, et celui-ci semble naître sous leurs pas, comme les mots paraissent jaillir, impromptu, de la bouche des protagonistes. Le gag et la stase se rencontrent à l’horizon de ce désir un peu fou, et sûrement trop abstrait. Poète. L’erreur est dans la majuscule, peut-être aussi dans le timing. Rémi cherche l’inspiration comme une message codé, ou un trésor caché. En plans fixes, Manivel la trouve comme un état de l’atmosphère, une vibration de la lumière, la douceur ou l’inquiétude d’un regard.

Entre celui qui est filmé et celui qui filme se joue un singulier pas de deux, rieur et attentif, affectueux et léger, disponible à l’accident – bon ou mauvais – et au passage des heures et des humeurs. A force de simplicité directe, Un jeune poète se teinte de fantasmagorie, la chronique se fait formule enchantée, et assez enchanteresse.

Au même programme est présenté un court métrage, La Dame au chien, tourné quatre ans plus tôt par Damien Manivel avec le même Rémi Taffanel, alors âgé de 14 ans. Dans un pavillons de banlieue, le temps d’une étrange parenthèse ludique et un peu inquiétante, se croisent un garçon timide et une grosse dame noire. Il y a le rhum, aussi. Le chien est témoin. Bref et infiniment troublant huis clos, à mi-chemin déjà entre burlesque et fantastique avec les plus réalistes des moyens, ce film de 16 minutes est une véritable joie de cinéma. Le rapprochement entre leux deux films, ce simple et puisssant effet de montage du même corps de jeune homme à quelques années de distance, en est un autre.

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Edgar Morin et le cinéma : le chemin de la vie

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Edgar Morin, chronique d’un regard,  de Céline Gailleurd et Olivier Bohler, avec Edgar Morin, Mathieu Amalric. Durée : 1h21. Sortie le 29 avril.

« Nous entrons dans les ténèbres d’une grotte artificielle. (…) Nous franchissons les temps et les espaces. … » Dans un café parisien, Mathieu Amalric lit quelques passages de Le Cinéma ou l’homme imaginaire, ce livre de 1956 qui, en France, marquait alors (après Merleau-Ponty et Souriau) une des premières mobilisations majeures du cinéma par un universitaire, fut-il à l’époque encore à ses débuts.

La voix de l’acteur poursuit, tandis que, près de 60 ans après avoir écrit ces lignes, leur auteur, casquette sur la tête et sourire aux lèvres, arpente les rues de Paris. Il prend bientôt à son tour la parole pour évoquer, sur des images d’archives, son rapport d’enfant et d’adolescent au cinéma.

Les images et les lieux se superposent, se fondent et se convoquent. Immense et fantomatique, voici que sur les murs de la ville virevolte Loie Fuller, et sa Danse serpentine filmée (et coloriée) en 1896 par les frères Lumière. Première apparition de cette magie sans trucage appelée à se multiplier, projections géantes sur les murs des immeubles qui convoquent ensemble, avec une grâce de médium, le lointain et le proche, le réel et l’imaginaire.

Ainsi d’emblée le film de Céline Gailleurd et Olivier Bohler installe un dispositif complexe qui fait resplendir les images dans la cité, mobilise un mouvement dans l’espace (aux rues de Paris répondront bientôt celles de Berlin) et dans le temps. Cette liberté d’écriture, cette dynamique permettent simultanément d’approcher pas à pas la relation d’Edgar Morin avec le cinéma et d’inscrire cette trajectoire intellectuelle dans une perspective bien plus vaste.

Alors il est comme naturel qu’un titre de livre du jeune Morin ait inspiré le titre d’un film de Rossellini, Allemagne année zéro, dans ce Berlin où le désormais vieil homme ne renie rien de ses engagements essentiels, et soudain, danse. Moins serpentin que Loie Fuller, sans doute, mais pas moins réjouissant, et plus présent hic et nunc, dans la capitale à nouveau la plus moderne d’Europe, 90 ans après Weimar.

