L’Institutrice de Nadav Lapid, avec Sarit Larry, Avi Shnaidman, Lior Raz. Sortie: 10 septembre 2014 | Durée: 2h
Ce fut, hors compétition officielle, un des films les plus remarqués au dernier Festival de Cannes, et à juste titre. Deuxième long métrage du singulier et talentueux réalisateur israélien Nadav Lapid, après Le Policier qui avait déjà attiré l’attention, ce film propose à ses spectateurs une expérience constamment vivante, tendue, déstabilisante mais sur un mode qui ne cesse de susciter de nouvelles questions, d’ouvrir de nouvelles propositions.
Il accompagne l’itinéraire de Nira, l’institutrice du titre, qui officie dans une maternelle de Tel-Aviv. Entre son école, où elle s’investit beaucoup, et son couple qui ronronne mollement, Nira fréquente un club de poésie, à la recherche d’un épanouissement personnel, d’un contact avec quelque chose de plus que les routines, ni sinistres ni passionnantes, qui composent son quotidien.
Et déjà il apparaît que le réalisateur, en assemblant des images et des situations de tous les jours, met en place un rapport au monde plus complexe, plus habité de flux divergents sinon contradictoires, que la quasi-totalité des fictions réalistes dont est capable le cinéma –sans parler de la télévision.
En quelques séquences où rien de décisif ne semble advenir, Nadav Lapid met en place un monde traversé de multiples tensions, capable du plus banal comme d’on ne sait quels dérapages.
Mais voilà que Nira s’avise qu’un des gamins de 5 ans dont elle s’occupe invente des poèmes d’une étonnante maturité et d’une grande puissance expressive. Sans crier gare, le petit Yoav se met soudain à dire à haute voix des phrases à la fois mystérieuses et précises, dans un langage qu’il peut connaître mais invoquant une complexité du monde et des sentiments qu’on n’attribue pas d’ordinaire à un enfant de son âge.
Là s’enclenche une série d’événements qu’il n’est pas utile de détailler ici, mais qui vont engendrer un récit à rebondissements, aussi inattendus que tour à tour émouvants et inquiétants autour de ce tandem paradoxal constitué de la maîtresse et de l’enfant, tout en rendant sensibles de multiples aspects, parmi les plus troubles et les plus violents de la société contemporaine. La «société contemporaine» étant ici pour une part la société israélienne dans ses spécificités, et pour une part celle des classes moyennes occidentales de manière bien plus large.
Sans que cela semble jamais forcé, Lapid ne cesse de déplacer les manières de filmer, les distances entre ses protagonistes, et entre eux et sa caméra. Parfois sèchement observatrice, parfois lyrique, elle devient par instant un protagoniste du récit, lorsque les enfants s’en approchent jusqu’à toucher l’objectif. (…)
On croit savoir. C’est certainement un documentaire portrait d’un artiste iranien qui fut célèbre à son époque. Non, c’est plutôt une fiction, un mockumentaire où la réalisatrice se met en scène, d’abord off puis in, avec l’aide d’un vieil acteur. Ah non ! c’est une variation contemporaine sur Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, où deux collectionneurs offrent une fortune à un peintre jadis célèbre, mais qui a détruit l’essentiel de son œuvre, pour créer une dernière fois avant de mourir. Fifi hurle de joie, qui est aussi le titre de cet ultime tableau, est tout cela, et davantage. Et surtout autre chose.
Autre chose au sens où il ne se soucie guère de la virtuosité qui consisterait à combiner des niveaux de compréhension, des degrés de rapports à la réalité. Fifi est un film d’amour, d’amour entre le vieil artiste révolté et homosexuel qui va mourir et la jeune artiste curieuse, affectueuse et opiniâtre qui le filme. Allant à la rencontre de Bahman Mohassess, peintre et sculpteur iranien très reconnu dans les années 50 et 60, exilé dans un hôtel à Rome où elle le déniche, Mitra Farahani sait certainement beaucoup de la vie et de l’œuvre du vieillard rieur, séducteur et furieux. Mais elle sait surtout laisser son film s’épanouir au contact de celui qu’elle a rencontré, le laisser bifurquer, revenir en arrière, s’enchanter ou s’agacer d’un mot, s’envoler d’un souvenir.
