“Midnight Special”: ouvrez la cage aux oiseaux (de feu)

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Midnight Special de Jeff Nichols avec Michael Shannon, Joel Edgerton, Kirsten Dunst, Adam Driver. Durée: 1h51. Sortie le 16 mars.

Il est amusant de voir la publicité annoncer avec le quatrième film de Jeff Nichols la révélation d’un nouveau Spielberg. Si le sens du spectacle cinématographique de l’auteur de Shotgun Stories, de Take Shelter et de Mud peut en effet être comparé à celui du signataire d’ET, c’est pour en faire un tout autre usage, voir pour affirmer un point de vue opposé et un désir de rupture.

Midnight Special est un conte à la morale assez simple: il faut que les enfants vivent leur vie, l’avenir leur appartient, les parents (et les autres pouvoirs, politiques, religieux, militaires, médiatiques) doivent accepter de les laisser un jour partir vivre leur vie. Soit l’exact contraire du message familialiste, de la prééminence des liens du sang et de l’appartenance à la cellule familiale, martelé sur tous les tons et, éventuellement, à grands renforts d’effets spéciaux par Spielberg.

Il est à cet égard légitime que le film porte le titre d’un song de Leadbelly, musicien noir qui a passé le plus clair de son temps dans un pénitencier près duquel passait ce train de minuit dont la lumière le faisait rêver de liberté. La liberté, dans un sens assez vague, est bien l’enjeu de la fuite dans la nuit de Roy, le père, aidé du policier passé dans le camp opposé Lucas, plus tard rejoints par la mère, Sarah et par Paul, un analyste de la NSA (le seul personnage spielbregien de l’affaire, mais dans un emploi très différent) pour amener le garçon de 8 ans, Alton, à sa mystérieuse destination malgré la mobilisation de la puissance et de la violence des autorités de tout poil.

De tous ces protagonistes, chacun typé d’une manière originale et assez ambivalente, à commencer par Michael Shannon déjà remarquable dans Take Shelter, la mère remarquablement sous-jouée par Kirsten Dunst est certainement la figure la plus singulière, dans un contexte où la pulsion animale de l’amour maternel est une loi quasi-absolue du scénario du cinéma mainstream contemporain, et son surjeu la règle de la part de toutes les actrices recrutées pour cet emploi.

Le seul protagoniste sans grand intérêt, être fonctionnel plutôt que fictionnel, est Alton, qui est moins un enfant qu’une idée. Si le film cherche à susciter l’identification, c’est avec les adultes qui l’entourent. Comme si Midnight Special n’avait pas à savoir, et encore moins à rendre partageable, ce dont cet enjeu de liberté, et de manière douloureuse, est porteur.

La liberté, c’est aussi celle que se donne Jeff Nichols, et celle qu’il offre à ses spectateurs –là aussi tout à fait à rebours du cinéma dont Spielberg est la figure exemplaire. Pas de manipulation du récit, mais une organisation lacunaire des informations qui laisse ouvertes de multiples hypothèses quant aux motivations des personnages et à la succession des événements. L’accès à des indices disséminés comme les repères d’une «plus grande image», qui ne sera jamais montrée, propose un rapport à la fois ouvert et codé à la fiction, d’un effet très heureux. (…)

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“Marussia”: une aventure à Paris

online-marussiaMarussia d’Eva Pervolovici, avec Dinara Drukarova, Marie-Isabelle Shteynman, George Babluani, Dounia Sichov, Aleksey Ageev, Madalina Constantin, Sharunas Bartas, Denis Lavant. Durée: 1h22. Sortie le 21 janvier.

 Il y a toujours quelque chose d’émouvant, de vivant, lorsqu’on éprouve une ressemblance entre un film et ses personnages, entre l’histoire racontée et la manière de la filmer. A fortiori si, comme c’est le cas avec ce premier film d’une jeune réalisatrice d’origine roumaine, cette ressemblance tient à une forme d’énergie à la fois ludique et essentielle, énergie qui semble commune à la cinéaste et à ses protagonistes.