La liberté d’écriture du film rend justice à l’intuition, argumentée par les textes que Morin a consacré au cinéma dans les années 1950, des multiples et parfois même contradictoires interconnexions entre l’imaginaire et la réalité dont le cinéma est le territoire, le moteur, et le symbole.

Comme par enchantement, le rappel aujourd’hui par le vieux philosophe de l’émotion suscitée, chez lui comme chez des millions de spectateurs des années 30, par Le Chemin de la vie de Nikolaï Ekk (1931), le premier film parlant soviétique et édifiante histoire de la rédemption de jeunes délinquants, devient formule magique pour mettre en branle les interactions entre forme cinématographique et rapports sociaux.

Revendiquant un statut scientifique (tableaux et graphiques à l’appui) élaboré surtout autour du concept de « projection-identification », Le Cinéma ou l’homme imaginaire se présentait comme « Essai d’anthropologie ». Convaincu, à raison, que « le cinéma porte en lui les rêves éveillés d’une société », durant un peu moins d’une décennie le « cinéphage » Morin (c’est lui qui se définit ainsi) allait rechercher dans tous les films dévorés, westerns et péplums comme œuvres de recherche venues du monde entier, des archétypes significatifs de la psyché humaine dans les contextes de la modernité d’alors. Les Stars (1957), son deuxième livre important consacré au cinéma, en fournira un exemple mémorable.

Des jeux de miroir du musée du cinéma de Berlin à la convocation de documents d’époque, un des mérites de cette Chronique d’un regard est de montrer comment ce travail de Morin avec le cinéma aura nourri sa pensée, y compris et peut-être même surtout lorsqu’il délaissera ce sujet, dès les années 60.

Non sans ironie, l’exemple le plus évident concerne l’échec de la deuxième tentative de Morin de faire du cinéma, en écrivant le scénario d’un film, L’Heure de vérité, dont il reniera le résultat réalisé par Henri Calef en 1965, et qui ne sortira jamais : son projet, fondé sur l’ambiguïté du personnage principal, avait été bloqué par les autorités d’Israël, où devait se tourner le film, et sera trahi par les simplifications apportées par le producteur et le réalisateur, à rebours du sens même que le scénariste voulait lui donner. Bel exemple de ce qu’aura de polémique l’idée de complexité qui deviendra fondamentale dans la pensée de l’auteur de La Méthode.

Il est intéressant, même si le film fait mine de l’ignorer, que la mésaventure de L’Heure de vérité, dans le domaine de la fiction, succède à la première et mieux connue tentative d’Edgar Morin avec le cinéma en tant que praticien, qui s’est également soldée par un échec – c’est lui-même qui le dit et il a raison. Il s’agit de la coréalisation avec Jean Rouch de Chronique d’un été en 1960.

Ce qui se voulait un manifeste en acte du « cinéma vérité », alliant les ressources d’un praticien et d’un théoricien, tournera court, malgré la notoriété acquise par le film. Lorsqu’à la fin de celui-ci, au sortir d’une projection de leur travail dont les sujets ont vigoureusement rejeté le résultat, Morin et Rouch se séparent sur les Champs Elysées, c’est bien d’une rupture qu’il s’agit pour le philosophe. Rupture d’entreprises communes avec Rouch, mais surtout rupture avec le cinéma comme terrain d’expérimentation et de réflexion. Il suivra dès lors d’autres directions.

Le film, qui tient à rester sur une constante tonalité positive, ne l’avoue pas, mais cela s’y perçoit très bien – comme c’était d’ailleurs déjà le cas dans le remarquable montage des rushes non retenus de Chronique d’un été réalisé par Florence Dauman, Un été+50. La richesse d’Edgar Morin, chronique d’un regard  est ailleurs. Elle est dans sa capacité à raconter du même élan plusieurs histoires : l’histoire d’un moment de la construction de la pensée d’un intellectuel, l’évocation d’un moment de l’histoire du cinéma (le Cinéma Vérité), mais aussi, à travers le triple mouvement du travail théorique de Morin, de l’aventure Chronique d’un été et de la réalisation de Chronique d’un regard, une méditation sur le cinéma lui-même, son rapport au réel et à l’imaginaire, au temps et à l’espace, à la cité et à l’individu.