Elle sait brancher à la volée une méditation poétique et un rappel de faits historiques qui ont bouleversé le pays où l’un et l’autre sont nés et où ils ne vivent ni l’un ni l’autre, l’Iran. Elle sait capter l’impalpable de ce qui fait, œuvre ou pas œuvre, l’esprit d’invention et de création, elle sait accompagner avec une sorte de respect qui n’est pas dépourvu d’affection, en même temps que de révolte, les pas silencieux de la mort qui vient. Il y a des histoires et de l’Histoire, les murs nus et blancs d’un albergo sans luxe ni misère, il y Frenhofer et Nicolas Poussin, il y a deux jeunes et riches commanditaires venus de Dubaï, l’ombre de Mossadegh, celle de l’immense soulèvement de modernité artistique et politique des années 60 en Europe – « nous étions des tigres, nous étions des lions ».
Bahman Mohassess a été un artiste très célèbre dans son pays, qu’il a quitté après le putsch organisé par la CIA pour chasser le gouvernement iranien démocratiquement élu. Il est devenu une figure d’une intelligentsia internationale en pleine ébullition, réinventant la modernité et certaine d’être en train de changer le monde. Etrangement, l’extrême fidélité du vieil homme à cet esprit et à cette époque n’a rien de passéiste, et encore moins de dépassé. C’est comme un chant en vers libres, qui divague parfois mais dont les divagations font naître des échos bien actuels, des images bien réelles.
Le hasard veut que le même jour sort un autre film dont les seuls points communs avec celui-ci sont de relever du genre (si c’en est un) documentaire, et de raconter une histoire issue d’une intervention antidémocratique et meurtrière des Etats-Unis dans un pays indépendant. Les Enfants des mille jours de Claudia Soto Mansilla et Jaco Biderman se donne pour tâche de rappeler ce qu’a fait le gouvernement Allende durant ses trois ans au pouvoir. Et les témoignages de ceux qui travaillèrent alors aux côtés du président, à la nationalisation du cuivre, à la mise en œuvre de programmes de logement et d’éducation, à la réforme agraire et à la transformation de la place des femmes, sont aussi passionnants qu’émouvants. Il n’en est pas moins étrange que tout le film soit organisé autour de restes mortuaires, ceux du chanteur Victor Jara torturé et assassiné par la junte, grande figure de l’Unité populaire. Et il n’en est pas moins triste que tout le film soit baigné d’un rapport nostalgique à ce qui fut en effet un immense espoir noyé dans le sang et le triomphe de l’égoïsme et du fric.
Funèbre, Les Enfants des mille jours est un film de fin de crépuscule, qui ne sait rien du mouvement étudiant chilien qui montait alors même qu’il était tourné, qui ne prend la défense du passé (un passé qui le mérite absolument) qu’au nom du passé. Vivant, Fifi hurle de joie est un film où les lumières du matin répondent de celles du soir, sans limite.
lire le billetTout de suite à droite en entrant dans le musée, il y a cette très grande pièce. Vide et pleine, sombre et éclairée. Ange Leccia y expose une œuvre et plusieurs œuvres, et encore autre chose. L’œuvre exposée au Mac/Val à Vitry sur Seine s’intitule Logical Song. Elle consiste en 6 très grands panneaux blancs sur lesquels sont projetées des images, accompagnées de bruits, de voix, de musiques. Ces panneaux sont des murs plutôt, des murs blancs de 4 mètres de haut. Quatre sont disposés 2 à 2 en angle droit, les 2 autres sont décalés, ensemble ils dessinent un espace rectangulaire ouvert, discontinu, mais englobant.