Lucia (Dina Drukarova) est une jeune femme russe flanquée de sa fille de 6 ans, Marussia. Elles se sont retrouvées à Paris suite à des circonstances peu claires, et sur lesquelles les explications fournies à l’occasion par Lucia n’inspirent qu’une confiance limitée. Lucia et sa grosse valise jaune, Marussia et son sac à dos rose errent dans les rues de la capitale, d’église orthodoxe en foyers pour sans abri, de rencontres amicales mais sans lendemain et propositions de protection dont la jeune femme ne veut pas en cohabitations forcées avec les clochards sous les ponts de la capitale.

La situation des deux personnages a beau être très précaire, Lucia refuse mordicus d’entrer dans une logique d’assistanat, dans un scénario misérabiliste – pour sa fille, à qui elle ne renonce pas à offrir des moments d’enchantement, et pour elle-même, dans une sorte d’obstination butée à vouloir croire qu’il est possible d’exister autrement que selon les codes auxquels les circonstances, et les gens même les mieux intentionnés, semblent la condamner.

Racontant cette histoire qui semble-t-il s’inspire d’une expérience vécue par une proche,  Eva Pervolovici se conduit, comme réalisatrice, exactement comme Lucia : avec une sorte de vaillance indomptable et modeste, une tension joyeuse et intraitable malgré les obstacles « objectivement » insurmontables qui jalonnent sa route. Pratiquant une manière de collage sauvage entre moments réalistes et scènes oniriques, d’une fantasmagorie délibérément naïve qui peu à peu donne une présence à l’imaginaire de la petite fille, au point de déplacer vers elle le centre de gravité d’un film d’abord polarisé par sa mère, Marussia offre à ses deux héroïnes la ressource d’un optimisme sans niaiserie ni aveuglement. Et, sans rayer du paysage les “éléments de réel”, réel bien peu reluisant, ce film aussi cosmopolite par sa production que pour ses personnages est comme une revendication à la fois ludique jusqu’aux frontières du loufoque, et d’une grande dignité.

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«L’Institutrice» de Nadav Lapid, éloge de l’intranquillité

institutrice-filmL’Institutrice de Nadav Lapid, avec Sarit Larry, Avi Shnaidman, Lior Raz. Sortie: 10 septembre 2014 | Durée: 2h

Ce fut, hors compétition officielle, un des films les plus remarqués au dernier Festival de Cannes, et à juste titre. Deuxième long métrage du singulier et talentueux réalisateur israélien Nadav Lapid, après Le Policier qui avait déjà attiré l’attention, ce film propose à ses spectateurs une expérience constamment vivante, tendue, déstabilisante mais sur un mode qui ne cesse de susciter de nouvelles questions, d’ouvrir de nouvelles propositions.

Il accompagne l’itinéraire de Nira, l’institutrice du titre, qui officie dans une maternelle de Tel-Aviv. Entre son école, où elle s’investit beaucoup, et son couple qui ronronne mollement, Nira fréquente un club de poésie, à la recherche d’un épanouissement personnel, d’un contact avec quelque chose de plus que les routines, ni sinistres ni passionnantes, qui composent son quotidien.

Et déjà il apparaît que le réalisateur, en assemblant des images et des situations de tous les jours, met en place un rapport au monde plus complexe, plus habité de flux divergents sinon contradictoires, que la quasi-totalité des fictions réalistes dont est capable le cinéma –sans parler de la télévision.

En quelques séquences où rien de décisif ne semble advenir, Nadav Lapid met en place un monde traversé de multiples tensions, capable du plus banal comme d’on ne sait quels dérapages.

Mais voilà que Nira s’avise qu’un des gamins de 5 ans dont elle s’occupe invente des poèmes d’une étonnante maturité et d’une grande puissance expressive. Sans crier gare, le petit Yoav se met soudain à dire à haute voix des phrases à la fois mystérieuses et précises, dans un langage qu’il peut connaître mais invoquant une complexité du monde et des sentiments qu’on n’attribue pas d’ordinaire à un enfant de son âge.

Là s’enclenche une série d’événements qu’il n’est pas utile de détailler ici, mais qui vont engendrer un récit à rebondissements, aussi inattendus que tour à tour émouvants et inquiétants autour de ce tandem paradoxal constitué de la maîtresse et de l’enfant, tout en rendant sensibles de multiples aspects, parmi les plus troubles et les plus violents de la société contemporaine. La «société contemporaine» étant ici pour une part la société israélienne dans ses spécificités, et pour une part celle des classes moyennes occidentales de manière bien plus large.