Il y a bien un tour de passe-passe dans le film : comme penseur, comme homme public, voilà un bon demi-siècle que Morin ne s’intéresse plus au cinéma. Il fait ici un peu semblant, sous l’amicale pression des jeunes réalisateurs. Mais il y a une légitimité plus importante, et dont ce tour de passe-passe fait partie, à ramener au présent ce qui fut au milieu du 20e siècle l’énergie réflexive issue de la fréquentation des salles obscures : la possibilité de continuer, avec ce film lui-même, les idées de Morin dans les années 50. Inventer ainsi l’alchimie des images de films envahissant la ville comme des songes fantomatiques, des archives et de la présence contemporaine, rieuse et engagée, du visage et de la voix de Morin, c’est donner à partager, intellectuellement et sensuellement, une intelligence du cinéma.

 

 

 

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Il y a trop de films français à Cannes

festival-cannes-2015-trop-films-francaisThierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes, et Pierre Lescure, son président, annoncent le 16 avril 2015 les films en compétition pour sa 68e édition | REUTERS/Benoit Tessier

Soixante-dix-sept longs métrages sont présentés par les différentes sélections cannoises, c’est-à-dire dans la sélection officielle divisée entre «Compétition», «Un certain regard», «Hors Compétition», la «Quinzaine de réalisateurs» et la «Semaine de la critique» –on exclut de ce calcul la sixième sélection, l’Acid (l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion), qui présente cette année 9 films, dont 6 français. En effet, les choix de l’Acid répondent à des critères particuliers, militant plus particulièrement aux côtés des films français sans distributeurs, même si année après année elle confirme l’excellence de ses choix sur le plan artistique.

Sur les 77 films sélectionnés, le quart –exactement 19– sont français. Soulignons qu’on parle ici de films signés de réalisateurs français et qui apparaissent comme des films français aux yeux de leurs spectateurs, et non de la qualification juridique, fondée sur la part française dans la production, susceptible de comprendre des réalisations qui sont, quel que soit leur financement, perçues comme d’une autre origine. De manière particulièrement visible, la compétition officielle présente, en plus de son film d’ouverture, pas moins de 6 films français sur 19 titres en lice, soit quasiment le tiers de programme. Du jamais-vu à Cannes, où l’usage était d’avoir 3, exceptionnellement 4, films de cette origine.

La France –c’est-à-dire solidairement ses dispositifs publics de soutien au cinéma et ses acteurs économiques et artistiques– est présente dans de nombreuses autres réalisations du monde entier. C’est tout à son honneur: elle est un facteur de créativité dans des régions du monde fragiles ou aux choix de productions restrictifs, même si là aussi le danger existe de dérives orientant les choix vers certains types de films –l’idée qu’on se fait, en France, de ce que devrait être un film africain, chinois ou latino-américain. Malgré ce risque, il reste globalement souhaitable que des réalisateurs du monde entier trouvent en France des partenaires et des soutiens –et tout à fait légitime que Cannes, festival international installé en France, en porte témoignage.

Mais il est ici question d’un autre phénomène, récent, et qui tend à s’aggraver: le poids croissant de la présence de films franco-français dans les sélections. L’an dernier, on avait noté cette étrangeté que tous les films d’ouverture («Compétition», «Un certain regard», «Quinzaine» et «Semaine») soient français. Cette omniprésence est esquivée de justesse cette année grâce à Naomi Kawase en ouverture d’«Un certain regard» –mais il reste les trois autres, c’est encore beaucoup.

Surtout, jamais au grand jamais le nombre de film français n’avait été aussi élevé. Assurément, le cinéma français est un des plus créatifs du monde, et il mérite une place de choix. Mais qu’un festival français lui taille une telle part du lion est à la fois un symptôme et une menace.