Schéma approximatif:
Sur les faces tournées vers l’intérieur de cet espace sont projetées des images tournées par Ange Leccia, il y a 30, 20, 10 ou 2 ans. En quoi cette exposition d’une œuvre originale est aussi une rétrospective du travail d’un des meilleurs artistes vidéo français – on emploie ici l’expression « artiste vidéo » par souci de simplicité, en toute conscience de ce que le terme a d’imprécis et d’incomplet, notamment à propos de Leccia. Sur les parois en angle, le plus souvent deux images différentes se font face, une d’elle ou une troisième étant fréquemment – mais pas systématiquement – reprise sur un des panneaux isolés. Parfois, il y a la même image partout, occasionnellement une troisième surgit. L’assemblage, très précis mais sans loi repérable, construit une sorte d’aventure perceptive, par glissements, échos et répétitions. Les images sont toutes d’une grande puissance visuelle, bien qu’empruntant à des registres très différents, ciels d’orages nocturnes, visages de jeunes femme, explosions, paysages fantomatiques. Elles font elles-mêmes l’objet de multiples traitements, ralentis, colorisation, solarisation, effets de boucle. Le son correspond toujours à une des images projetées.
Le résultat est hypnotique et pourtant étonnamment ouvert, disponible. Le dispositif imaginé par l’artiste engendre un espace sensoriel unifié par les ambiances lumineuses et sonores mais pourtant en permanence rebalisé par des propositions visuelles et auditives singulières, qui ont chaque fois leur propre mode d’accroche, leur propre fréquence émotionnelle. Logical Song permet à la fois une expérience multisensorielle engendrée par son dispositif, et la rencontre plus classique avec une succession d’œuvres effectivement dignes d’attention, qu’on les reconnaisse pour les avoir vues dans d’autres expositions de l’artiste ou qu’on les découvre. Irréductibles à un principe, les images animées et sonores d’Ange Leccia sont du moins toutes travaillées par l’espoir des ressources propres à un déploiement du regard, qu’il s’agisse de scruter un détail, de déplacer un angle de vue, de ralentir ou de légèrement brouiller pour, voyant autrement, éprouver davantage.
Tout ce qui précède est à la fois vrai (y compris sur le plan des émotions engendrées) et faux. Tout simplement parce que la présence du public au sein de l’espace, espace qui est l’œuvre elle-même, en transforme la perception. Après avoir pu, arrivé parmi les premiers, bénéficier de la proposition de Leccia en elle-même, à l’état élémentaire, on aura ainsi été assez vite confronté à une toute autre expérience, celle de la cohabitation simultanée avec des images aux assemblages riches, et avec la présence des autres visiteurs. Ce n’est qu’à ce moment qu’on s’aperçoit que, contrairement à ce qui se passe presque toujours dans les installations vidéo à multiples écrans, Logical Song ne propose aucune place naturelle à ses spectateurs. Il n’y a pas de bonne position pour aller rencontrer cette œuvre, donc pas de mauvaise place non plus.
Un tel dispositif génère deux comportements successifs chez la quasi-totalité des visiteurs, du moins tels qu’on a pu les observer lors du vernissage le 14 juin. D’abord un déplacement erratique, à la recherche du fameux « bon point de vue » qui précisément n’existe pas. Puis peu à peu l’agrégation du public en un groupe compact, tourné vers un seul angle qui permet de regarder deux images différentes en même temps, dans un position reproduisant spontanément celle du cinéma (face au grand écran), mais se privant de toute la richesse de la proposition spatiale particulière de Logical Song. Adopter cette place à la fois frontale (face à l’écran), stable et « rentable » (au moins on a deux images d’un coup) c’est aussi, inconsciemment, chercher à ne pas voir les autres, tout en se mêlant à eux. C’est reconstituer une masse que le dispositif n’imposait nullement, dont il proposait même la désarticulation – l’effet qu’obtenait par exemple Anri Sala lors de sa grande exposition au Centre Pompidou, avec ses panneaux jamais tous visibles ensemble.
