Où es-tu ?

Kelyna Lecomte dans Nana de Valérie Massadian

C’est où ? C’est à la campagne, sans aucun doute. La campagne française même, on le saurait même si on n’entendait pas en off ce qui sera l’étrange petite musique du film : le soliloque d’une toute petite fille qui est peut-être celle qui, avec deux garçons plus grands, observe à distance l’abattage du cochon. Plus tard, elle ira se promener dans les champs avec son grand père, elle lui montrera des fleurs, il lui montrera comment on pose un collet. Ils mangeront un goûter. On n’a pas encore répondu à la question – on n’y répondra jamais.

Parce qu’avec l’irruption d’une jeune femme a l’air furieux, qui s’avèrera être la mère de la petite Nana, on entrera dans un territoire indécidable entre fiction et documentaire. Et parce qu’avec Nana et sa maman qui habitent seules une petite maison de l’autre côté de la forêt, maison dont on voit bien que c’est un bout d’une grande ferme, hâtivement isolée pour servir au film, on est à la fois dans un conte, quelque part entre Chaperon rouge, Gretel sans Hansel et Petit poucet, et dans un film qui bricole avec tout cela. On est en même temps dans la vraie campagne d’aujourd’hui, dans une idée immémoriale de la campagne, dans le conte, dans un jeu, au cinéma.

Nana, le film, est fait de ces composants joyeusement et dramatiquement disjoints, ses mystères et ses beautés poussent dans ces failles. Mais ces éléments restent aimantés par une force centrale, Nana, la petite fille de 4 ans. Plus tard, elle se retrouvera seule, avec ses jouets et ses affaires, et des travaux compliqués comme s’habiller toute seule ou aller chercher du bois, ou des projets dangereux comme approcher le matelas du feu. Nana est seule et pas seule, il y a Valérie Massadian et sa caméra, il y a le film qui va porter son nom et qui se fait en se tenant à côté d’elle, à sa hauteur. Valérie Massadian filme avec la même tendresse et le même respect la petite fille, la forêt, un lapin mort, toujours quelque chose palpite et rayonne dans ses images – un sortilège.

On sait depuis l’admirable Ponette de Jacques Doillon la richesse fictionnelle, les puissances d’imaginaire, de comédie et de tragédie que recèle le fait de savoir bien filmer un petit enfant. S’y ajoute ici une idée très forte, qui est d’avoir placé un micro sur le corps de la petite Kelyna Lecomte, géniale actrice dans le rôle de Nana : outre les commentaires à voix haute face aux situations qu’elles (Nana-et-Kelyna) rencontrent, on y capte les intensités et les variations de son souffle, dans l’effort, la frayeur ou l’amusement.

« Nana-et-Kelyna » : impossible de discerner la réalité et la nature de l’écart entre interprète et personnage chez un enfant de cet âge. Mais le savons-nous mieux chez un acteur adulte ? Chez Marylin ? Chez Léaud ? Chez Sandrine Bonnaire devant la caméra de Pialat ou de Rivette, chez Piccoli  ou chez Mastroinanni ? Plus ça va, plus Nana avance dans les lumières et les ombres de l’aventure à laquelle fait face sa jeune et vaillante héroïne, moins on sait répondre à la question  « c’est où ? ». Avec ce premier film en forme d’expérience tendre et cruelle, Valérie Massadian enfoncée dans son coin de forêt avec une toute petite fille traverse les territoires immenses des peurs fondamentales, des joies fondatrices, et des grandes, grandes questions du cinéma. On s’amuse bien.

Post-scriptum : La boucherie du mercredi (histoire sans fin). Ce mercredi 11 avril sortent 16 nouveaux films. Du fait de cette accumulation, la plupart de ces films sont promis à une sorte de mort silencieuse. Parmi ceux que j’ai vus (pas tous, j’ai notamment loupé I Wish, le film de Kore-Eda, à rattraper en salles), j’ai eu envie, ou besoin, d’écrire sur  Twixt de Coppola, Je suis de Finkiel, Chez Léon, coiffure de Lunel, Nana de Massadian. C’est trop, il est à peu près impossible de porter attention en même temps à tant de nouveaux titres, par ailleurs si différents, et qui méritent d’être vus et discutés pour eux-mêmes. Comment faire autrement ? Je ne sais pas.

2 commentaires pour “Où es-tu ?”

  1. […] ou besoin, d’écrire sur  Twixt de Coppola, Je suis de Finkiel, Chez Léon, coiffure de Lunel, Nana de Massadian. C’est trop, il est à peu près impossible de porter attention en même temps à […]

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