Le phénomène est le symptôme d’une trop grande proximité des sélectionneurs avec l’industrie française du cinéma, industrie qui déploie toute sa puissance d’influence pour que ses produits soient sélectionnés, ce qui est tout à fait naturel. La menace est que les créateurs et producteurs du reste du monde en viennent à se détourner de ce rendez-vous cannois, aujourd’hui encore le plus prometteur en matière de reconnaissance artistique et de dynamique commerciale. (…)

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“Le Dos rouge”: des sourires et des monstres

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Le Dos rouge d’Antoine Barraud. Avec Bertrand Bonello, Jeanne Balibar, Géraldine Pailhas, Joana Preiss, Martha Hoskins. Durée : 2h07. Sortie le 22 avril.

C’était il y a longtemps, bien longtemps, la dernière fois qu’on a ri au cinéma d’aussi heureuse façon. Je veux dire dans l’élan de quelque chose qui élève, qui intrigue, qui déplace.

Il y a ce garçon pas si jeune mais avec beaucoup d’enfance, au visage toujours comme étonné, disponible à une surprise, sur un fil entre extrême sérieux, effroi et fou rire devant l’absurdité du monde. Il s’appelle Bertrand, il est réalisateur de films. Il est joué par le réalisateur de films Bertrand Bonello, qui s’amuse à l’évidence à interpréter un personnage qui n’est pas lui, mais lui ressemble à plus d’un titre.

Ce Bertrand veut faire un film, visiblement il ne sait pas bien lequel, il a une idée plutôt qu’un projet, a fortiori qu’un scénario. Ce serait quelque chose autour de la monstruosité en peinture… Enfin, c’est lui qui le dit, pas obligé de le croire, en tout cas pour ce qui serait de limiter la monstruosité à la peinture. Ne sachant trop comment l’accompagner dans cette quête opaque, son assistante lui dégote une spécialiste d’histoire de l’art, Célia. Bertrand et Célia, les voilà partis dans les musées, à la découverte de peintres et de tableaux, certains très célèbres, certains inconnus. Ils visitent, ils discutent, ils regardent. Elle parle des tableaux comme on parle en dormant, elle est savante et folle, troublante et fuyante. Ils se mentent et se jouent et se séduisent et se déçoivent.

Bacon, Caravage, Chassériau, un rayon de lumière, le mouvement d’un pinceau, le décor du musée Gustave Moreau, le sens même du mot «portrait» surgissent comme des petites aventures, des relances drôles ou effrayantes où rode la spirale du chignon de Madeline, la demi-héroïne du Vertigo d’Hitchcock, figure muséifiée par la cinéphilie et elle-même visiteuse fantôme d’un fantôme peint. Rien qui pèse ni pose ici pour qui se laissera entraîner dans cette gigue vraiment érudite mais pas du tout pédante, un sens du contre-pied, dont l’une des meilleures manifestations est le phrasé déroutant et suggestif de l’historienne d’art révélant le sens caché d’une toile et mentant éhontément dans son téléphone portable.

Elle, Célia, est si fluide, mutine et même mutinée, imprévisible, qu’étant toute entière Jeanne Balibar au meilleur de son talent comique si singulier et percutant, elle sera ensuite sans crier gare Géraldine Pailhas. Bizarre? Oui, sans doute, mais pas plus que la manière dont autour de cette trame sérieuse prolifèrent comme lianes de la jungle, comme traînées de poudre, les échanges affectueux, les étranges transformations physiques, les moments de transgression, sexe et image, visage et ombre. (…)

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“Jauja”: l’eldorado de l’espace-temps

tumblr_ndwi0z9Zfh1r1probo2_1280Jauja  de Lisandro Alonso avec Viggo Mortensen, Ghita Norby, Diego Rman, Mariano Arce. Durée : 1h50. Sortie le 22 avril.

Jauja raconte la quête obstinée, jusqu’à la folie, d’un officier danois ayant rejoint les troupes argentines en train de massacrer les habitants de la Patagonie, à la fin du XIXe siècle. L’homme est venu avec sa toute jeune fille, seule femme parmi de nombreux jeunes hommes dans un environnement de bout du monde, qui bientôt littéralement disparaît dans le paysage en compagnie d’un soldat qu’elle a trouvé à son goût.