Disposition spontanée du public
(Presque) tout le monde regarde dans le même sens, depuis la même place
C’est alors une nouvelle œuvre, interactive et interrogative, qui se met en place. Sans annuler du tout les beautés intrinsèques de l’installation vidéo Logical Song, elle les transforme en y incluant nécessairement la présence des autres, sur un mode plutôt intrusif, tout en les redoublant d’un questionnement sur la position du spectateur, auquel les spectateurs eux-mêmes répondent sans y songer.
Jusqu’au 22 septembre
MAC/VAL
Musée d’art contemporain du Val-de-Marne Place de la Libération / 94400 Vitry-sur-Seine [email protected] / 01 43 91 64 20
Lorsque, le 20 juillet 1969, Neil Armstrong et Buzz Aldrin se posent sur la Lune, leur acte représente une foule de significations –scientifiques, politiques, romanesques, etc. Parmi elles, de manière symbolique, leur arrivée sur la Lune permet pour la première fois à des hommes de regarder la terre depuis une autre planète –les esprits chagrins ne manqueront pas de souligner qu’il y a alors déjà des années que la boule bleue a pu être observée depuis des modules orbitaux, photographiée et filmée.
Il reste qu’il est différent d’être cette fois arrivé ailleurs, et de se trouver en situation, au moins imaginaire, de construire un autre point de vue stable sur notre monde, et qui permet de l’embrasser tout entier.
Cette expérience prend toute sa valeur symbolique du fait que ce déplacement de point de vue, s’il est vécu en personne par les trois passagers d’Apollo XI, est également vécu en direct par plusieurs centaines de millions d’humains. Pulvérisant les précédents records d’audience, le voyage sur la Lune est la première expérience partagée simultanément par autant de gens.
Cette double massification –la terre comme totalité, les terriens comme collectivité– est due à la collaboration de deux dispositifs technologiques, celui qui permet la mission spatiale et celui de la télévision. En ce sens, le 20 juillet 1969 peut à bon droit être tenu comme une possible date de naissance de ce que nous nommons la mondialisation, ou la globalisation, et de la perception de ce processus.
A la fin du XIXe siècle, il avait fallu un temps extraordinairement bref, moins de quatre ans, pour que les opérateurs Lumière parcourant la planète pour à la fois filmer et projeter «montrent le monde au monde». 70 ans plus tard, une opération d’une ampleur encore supérieure se produit dans ce qui est vécu comme l’instantanéité (qu’on baptisera du nom bizarre de «temps réel»).
A ce double phénomène, construction d’un autre point de vue et partage collectif de ce point de vue, s’ajoute une troisième dimension, elle aussi symbolique de la période qui s’ouvre: le doute, très tôt proclamé par certains, et toujours actif sur la réalité de l’événement. La manipulation par les pouvoirs, et les soupçons –fondés ou non– de manipulation, sont vieux comme le monde, la possible décision de faire de la manipulation un spectacle mondial serait, elle, une nouveauté, qui fait partie de l’ère qui commence.
Le Système des objets de Baudrillard vient de paraître. La mondialisation ne va pas sans son corollaire, la puissance du virtuel, le trouble face à ce qui assure que le réel est réel.
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Il ne figure ni en tête des box-office, ni dans les panthéons cinéphiles. Images du monde et inscription de la guerre est pourtant un film très célèbre, une sorte de star, du moins parmi ceux qui cherchent à réfléchir avec le cinéma. C’est pourquoi il faut remercier les éditions Survivance de rendre enfin disponible en DVD le film de Haroun Farocki, devenu une des pierres de touche de la pensée des images, et de leur rôle dans l’histoire. Terminé en 1988, au terme de trois années de travail, le film s’ouvre sur des vagues, construisant aussitôt un rapprochement, plus poétique que logique, entre mouvement des flots et mouvement de la pensée. Ainsi procèdera Farocki, qui cherche à rendre sensible des effets de ressemblances, de rimes formelles, par où passent d’autres éléments de sens que les ordinaires constructions du discours. Le résultat est nécessairement complexe même si le film se regarde sans aucune difficulté, il est même pratiquement infini comme le ressac, en tout cas d’une extraordinaire richesse.
