Rencontre avec un tigre

Fifi hurle de joie de Mitra Farahani

On croit savoir. C’est certainement un documentaire portrait d’un artiste iranien qui fut célèbre à son époque. Non, c’est plutôt une fiction, un mockumentaire où la réalisatrice se met en scène, d’abord off puis in, avec l’aide d’un vieil acteur. Ah non ! c’est une variation contemporaine sur Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, où deux collectionneurs offrent une fortune à un peintre jadis célèbre, mais qui a détruit l’essentiel de son œuvre, pour créer une dernière fois avant de mourir. Fifi hurle de joie, qui est aussi le titre de cet ultime tableau, est tout cela, et davantage. Et surtout autre chose.

Autre chose au sens où il ne se soucie guère de la virtuosité qui consisterait à combiner des niveaux de compréhension, des degrés de rapports à la réalité. Fifi est un film d’amour, d’amour entre le vieil artiste révolté et homosexuel qui va mourir et la jeune artiste curieuse, affectueuse et opiniâtre qui le filme. Allant à la rencontre de Bahman Mohassess, peintre et sculpteur iranien très reconnu dans les années 50 et 60, exilé dans un hôtel à Rome où elle le déniche, Mitra Farahani sait certainement beaucoup de la vie et de l’œuvre du vieillard rieur, séducteur et furieux. Mais elle sait surtout laisser son film s’épanouir au contact de celui qu’elle a rencontré, le laisser bifurquer, revenir en arrière, s’enchanter ou s’agacer d’un mot, s’envoler d’un souvenir.

Elle sait brancher à la volée une méditation poétique et un rappel de faits historiques qui ont bouleversé le pays où l’un et l’autre sont nés et où ils ne vivent ni l’un ni l’autre, l’Iran. Elle sait capter l’impalpable de ce qui fait, œuvre ou pas œuvre, l’esprit d’invention et de création, elle sait accompagner avec une sorte de respect qui n’est pas dépourvu d’affection, en même temps que de révolte, les pas silencieux de la mort qui vient. Il y a des histoires et de l’Histoire, les murs nus et blancs d’un albergo sans luxe ni misère, il y Frenhofer et Nicolas Poussin, il y a deux jeunes et riches commanditaires venus de Dubaï, l’ombre de Mossadegh, celle de l’immense soulèvement de modernité artistique et politique des années 60 en Europe – « nous étions des tigres, nous étions des lions ».

Bahman Mohassess a été un artiste très célèbre dans son pays, qu’il a quitté après le putsch organisé par la CIA pour chasser le gouvernement iranien démocratiquement élu. Il est devenu une figure d’une intelligentsia internationale en pleine ébullition, réinventant la modernité et certaine d’être en train de changer le monde. Etrangement, l’extrême fidélité du vieil homme à cet esprit et à cette époque n’a rien de passéiste, et encore moins de dépassé. C’est comme un chant en vers libres, qui divague parfois mais dont les divagations font naître des échos bien actuels, des images bien réelles.

Le hasard veut que le même jour sort un autre film dont les seuls points communs avec celui-ci sont de relever du genre (si c’en est un) documentaire, et de raconter une histoire issue d’une intervention antidémocratique et meurtrière des Etats-Unis dans un pays indépendant. Les Enfants des mille jours de Claudia Soto Mansilla et Jaco Biderman se donne pour tâche de rappeler ce qu’a fait le gouvernement Allende durant ses trois ans au pouvoir. Et les témoignages de ceux qui travaillèrent alors aux côtés du président, à la nationalisation du cuivre, à la mise en œuvre de programmes de logement et d’éducation, à la réforme agraire et à la transformation de la place des femmes, sont aussi passionnants qu’émouvants. Il n’en est pas moins étrange que tout le film soit organisé autour de restes mortuaires, ceux du chanteur Victor Jara torturé et assassiné par la junte, grande figure de l’Unité populaire. Et il n’en est pas moins triste que tout le film soit baigné d’un rapport nostalgique à ce qui fut en effet un immense espoir noyé dans le sang et le triomphe de l’égoïsme et du fric.

Funèbre, Les Enfants des mille jours est un film de fin de crépuscule, qui ne sait rien du mouvement étudiant chilien qui montait alors même qu’il était tourné, qui ne prend la défense du passé (un passé qui le mérite absolument) qu’au nom du passé. Vivant, Fifi hurle de joie est un film où les lumières du matin répondent de celles du soir, sans limite.          

2 commentaires pour “Rencontre avec un tigre”

  1. Pour votre information Monsieur Frodon, le film a été tourné juste avant l’élection de Sebastian Piñera, nous étions encore dans l’été australe et donc en vacances. Les grands mouvements étudiants ont commencé en 2011…
    Je n’oserais mettre en opposition un portrait d’artiste et un documentaire à portée historique et politique. J’en viens à mettre en cause votre propre “étincelle de vie”, tous ceux qui ont jusqu’à maintenant vu “Les enfants des mille jours” nous disent que c’est parce que tous les personages sont vivants que le film ne tombe pas dans le piège du récit nostalgique des anciens combattants.
    L’enterrement de Victor JAra qui vous paraît si funèbre est un moment formidable où l’enterrement n’en est pas un, où il n’y a pas de place pour la complaisance macabre que vous semblez décrire. Mais au contraire une fenêtre ouverte sur un passé qui ne passe pas, et qui n’a rien d’un crépuscule.
    Et puis oui, le documentaire est un genre, mais peut-être vous n’aimez pas le cinéma de genre…

  2. Bonjour
    je suis parfaitement conscient des dates de tournage de votre film, et de son inscription dans la chronologie de l’histoire récente du Chili.
    J’aime énormément le documentaire (quant au cinéma de genre, c’est une autre affaire).
    Je ne doute pas que vous trouviez beaucoup de gens émus en regardant votre film, je l’ai été moi aussi. J’ai été également très embarrassé de voir que les seuls qui se réclament de l’avenir dans le film sont les hystériques de droite. Quant à l’enterrement, ce n’est pas un problème en soi, mais par la manière dont il agit dans le film. L’enterrement de Neruda dans le film de Muel prend date pour l’avenir, l’enterrement de Victor Jara dans “Les Enfants des 1000 jours” prend date pour le passé.
    Par votre biographie et comme cinéaste vous êtes à double titre engagée intimement dans cette histoire, il me semble mon travail de critique consiste à essayer, y compris en proximité politique et émotionnelle avec les personnes que vous filmez, de comprendre comment le film fonctionne, et de le dire.
    Bien à vous.
    jmf

« »