L’officier se lance à sa recherche, dans un univers sauvage et quasi désert de steppes, de montagne ou de plateaux rocheux. Le réalisme le plus cru de ce qu’on nomme la nature et le fantastique le plus échevelé n’y connaissent pas de séparation. Recourant à un cadre inhabituel, presque carré, le cinéaste de La Libertad y trouve une manière d’inscrire son acteur, nul autre que Viggo Mortensen impressionnant de présence opaque, butée, dangereuse et vulnérable, éperdue et déterminée à la fois. Il évolue dans ce cadre aux dimensions qui devraient paraître limitées par la taille du cadre, et semblent infinies. Car ce que le film perd en surface, il le regagne au centuple en profondeur, dans une attention à l’esprit des lieux et des météores qui évoque le Tabou de Murnau et Flaherty.

Nombreux sont les films qui content une quête solitaire dans un univers désertique. D’ordinaire, il existe deux manières de filmer cette situation : la première est de s’identifier au voyageur, de regarder de son point de vue, la deuxième de l’observer de l’extérieur, comme vu par un témoin – que celui-ci soit personnifié ou pas par la fiction. Il est intéressant qu’un des plus bel exemple récent de cette manière de faire ait été un beau film lui aussi interprété par Mortensen (et Reda Kateb), Loin des hommes de David Oelhoffen. Mais Lisandro Alonso invente, lui, une troisième option, qui se révèle d’une grande richesse de sens et d’émotions[1].

La caméra ne s’identifie assurément pas au capitaine Gunnar Dinensen, étranger prédateur, et celui-ci ne circule pas latéralement devant le monde. Le personnage est aspiré par lui, il l’affronte et s’y fond à la fois, sur son cheval puis à pied, élan conquérant qui se retourne en dévoration de l’homme par ce dont il avait oublié faire partie, jusqu’à entrer dans l’épaisseur du temps à force de s’être aussi complètement immergé dans l’espace. Ce preeocessus est une variation dans l’œuvre d’un cinéaste qui a toujours filmé la relation étrange d’un homme à son environnement – le bucheron en symbiose avec la forêt de La Libertad, l’absorption du meurtrier par la jungle de Los Muertos (mais dans un milieu qui était le sien, et qu’il avait souillé du sang des siens), la perte et retrouvaille de soi du voyageur de Liverpool, ou même la plus théorique (quoique tout aussi sensuelle) immersion d’une personne/personnage dans le lieu même du passage de la personne au personnage, la salle de cinéma de Fantasma.

Dans le cas de Jauja, film sereinement cruel, le résultat est magnifique et mystérieux. La mise en scène engendre une grande œuvre en x dimensions qui, avec des moyens matériels dérisoires mais une puissance d’invocation exceptionnelle, invente un cinéma en relief qui ne doit rien aux trucages optiques et toute à l’intelligence sensible d’un art de l’espace-temps. « Jauja » désigne un territoire utopique, un eldorado légendaire à la recherche duquel ceux qui le cherchent se perdent sans retour. Le capitaine danois ne le trouvera évidemment pas, mais le cinéaste argentin, lui, l’a bel et bien trouvé. C’est un film porte le nom de ce territoire rêvé.



[1] Même si les films ne se ressemblent pas, on trouverait des similitudes dans l’esprit du rapport à l’espace et aux matières entre Jauja et Histoire de Judas de Rabah Ameur-Zaïmèche, récemment sorti.

 

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Cinéma: les festivals face à la censure politique

People queue to buy tickets for Istanbul Film Festival at Atlas movie theatre in IstanbulA quelques mois d’intervalle, deux des plus grands festivals du monde, celui de Busan en Corée du Sud et celui d’Istanbul en Turquie, viennent de connaître de graves affaires de censure, qui témoignent d’un raidissement inédits de régimes pourtant considérés comme démocratiques.