Images du monde et inscription de la guerre s’élabore autour des enjeux de construction du ce qui est vu du fait de la combinaison d’une pratique humaine et de l’emploi d’appareils. Des dispositifs d’optique et de mesure qui, à partir du 18e siècle, participent à la naissance de la modernité aux outils contemporains, dans des contextes variés où dominent les deux approches, plus symétriques qu’opposées, de la recherche scientifique et de la visée guerrière, les stratégies de vision et de monstration sont interrogées sur un mode critique.
Rien de systématique dans la manière de faire de Farocki, il ne s’agit ni d’écrire un catalogue ni d’établir une chronologie, il s’agit de partager des sensations qui ouvrent de nouveaux champs de pensée, qui suggèrent des nouvelles connexions, des rapprochements inédits et possiblement féconds. C’est le processus même de la pensée exploratoire (interconnexion de synapses auparavant jamais reliées), et c’est le processus même du cinéma, plus précisément du montage au sens large tel que l’a défini Jean-Luc Godard il y a plus d’un demi-siècle (Montage mon beau souci, Cahiers du cinéma, décembre 1956).
Si Farocki emprunte des chemins buissonniers qui parcourent deux siècles d’histoire européenne, l’épicentre de sa méditation vagabonde est clairement situé là où en effet à été radicalisée à mort la question de l’image : à Auschwitz. C’est en particulier l’occasion de l’aspect le mieux connu du film, l’explication de la manière dont les caméras embarquées sur les avions de reconnaissances alliés photographièrent le camp d’extermination, mais qui ne donnèrent lieu à aucun effet : ce que montraient ces photos n’a pas été vu par les spécialistes chargés de les analyser, tout simplement parce qu’ils cherchaient autre chose. Ils ont vu Birkenau, mais ne l’ont pas regardé. Ce n’est qu’à la fin des années 70, après la diffusion de la série Holocaust à la télévision américaine, que deux agents de la CIA exhumèrent les clichés, et découvrirent avec quelle précision étaient figurés les bâtiments, y compris les chambres à gaz et les crématoires.
Par touches suggestives, Farocki donne à comprendre ainsi l’importance de la construction des regards, des cadres historiques, politiques, psychologiques, médiatiques dans lesquelles les images toujours sont vues, mais vues d’une certaine manière. Il établit les conditions d’une politique du point de vue, et d’une critique politique des systèmes de représentation – ceux des géographes, des architectes, des retransmissions de matches de foot, etc. aussi bien que des dirigeants politiques et militaires.
Il interroge également la complexité de ce qui se joue entre deux regards, celui qui « prend » l’image, et celui est pris par elle. Il le fait en convoquant deux situations où des rapports de force violents interfèrent entre les deux : homme/femme, prisonnier/geôlier, colonisateur/colonisé, bourreau/victime. Il met en branle cette réflexion à partir du portrait d’une femme juive photographiée par un nazi et figurant sur un des clichés de l’Album d’Auschwitz, et la série de portraits d’identité de femmes algériennes forcées de se dévoiler, réalisés sur ordre par le soldat (et déjà grand photographe) Marc Garanger durant la Guerre d’Algérie (1). A partir de ces deux exemples extrêmes, c’est toute l’incertitude de ce qui circule entre deux regards, y compris beaucoup moins clairement assignés à des positions d’inégalité, qui est mobilisé par le travail d’une mise en scène conçue comme une mise en échos par Farocki.