Sans que cela semble jamais forcé, Lapid ne cesse de déplacer les manières de filmer, les distances entre ses protagonistes, et entre eux et sa caméra. Parfois sèchement observatrice, parfois lyrique, elle devient par instant un protagoniste du récit, lorsque les enfants s’en approchent jusqu’à toucher l’objectif. (…)

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Venise 70-5 (2/09) Une petite fille dans un camion rouge

Lou-Lelia Demarliac dans Je m’appelle Hmmm…

Maigre moisson dominicale à la Mostra, avec nombre de films sur lesquels on préfère laisser planer le silence. Et puis, inattendue et inclassable, une découverte, une émotion.

Il y aurait un grand camion rouge sur des petites routes du côté des Landes. Il y aurait cette maison bizarre, à Orléans, avec le père chômeur dépressif qui végète entouré de ses trois enfants, et puis des fois, il demande à la grande, qui a 12 ans, de monter avec lui à l’étage. Il y aurait la fatigue de la mère, et la gamine qui un jour part en classe nature, et puis quitte la place nature, et monte se cacher dans le camion rouge. L’Anglais tatoué, Pete, démarre. Il ne la voit pas, et puis il la voit. Ça va rouler.

Présenté dans la section Orizzonti, Je m’appelle Hmmm…, premier long métrage d’une réalisatrice connue pour d’autres raisons sous le non d’agnès b., se met en place entre sombre chronique familiale et rêve fantastique, possibles éléments autobiographiques et road movie dans le Sud-Ouest de la France. C’est un film qui est comme porté par plusieurs élans à la fois, et qui, loin de chercher à les domestiquer ou à les coordonner, leur donne libre cours, et parie sur ce qui  émanera finalement de leur enchevêtrement, de leur luxuriance. Un film linéaire comme un voyage et accidenté comme une aventure.

Un film qui ne recule ni devant la stylisation ni devant le naturalisme, ni devant le deuxième degré – écriture à même l’écran, énoncé à plat de situations atroces et qu’il est plus digne de dire ouvertement, irruption de figures imaginaires, sorties de contes ou de songes, un couple de danseurs de Buto, un loup garou qui sert au bistrot, un facétieux voyageur grimaçant, un errant aussi éternel que le juif, mais qui est peut-être tsigane, ou révolutionnaire exilé, qu’on reconnaisse en lui ou pas le visage de Toni Negri.

Je m’appelle Hmmm… raconte son histoire, celle de la petite fille qui ne livrera de son identité que ce qu’en dit le titre ; Et en même temps, il fait de cette histoire, de ce trajet, l’aimant d’autres échos, d’autres récits, tandis que ses images parfois changent de matière et de cadre. Agnès b. fait son film comme on a vu la petite fille fabriquer un univers pour sa poupée, seul sur une plage, en glanant des objets perdus, jetés, ignorés. Le camion roule, il est beau. Celui qui le conduit, est, lui, admirable. Premier rôle au cinéma du très grand artiste qu’est Douglas Gordon, celui-ci donne à Pete une présence à la fois émouvante et opaque, au diapason de cet objet bizarre et juste qu’est le film lui-même.

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Comme un ouragan

 

Les Bêtes du Sud sauvage de Benh Zeitlin

Tout de suite c’est évident. Benh Zeitlin, trentenaire parfaitement inconnu il y a un an, possède un sens incontestable de la réalisation, qui justifie sans réserve la pluie de récompenses qui s’est abattue sur son premier film depuis sa présentation à Sundance en janvier et à Cannes en mai, où il a notamment reçu la Caméra d’or. Grâce et énergie, sens du mouvement, des couleurs et du jeu entre images, bruits et musique, pas la peine de tourner autour du pot, le garçon est doué, très doué.

De ces heureuses dispositions, il fait la ressource d’un conte qui puise aux meilleures sources : celles d’un cinéma venu d’une certaine sauvagerie, qui tient à la fois à l’enfance, à la nature et à l’invisible, avec comme références principales La Nuit du chasseur et  Princesse Mononoke, il y a pire comme parrainages. On pourrait y ajouter une tradition du roman rural américain, et notamment le rapport magique au monde dont était porteur l’enfant narrateur de Fantasia chez les ploucs, avec des échos de la première partie de Le Bruit et la fureur.