En 20 ans, Busan s’est imposé comme la principale manifestation cinématographique d’Asie, porté par le dynamisme du cinéma coréen, l’essor général de la région, et aussi le vigoureux soutien public que le Festival a reçu depuis ses débuts en 1996. Busan a joué un rôle décisif dans la révélation des grands auteurs asiatiques contemporains et dans la multiplication des liens entre les cinématographies de la région. Enfant de la démocratisation du pays après des décennies de régime militaire ou paramilitaire d’extrême droite, le Festival comme un grand nombre d’autres activités culturelles dans le pays s’est trouvé dans un environnement moins favorable avec l’arrivée au pouvoir en février 2013 de Park Geun-hye, la fille de l’ancien dictateur Park Chung-hee. Lors de la dernière édition du festival (du 2 au 11 octobre 2014), les autorités sont intervenues pour empêcher la programmation du documentaire consacré au naufrage du ferry Sewol, qui entrainé la mort de 304 personnes dont de très nombreux enfants. (…)

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«Taxi Téhéran»: un huis clos en mouvement, ouvert à l’infini

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Taxi Téhéran de Jafar Panahi. Avec Jafar Panahi, Nasrin Sotoudeh. Durée: 1h22. Sortie le 15 avril

La ville est là, très présente, et pourtant à distance, de l’autre côté du pare-brise. Le regard est fixe, et puis s’anime pour s’élancer dans les rues, puis bientôt bascule, se retourne pour observer l’intérieur du véhicule où s’installent les personnes qui ont fait signe à ce qui est donc un taxi. La caméra a été retournée par une main dont la présence est tout à fait sensible.

Ils sont deux passagers, à l’avant un homme jeune, gouailleur, grande gueule, qui clame avec entrain qu’il faudrait exécuter quelques voleurs d’autoradios pour que la société aille mieux et se révèlera être lui-même un voleur, à l’arrière une dame soigneusement voilée, d’apparence modeste, et qui ne s’en laisse pas conter sur le délire répressif, essaie de répondre pied à pied à l’assurance moqueuse et populiste du premier. Mais il y a (au moins) deux caméras posées sur ce tableau de bord vers l’intérieur de la voiture, l’une regarde les passagers, l’autre le conducteur. C’est Jafar Panahi lui-même – si vous ne le (re)connaissez pas, les passagers, eux, l’identifieront bientôt, et comprendront, entre autres, pourquoi ce chauffeur de taxi connaît si mal les itinéraires.

Jafar Panahi ne conduit pas très bien les voitures, mais il sait assurément conduire un film. Dès la première séquence de ce film qui en comportera neuf (la plupart définies par un nouveau passager du taxi), il installe avec des moyens très simples ce jeu très complexe entre réalité et fiction, et mise en évidence du jeu lui-même, ni pour faire le poseur post-moderne ni pour brouiller les cartes, mais au contraire pour davantage prendre en charge à la fois la réalité de son pays, l’Iran, et la réalité de sa propre situation de cinéaste sous le coup de multiples condamnations. Puisque, depuis 2010, il est condamné à six ans de prison, a interdiction de réaliser des films et de s’exprimer en public, à la suite de son soutien affiché au mouvement «vert», qui a tenté de s’opposer à la réélection frauduleuse de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République en juin 2009. À l’époque arrêté et emprisonné sans ménagement, Panahi vit désormais chez lui, toujours sous la menace que la sentence concernant la prison soit exécutée.

S’il a respecté les interdictions de prendre la parole et de voyager, il a en revanche par trois fois contrevenu à celle de ne pas filmer. Ayant fait l’objet d’un immense mouvement de solidarité de la part de cinéastes du monde entier au moment de son arrestation, Panahi a répondu aux tentatives du régime de le faire taire avec trois réalisations importantes. Dans le huis clos de son appartement téhéranais, «Ceci n’est pas un film» (cosigné avec Mojtaba Mirtahmasb et présenté hors compétition au festival de Cannes 2011) est une passionnante –et souvent très drôle– méditation sur le sens même de faire un film, et ce qui se joue dans ce processus. Deux ans plus tard, «Closed Curtains» (cosigné avec Kambuzia Partovi) poursuivait sur un mode plus abstrait les mêmes interrogations dans une maison au bord de la mer mais coupée du monde.