S’il date d’un quart de siècle, le film frappe par son actualité, malgré les immenses bouleversements qu’a connu l’univers de l’image depuis sa réalisation. Il est même impressionnant d’acuité contemporaine, notamment dans l’ample réflexion sur le virtuel, le simulacre, le maquillage qu’il propose, à partir de prémisses qui empruntent notamment à Michel Foucault et à Jean Baudrillard.
Mie en partage d’une méditation par le choix et l’organisation d’images extraordinairement hétérogène, Images du monde et inscription de la guerre est d’une puissance d’évocation qui dépend directement de la beauté de son organisation. Aucune affèterie décorative ici, mais la certitude que c’est dans le juste assemblage des idées, des mots, des éléments visuels et sonores, des rythmes et des scansions, dans un art de la composition qui vient de la musique même s’il emploie d’autres instruments, que se trouve la possibilité d’ouvrir à chaque spectateur les ressources de sa propre réflexion, dans un processus qui fait toute sa place au plaisir.
Un deuxième film de Harun Farocki, En sursis, figure dans la même édition DVD. Il s’agit d’un travail à partir des plans tournés au camp de transit nazi de Westerbork aux Pays-Bas, en mai 1944. Commandité par l’officier SS dirigeant le camp, réalisé par des prisonniers juifs, le film, muet, n’a jamais été terminé. Certains de ces plans ont été souvent utilisés par des films de montage, depuis Nuit et brouillard, ils contiennent quelques unes des très rares images de déportation vers les camps de la mort, dont un portrait d’une petite fille dans un wagon à bestiaux qui fut longtemps une « icône » de l’extermination des Juifs, jusqu’à ce qu’on découvre qu’elle était en fait une rom de l’ethnie Sinti.
A nouveau Farocki déploie sa capacité à réfléchir à partir de ce qui est montré, et des conditions dans lesquelles cela est montré. Contrairement aux autres réalisateurs ayant recouru à ces plans, il en montre la totalité, sans aucun ajout d’image, et sans non plus ajouter de sons : dans un souci de respect du matériau existant, il choisi d’en faire un film muet. Muet mais pas sans paroles, celles-ci étant formulées sur des cartons qui scandent le déroulement du film. Mais En sursis surprend par le ton volontiers comminatoire de ces cartons, où le réalisateur indique ce qu’il convient de voir, et comment il convient d’interpréter ce qu’on voit, ou même ce qu’on est supposé éprouver. Ainsi est-on surpris de lire, à propos de la célèbre image de la jeune fille sinti, que « sur le visage de la jeune fille on lit la peur de la mort ou le pressentiment de la mort », et que cela expliquerait que le caméraman aurait dès lors évité les gros plans, alors que rien ne permet d’attribuer un sens spécifique à ce visage ou à cette expression, et c’est ce qui en fait justement la puissance bouleversante.
Ainsi Farocki s’éloigne ici de la relation ouverte aux images dont la nécessité à été affirmée et les ressources démontrées dans Images du monde – et dans un grand nombre d’autres de ses œuvres importantes, comme I Thought I Was Seeing Convicts, à partir d’enregistrements de vidéosurveillance en prison, ou les installations Eye Machine I, II et III, qui font échos aux travaux de Paul Virilio sur l’imagerie militaire. Cette attitude de magistère affaiblit la force du film, sans pourtant détruire l’importance des éléments rassemblés et mis en lumière.
L’édition DVD est accompagnée d’un important travail d’explicitations confié à deux universitaires spécialistes de l’œuvre de Farocki et de la réflexion sur les images, les historiennes Christa Blüminger et Sylvie Lindeperg. Dans un entretien filmé, en bonus, et dans deux textes figurant dans le livret d’accompagnement, elles mettent en évidence la multiplicité des enjeux mobilisés par les deux films, en particulier l’originalité, la pertinence et les effets féconds pour d’autres (historiens mais aussi et même surtout simplement citoyens) d’Images du monde et inscription de la guerre.