Le risque d’une certaine roublardise n’est pas évité, il réside tout entier dans la « performance » de la petite interprète principale, une poupée noire de six ans nomme Hushpuppie (Quvenzhané  Wallis), et dont les numéros d’enfant surdouée aux performances aguicheuses sont la dangereuse limite de ce genre d’exercice. Mais si Zeitlin ne se prive pas de capitaliser sur cet aspect, il est loin, très loin de s’en contenter. Et le mouvement d’ensemble du film emporte sans mal ce risque de complaisance, comme l’ouragan qui s’abat sur le monde de Hushpuppie et engloutit cet environnement de marginaux des bayous.

Ce déluge renvoie aussi bien à la catastrophe biblique qu’à la tragédie de Katerina, deux manières d’inscrire les déréglements du climat dans une perspective apocalyptique. Il est la manifestation la plus évidente de ce qui ne cesse d’alimenter le film : un déferlement de situations perçues supposément par une gamine de 5 ans, comme une vague ininterrompue de situations extrêmes, ce qui tend à mettre au même niveau les événements qui scandent son existence. Il en va ainsi des fêtes organisées par les habitants de cette zone de marais et de canaux présentée comme peuplée de bons vivants, personnages rabelaisiens revisités par la radicalité libertarian, l’absence d’une mère mythique, si hot que l’eau se mettait à bouillir toute seule dans les casseroles à son passage, la pêche aux poissons-chats avec papa, l’affrontement avec tout ce qui ressemble à un agent de l’administration, l’aventure de préparer le dîner, les animaux préhistoriques qui hantent l’imagination de la petite fille, ses échanges avec son père alcoolique, énergique, mal embouché et atteint d’un cancer en phase  terminale, échanges sur le mode de l’affrontement paroxystique, du défi existentiel comme du jeu initiatique.

Benh Zeitlin a une conception efficace de la mise en scène : il filme comme un surfeur, toujours en mouvement à la crête de la vague que son scénario génère. Et ainsi donne vie à une épopée, celle d’une héroïne haute comme trois mangues dans un monde légendaire surnommé the Bathtub. Cette “baignoire” est une utopie. Bien davantage que par la digue protectrice et dangereuse qui marque sa séparation avec la société contemporaine, elle est circonscrite une autre idée de la vie, un autre rapport entre imaginaire et réalité.

Non pas un rapport d’illusion consolatrice et d’évasion du réel dans la fantaisie, mais une conception du monde pré-moderne, qui a partie liée avec l’animisme, et où habitent ensemble selon des règles qu’il faut comprendre, les vivants et les morts, les présents et les absents, les humains, les animaux et les éléments, les faits et les songes. Les « Bêtes » du titre, ce ne sont pas tant les aurochs surgis de la nuit des temps dans l’imagination de la petite fille, ce sont ces habitants mythiques et réalistes, ces humains non séparés du cosmos dont le film fait ses héros. De vrais héros de cinéma.

Post-scriptum : C’est un hasard, peut-être, et peut-être une bonne idée de distribution. Toujours est-il que la coïncidence des sorties en salle ne peut que suggérer combien, à sa manière, Les Bêtes du Sud sauvage est la véritable transposition cinématographique de la sauvagerie et de la magie du monde affrontée à hauteur de petit d’homme qu’est Bilbo le hobbit, le livre.  

 

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Où es-tu ?

Kelyna Lecomte dans Nana de Valérie Massadian

C’est où ? C’est à la campagne, sans aucun doute. La campagne française même, on le saurait même si on n’entendait pas en off ce qui sera l’étrange petite musique du film : le soliloque d’une toute petite fille qui est peut-être celle qui, avec deux garçons plus grands, observe à distance l’abattage du cochon. Plus tard, elle ira se promener dans les champs avec son grand père, elle lui montrera des fleurs, il lui montrera comment on pose un collet. Ils mangeront un goûter. On n’a pas encore répondu à la question – on n’y répondra jamais.