«Taxi Téhéran» est aussi un huis clos. Mais c’est un huis clos dehors. (…)

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“Taxi Téhéran”: traduction, trahison

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Il se trouve que j’entretiens depuis la découverte de son premier film, Le Ballon blanc, en 1995, une relation amicale avec le réalisateur iranien Jafar Panahi – ce qui ne signifie d’ailleurs pas que j’ai aimé et défendu tous ses films. Mais bien sûr j’ai été particulièrement touché par les persécutions qu’il endure depuis cinq ans de la part du régime iranien, suite à son engagement aux côtés des forces démocratiques ayant contesté la réélection frauduleuse de Mahmoud Ahmadinejad en 2009 : arrestation et emprisonnement arbitraires, sévices pendant son incarcération, condamnation à 6 ans de prison (pour l’instant pas appliquée mais toujours en vigueur), flicage permanent ainsi que de sa famille et de ses proches, interdiction de voyager, de rencontrer les médias, de réaliser des films.

Cette situation a fait de lui la figure exemplaire de l’oppression qui continue de régner en Iran à l’encontre des formes même pacifiques d’opposition, et notamment à l’encontre des artistes et des intellectuels. Régulièrement salué par les grands festivals, Panahi aura réussi à déjouer à trois reprises l’interdit de filmer, avec Ceci n’est pas un film (2011), Pardé (Behind the Curtain, 2013), et Taxi Téhéran, présenté début février au Festival de Berlin, où il a remporté l’Ours d’or.

Il se trouve aussi qu’ayant eu du goût et de l’intérêt pour ce qui se jouait de nouveau et de passionnant dans le cinéma iranien tel que découvert en Europe depuis la fin des années 80 (Où est la maison de mon ami ?, Abbas Kiarostami, 1987, au Festival des 3 Continents de Nantes en 1988), j’ai eu la possibilité de voyager à de nombreuses reprises dans ce pays, d’y faire de multiples et passionnantes rencontres, et aussi, dans les médias français auxquels j’avais accès, de participer à la reconnaissance de cette cinématographie. De ce fait, je suis devenu un des critiques étrangers ayant quelque visibilité auprès des cinéphiles iraniens.

Il se trouve enfin que j’ai eu la possibilité de voir le nouveau film de Panahi juste avant sa présentation à Berlin. Impressionné par sa puissance, sa légèreté et son mélange d’humour, de précision et de profonde tristesse,  j’y consacrais un article sur Slate.fr, afin d’attirer l’attention sur une œuvre à mes yeux de très grande qualité – une opinion dont je me réjouis qu’elle ait été largement partagée par les critiques présents à la Berlinale, et par le jury de la compétition officielle, qui lui a décerné la récompense surprême.

Peu après la fin du Festival, des amis iraniens m’alertent sur la parution dans un magazine de cinéma, Banifilm, d’une « traduction » de mon article pour Slate. Traduttore traditore dit le dicton. Mais là, il ne s’agit pas des inévitables écarts entre un texte original et sa traduction, il s’agit de la volonté délibérée de faire dire le contraire, d’utiliser un texte et un nom (agrémentés de ma photo plutôt que d’une image du film)  comme arme contre une œuvre et son auteur, alors même que ce texte en propose un commentaire clairement élogieux.

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Désolé, à ce moment, je suis obligé de me citer moi-même. Un paragraphe est rédigé ainsi « Car si Taxi est bien un voyage dans la société urbaine de l’Iran actuel, ce n’est certainement pas seulement une étude sociologique. Avec la virtuosité qu’on lui connaît depuis Le Ballon blanc, le cinéaste du Cercle et de Sang et or associe comédie de mœurs  douce-amère, mise en question de sa propre place de réalisateur en même temps que des circulations entre documentaire et fictions (tous les protagonistes sont des acteurs–souvent non-professionnels– qui jouent un rôle, même de manière très réaliste) et méditation morale qui, au détour de ce qui semblait d’abord un gag, prend soudain une émouvante profondeur. »

Ce que publie Banifilm n’est pas exactement une traduction, mais une description en style indirect de ce que je serais supposé avoir écrit. Le passage précédent devient ainsi :

« Taxi » de Jafar Panahi n’est pas un film de « réalisateur » et l’on ne peut considérer ce film comme une œuvre qui aurait été le fruit d’une mise en scène, d’une réalisation professionnelle.