1) L’Album d’Auschwitz, préface de Simone Veil, coédition Al Dante et Fondation pour la mémoire de la Shoah.
Femmes algériennes 1960, Marc Garanger, éditions Contrejour.
lire le billetUn jeune homme que je ne connais pas (un « ami » sur Facebook) m’envoie, comme cela m’arrive souvent, un court métrage qu’il a réalisé. Le film me plait beaucoup, il est vivant, imprévisible, avec une forte présence des êtres, des lieux, de la durée. Ayant fait part à son auteur de ma réaction, celui-ci me dit qu’il est embarrassé, car il a proposé le film à des festivals, mais que sur les formulaires édités par ces manifestations, il est obligé de le définir soit comme « fiction », soit comme « documentaire ». Et il ajoute : « j’avoue avoir du mal à saisir la différence, pour moi il s’agit d’une fiction à partir du moment ou il y a un point de vue, défini par un cadre… »
Au moment de lui répondre que ce n’est certainement pas un critère, tant le travail documentaire – qui se distingue mais ne s’oppose pas à celui de la fiction – suppose lui aussi un point de vue, que c’est la condition commune à tout ce qui relève du cinéma, je songe au beau coffret DVD paru récemment aux Editions Montparnasse, sous les auspices du Musée du Quai Branly. Cette édition, qui emprunte son titre au livre fondateur de Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, réunit cinq films réalisés au Gabon, en Russie, au Nouveau Mexique, en Chine et au Népal. Deux de ces films sont l’œuvre de figures essentielles du cinéma contemporain, révélées par ce qu’on appelle, donc, des documentaires, mais qui d’emblée excédaient cette étiquette et ont depuis réalisé un long métrage de fiction. Le Biélorusse Serguei Loznitsa, auteur du très beau My Joy présenté en compétition à Cannes cette année, signe Lumière du Nord, tourné en Carélie. Et L’Argent du charbon, le commerce sauvage du minerai par des lumpencommerçants en Chine du Nord est réalisé par Wang Bing, qui avec son film-fleuve A l’Ouest des rails révélait en 2002 une œuvre saluée comme un tournant dans les images à l’aube du 21e siècle, et qui termine en ce moment son premier long métrage de fiction. Sur les DVD figurent également Les Hommes de la forêt 21 réalisé par Julien Samani, La Maison vide et La Montée au ciel du responsable de cette collection au Musée du Quai Branly, Stéphane Breton.
L’Argent du charbon de Wang Bing
Avec des bucherons dans la jungle, des paysans dans la toudra, des déclassés dans le désert, des camionneurs sur les routes ou des villageois dans la montagne, ce sont bien cinq regards, cinq points de vue qui sont mis en œuvre. Des points de vue qui se ressemblent dans la mesure même où ils s’élaborent en relation spécifique avec le lieu où ils filment, et les gens qui s’y trouvent. Ces films ne sont assurément pas des fictions, ils n’en miment pas non plus l’organisation, ne cherchent pas à « dramatiser » par des artifices de construction ou de caractérisation ce qui advient à ceux qu’ils montrent. La réalité est bien assez dramatique comme ça, les êtres, pour peu qu’on les regarde et qu’on les écoute, ont bien assez de caractère. On repense, par antinomie, aux horribles documentaires animaliers comme Le Peuple migrateur, entièrement affairés à surimposer des « histoires » à la vie des oiseaux – mais les films de propagande comme Le Cauchemar de Darwin ne font pas autre chose.