Parce qu’avec l’irruption d’une jeune femme a l’air furieux, qui s’avèrera être la mère de la petite Nana, on entrera dans un territoire indécidable entre fiction et documentaire. Et parce qu’avec Nana et sa maman qui habitent seules une petite maison de l’autre côté de la forêt, maison dont on voit bien que c’est un bout d’une grande ferme, hâtivement isolée pour servir au film, on est à la fois dans un conte, quelque part entre Chaperon rouge, Gretel sans Hansel et Petit poucet, et dans un film qui bricole avec tout cela. On est en même temps dans la vraie campagne d’aujourd’hui, dans une idée immémoriale de la campagne, dans le conte, dans un jeu, au cinéma.

Nana, le film, est fait de ces composants joyeusement et dramatiquement disjoints, ses mystères et ses beautés poussent dans ces failles. Mais ces éléments restent aimantés par une force centrale, Nana, la petite fille de 4 ans. Plus tard, elle se retrouvera seule, avec ses jouets et ses affaires, et des travaux compliqués comme s’habiller toute seule ou aller chercher du bois, ou des projets dangereux comme approcher le matelas du feu. Nana est seule et pas seule, il y a Valérie Massadian et sa caméra, il y a le film qui va porter son nom et qui se fait en se tenant à côté d’elle, à sa hauteur. Valérie Massadian filme avec la même tendresse et le même respect la petite fille, la forêt, un lapin mort, toujours quelque chose palpite et rayonne dans ses images – un sortilège.

On sait depuis l’admirable Ponette de Jacques Doillon la richesse fictionnelle, les puissances d’imaginaire, de comédie et de tragédie que recèle le fait de savoir bien filmer un petit enfant. S’y ajoute ici une idée très forte, qui est d’avoir placé un micro sur le corps de la petite Kelyna Lecomte, géniale actrice dans le rôle de Nana : outre les commentaires à voix haute face aux situations qu’elles (Nana-et-Kelyna) rencontrent, on y capte les intensités et les variations de son souffle, dans l’effort, la frayeur ou l’amusement.

« Nana-et-Kelyna » : impossible de discerner la réalité et la nature de l’écart entre interprète et personnage chez un enfant de cet âge. Mais le savons-nous mieux chez un acteur adulte ? Chez Marylin ? Chez Léaud ? Chez Sandrine Bonnaire devant la caméra de Pialat ou de Rivette, chez Piccoli  ou chez Mastroinanni ? Plus ça va, plus Nana avance dans les lumières et les ombres de l’aventure à laquelle fait face sa jeune et vaillante héroïne, moins on sait répondre à la question  « c’est où ? ». Avec ce premier film en forme d’expérience tendre et cruelle, Valérie Massadian enfoncée dans son coin de forêt avec une toute petite fille traverse les territoires immenses des peurs fondamentales, des joies fondatrices, et des grandes, grandes questions du cinéma. On s’amuse bien.

Post-scriptum : La boucherie du mercredi (histoire sans fin). Ce mercredi 11 avril sortent 16 nouveaux films. Du fait de cette accumulation, la plupart de ces films sont promis à une sorte de mort silencieuse. Parmi ceux que j’ai vus (pas tous, j’ai notamment loupé I Wish, le film de Kore-Eda, à rattraper en salles), j’ai eu envie, ou besoin, d’écrire sur  Twixt de Coppola, Je suis de Finkiel, Chez Léon, coiffure de Lunel, Nana de Massadian. C’est trop, il est à peu près impossible de porter attention en même temps à tant de nouveaux titres, par ailleurs si différents, et qui méritent d’être vus et discutés pour eux-mêmes. Comment faire autrement ? Je ne sais pas.

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La grande expédition à travers les images, de soi, de toi

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Dessine-toi de Gilles Porte sort en salle ce mercredi 26 janvier

On se souvient de l’immense entreprise initiée par Gilles Porte, dans le monde entier, à partir d’autoportraits dessinés par des enfants. De très petits enfants, entre 3 et 6 ans, que le cinéaste et chef opérateur est à nouveau parti visiter, doté cette fois d’une caméra, au Kenya, en Allemagne, en Birmanie, en Palestine, au Japon, en Mongolie, en Italie, aux Iles Fidji, chez les Inuits… Il s’agissait cette fois de les filmer, selon un dispositif très particulier : à travers une plaque de verre, sur fond neutre, tandis qu’ils tracent des traits avec un gros feutre noir, et que la caméra surélevée les regarde selon ce dénivelé qui sépare les adultes des petits.