L’auteur poursuit : dans ce film la place du metteur en scène est complètement remise en question dans la mesure où le film erre entre film documentaire et drame social.

Frodon ajoute : « Taxi » à certain endroits veut prendre des « airs » d’un film qui se voudrait une étude sociologique mais à d’autre endroit il reste tellement en surface que l’on se demande si ce n’est pas le travail d’un amateur. Le film ne peut prétendre offrir une étude sociologique.

Cet expert français pense que ce film touche par moment la comédie et s’il trouve une profondeur ce n’est qu’en apparence. Par ailleurs, les acteurs amateurs tentent de donner au film un aspect de film documentaire. »

Des gens bien intentionnés ont essayé de faire paraître une traduction plus exacte en réponse dans un journal iranien. Sans résultats. Du moins suis-je assuré que Jafar Panahi a reçu une version correcte.

 

 

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«Histoire de Judas», fulgurant éloge de la parole libre

487838Histoire de Judas de Rabah Ameur-Zaïmèche. Avec Nabil Djedouani, Rabah Ameur-Zaïmèche. Mohamed Aroussi, Marie Loustalot, Patricia Malvoisin Durée: 1h39. Sortie le 8 avril 2015

D’abord les pierres. Le soleil dur, le jaune pâle de la poussière. Un souffle, difficile à cause de l’effort pour gravir la montagne, mais un élan aussi, une force. Et puis l’ombre. Une poignée de mots comme une poignée de mains, deux amis dans la pénombre, du respect. L’épuisement de celui là-haut dans la cahute obscure au milieu du désert, qui est allé au bout de son épreuve, de sa quête. L’autre, qui est venu le chercher, le portera pour redescendre, geste à la fois de fraternité et d’allégeance.

A elle seule la première séquence où le disciple Judas vient chercher Jésus au désert et le ramène parmi les vivants, suffit à témoigner de la puissance et de la complexité du cinéma de Rabah Ameur Zaïmèche –complexité qui n’a rien de difficile, qui est juste la prise en charge d’un très grand nombre d’élément fort simples.

Ainsi est d’emblée remise à zéro «la plus grande histoire jamais contée», comme la nomme Hollywood lorsque l’industrie lourde se mêle de reprendre le récit évangélique.

A zéro, c’est-à-dire au niveau des humains, au niveau du sol, au niveau du message originel –celui que nul ne connaît, puisque sa transcription est tardive et multiforme: les quatre évangiles officielles plus celles que l’Eglise n’a pas validées.

Avant même la singularité de la proposition du film dans sa manière de décrire l’histoire de Jésus le Nazaréen, singularité qu’annonce le titre, c’est bien la manière de filmer à la fois violente et tendre du cinéaste de Bled Number One qui fait naître sous les pas de ses personnages une vision inédite de la passion du Christ. Une vision toute entière tournée vers la matérialité des choses, l’humanité des êtres, la violence des enjeux de pouvoir et l’exigence des liens de fidélité, d’affection et de révolte contre l’oppression.

Coupant au travers des récits établis sans les attaquer ni offenser qui que ce soit, Rabah Ameur-Zaïmèche invente une diagonale de la compassion et de la souffrance qui, en deçà de tout rapport religieux ou dogmatique, et sans naïveté aucune, affirme une foi dans les hommes et dans ce qui vibre entre eux.

C’est au nom de cette approche où l’esprit et la matière ne font qu’un que le réalisateur met en place cette légende alternative où Judas, interprété avec une impressionnante intensité et une sorte d’humour décalé par le réalisateur lui-même, n’est plus le traître, mais le disciple fidèle parti exécuter un ordre urgent de son maître  spirituel, Jésus, au moment de l’arrestation de celui-ci. (…)

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