La Montée au ciel de Stéphane Breton
Intensité des présences physiques, puissances et mystères des rapports entre les humains et l’espace, les humains et les conditions climatiques, des humains et des imaginaires si lointains pour nous, spectateurs occidentaux. Ces imaginaires ne sont pas décrits, encore moins expliqués (c’est impossible), ils sont comme invoqués, mondes fantasmatiques qui prennent fugitivement une forme instable d’existence. A quoi rêvent ces gens-là, ces autres habitants de notre planète, ces autres membres de notre espèce ? De quoi ont-ils peur ? Pourquoi s’engueulent-ils autant (c’est une intrigante et très suggestive constante d’un film à l’autre) ? Le réel répond. « Le réel » a l’air d’un grand mot abstrait, mais ça veut juste dire des manières de bouger, les habits et les chaussures, les objets au mur dans la maison, des tonalités de voix, des états de la lumière… La réponse n’est pas univoque, elle ne clôt pas la question, mais elle existe bel et bien. Pour parvenir à ça, il faut « un point de vue, défini par un cadre… », comme dit mon ami que je ne connais pas.
Lumière du Nord de Serguei Loznitsa
Rien ne serait plus faux que de croire que cela se fait tout seul, que la machine d’enregistrement du cinéma suffit. Sorti le 1er septembre, un film dont le titre fait étrangement écho au coffret du Musée du Quai Branly, Terre d’usage, prouve au contraire qu’il n’en est rien. Réalisé par Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil, auxquels on doit un film remarquable sur la souffrance au travail, Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés (2005), il s’agit d’un projet d’une grande ambition. L’idée est, en accompagnant un homme qui parle de sa vie et partage son savoir dans des lieux qu’il connaît bien, et à la rencontre de nombreux interlocuteurs, de rendre sensible une histoire longue, une histoire collective, inscrite dans des parcours individuels, dans les lieux d’une région, l’Auvergne, d’un pays, la France, d’une histoire et même d’une civilisation, la nôtre.
Le « guide » est particulièrement bien choisi, il s’agit de Pierre Juquin, ancien dirigeant communiste réformateur, lucide sur les errements du passé sans avoir abdiqué les idéaux qui ont porté sa vie, excellent connaisseur de l’histoire et des histoires de sa région. Et qui plus est homme chaleureux, d’un abord immédiatement convivial. Et plusieurs séquences sont d’un réel intérêt, grâce à la qualité de certains interlocuteurs, ou au caractère impressionnant de certaines situations, en particulier l’extraordinaire rituel présidé par Brice Hortefeux et où des étrangers sont “intronisés” français selon un cérémonial qui se veut républicain mais est manifestement féodal, au double sens de la présence du religieux et de l’inégalité essentielle qu’il sous-entend. Pourtant, à mesure qu’on accompagne Juquin dans ses pérégrinations, ses rencontres ou ses soliloques, il s’avère qu’il ne se passe pratiquement rien.
Terre d’usage est un film où on peut repérer l’influence de ce film fondateur qu’est Shoah de Claude Lanzmann. Lanzmann en a construit le dispositif, invocation de l’invisible par la mise en relation cinématographique de lieux visibles et de voix audibles, en relation directe avec la singularité extrême de son sujet, l’extermination des Juifs d’Europe. Mais ce faisant, il accomplissait un travail exemplaire pour tout le cinéma, il en radicalisait les puissances singulières de convocation dans l’esprit du spectateur de ce qui ne peut être ni décrit ni montré, et qui hante le monde.
Pierre Juquin dans Terre d’usage de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil
Pourtant Shoah n’est pas un « dispositif », au sens où il suffirait d’en respecter le protocole pour que de tels effets soient à nouveau produits. C’est une œuvre, où tout est à créer en permanence, dans la composition des plans, les rythmes, les rapports entre images et sons, etc. Et ça, personne ne peut l’imiter. C’est pourquoi il est très possible, et souhaitable, de s’inspirer de ce que Lanzmann a porté à son paroxysme de puissance, mais qu’alors tout reste à faire. Dans le film avec Juquin, ça ne le fait pas. Il y aurait bien des raisons pour l’expliquer, mais le plus simple sera de dire que le film n’est pas parvenu à construire « un point de vue, défini par un cadre… ».
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