Bon, des petits enfants, de l’exotisme, des dessins, un dispositif, on voit venir le mélange de chantage au mignon, au multiculturel et au geste artistique. Et alors on se trompe lourdement. Gilles Porte avait dix façons de rentabiliser de manière racoleuse l’immense matériel visuel accumulé durant ses voyages et ses rencontres avec quelque 4000 enfants. Au lieu de quoi il a choisi une proposition déroutante, audacieuse, et où il se joue bien autre chose que la rencontre avec de mignonnes frimousses united colors et des attendrissants dessins de gosse.

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Sous son apparente simplicité, Dessine-toi est en fait d’une complexité impossible à décrire sans l’affaiblir. Sans un mot de commentaire, dans un face à face troublant avec des enfants qui, seuls ou à deux, se coltinent la tâche de se représenter eux-mêmes, l’enchainement des plans suscite de multiples interrogations, qui concernent aussi bien notre propre regard et la manière dont il est construit par la réalisation, l’enjeu de la représentation de soi, ce qu’il y a de comparable et d’incomparable entre ce que dessinent des enfants que séparent des milliers de kilomètres et des océans de différences matérielles et culturelles. C’est qu’il s’en passe des choses, grâce à la façon dont filme Gilles Porte ! Cette frontalité obstinée du filmage ne nous laisse nul répit, nul échappatoire vers un confort de témoin amusé et condescendant. Tout cela est bien trop sérieux, trop profond.

Il se passe, donc, une myriade de choses sur les visages des enfants, dans les moments d’attente avant de dessiner ou pendant, chez ceux qui cherchent longtemps et ceux qui se lancent tout d’un coup, ceux qui ont déjà des idées en tête, ceux qui se laissent guider par leur main, ceux qui se circonscrivent à un trait et ceux qui n’en finissent plus de se figurer et transfigurer dans une jungle de lignes, une exubérance de graphes. Et encore, il s’en passe aussi des choses dans les dessins eux-mêmes, et dans notre manière de les regarder, d’y instaurer nos propres repères, nos références.

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Chaque plan d’un enfant en action (c’en est une, ô combien !) est riche d’un infini de réactions, qui ne peut se déployer que grâce à la durée, à la répétition/variation qui est au principe du film, la systématique du dispositif et la singularité de chaque cas conspirant pour stimuler nos émotions et nos pensées. Mais bien sûr le montage (avec Catherine Schwartz) ne se contente pas de coller des plans les uns derrière les autres, il organise des ensemble, suggère des proximités, des distances, des échos. Toujours sans rien expliciter. Moins nous en savons côté informations factuelles (on en aura au générique de fin, et plus si désiré), plus nous y réfléchissons, nous imaginons, nous nous rappelons aussi, même si c’est loin, notre enfance, celle d’autres enfants, les nôtres ou pas…

Sans un mot, donc, il est question de liberté et de modèles, il est question de joie et de peur, de rapport à soi-même et aux autres. Seulement 1h10 pour traverser tout cela, méditer tout cela, jouer avec tout cela ?

Mais ça n’est pas tout. Gilles Porte s’est livré à deux autres opérations, qui déploient et multiplient encore les dimensions que mobilisent le film. Les deux gestes sont passionnants, même si leurs résultats paraissent inégaux. Le premier est d’avoir confié certains dessins à une équipe de graphistes qui y ont ajouté de l’animation. C’est parfois rigolo, parfois très beau, souvent un peu vain, même si la manière de faire soudain bouger « bonshommes » et traits revendique une autre forme de liberté, une invitation à d’autres ouvertures, d’autres surprise.

Liberté, ouverture, surprise, c’est ce qu’offre sans réserve l’autre ajout, celui d’une musique carrément au-delà que tout ce qu’on aurait pu espérer. Louis Sclavis offre une des plus belles compositions de sa longue et féconde carrière, sa musique est comme une autre source de lumière pour mieux voir ce qu’on voit, explorer ce vers quoi le film nous incite à aller, et qui est si vaste et touffu.

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