Rithy Panh (à droite) face au public après la projection de Duch à Sarajevo
Il y a 20 ans commençait un des événements les plus significatifs, et les plus honteux, de la fin du 20e siècle, le siège de Sarajevo. Le 6 avril 2012, 11 541 chaises rouges, et vides, installées dans l’artère principale de la ville par l’artiste Haris Paovic, rendaient hommage aux victimes du plus long siège de l’Europe.
La même semaine s’étaient retrouvés à l’Holliday Inn la plupart des reporters qui permirent qu’au moins ne soit pas oubliées les victimes du siège serbe, et qui contribuèrent à faire de Sarajevo le symbole des tragédies « post-modernes », même si dans les faits d’un terrifiant archaïsme, qui ont accompagné le changement de siècle. De Vukovar à Srebrenica et à Pristina, massacres, viols et purification ethnique qui ensanglantèrent les Balkans ont laissé aujourd’hui une situation désespérante, notamment dans la Bosnie soumise par les Américains et les Européens à un système kafkaïen, qui, suite aux Accords de Dayton (14/12/1995) ruine à l’avance tout espoir de réconciliation et de développement. Autant dire que la véritable situation n’a rien d’exaltant. Ce n’est certainement pas ce qui dissuadera la population de faire la fête, a fortiori sous un soleil radieux opportunément revenu à la fin du mois. Et c’est donc dans ce contexte contrasté que s’est tenue une série de manifestation organisées à l’initiative d’une des plus anciennes institutions culturelles de la ville, le Festival de théâtre MES, sous l’intitulé « Module Memory ». Dans un cinéma rénové et désormais géré avec dynamisme par un collectif d’étudiants, le Kriterion, le Centre André Malraux, haut lieu de résistance par les arts et la pensée durant le siège et jusqu’à aujourd’hui, avait eu l’heureuse idée de convier Rithy Panh à présenter son film Duch, le maître des forges de l’enfer.
Affiche de la projection au Kriterion
Triple bonne idée, même. D’abord parce que la « rencontre » avec le chef tortionnaire du camp de supplices et d’assassinat S21, dans la simplicité radicale de sa mise en scène, offrait aux spectateurs sarajéviens à la fois la découverte d’une situation historique différente et mal connue d’eux, et une sorte de mise en perspective de ce à quoi ils ont eux-mêmes confrontés : la possibilité de regarder en face, sans complaisance ni simplification, sans oubli ni diabolisation, les auteurs de crimes immenses dont ils ont été victimes. Ensuite parce que les échanges avec le cinéaste à l’issue de la projection permettaient de mettre en évidence comment des tragédies profondément différentes, et qu’il ne s’agit en aucun cas de confondre, sont susceptibles de se faire échos, de susciter à distance, et par leurs différences même, éléments de compréhension et construction de réponses, même toujours partielles et instables. Cela est d’autant plus vrai lorsque se rencontrent ceux qui l’ont éprouvé dans leur chair, habitants de la ville martyre et survivant du génocide perpétré par les Khmers rouges[1].
Sur les quais de la Miljacka, rencontre de Rithy Panh avec le journaliste du Monde Rémy Ourdan, qui a couvert la totalité du siège, et le cinéaste Romain Goupil, qui y a beaucoup filmé.
Enfin parce que, en cinéaste, Rithy Panh ne se contente pas de faire des films, dont l’admirable ensemble documentaire dédié au génocide (Bophana, La Terre des âmes errantes, S21 la machine de mort khmère rouge, Duch). Il est le créateur d’un centre de recherche et de documentation audiovisuelle, Bophana, installé à Phnom Penh, et qui réunit, restaure et indexe toutes les archives disponibles sur l’histoire du Cambodge, et notamment – mais pas seulement – la terreur khmère rouge. Il y forme aussi des professionnels de l’image et du son, futurs cadres d’une pratique du cinéma dans son pays par ses habitants eux-mêmes (et plus seulement ses dirigeants). A Sarajevo, dont la souffrance a été filmée sous toute les coutures quand celle du Cambodge restait dans une quasi-totale obscurité, Rithy Panh s’est aussi beaucoup enquis du travail d’organisation de cette mémoire visuelle, rencontrant notamment ceux qui s’y consacrent – dont la documentariste Sabina Subasic, (Viol, arme de guerre, La terre a promis au ciel) ou Suada Kapic, créatrice du site de documentation Fama Collection consacré au siège de la ville. Et bien sûr avec Ziba Galijasevic, qui dirige le Centre André Malraux aux côtés de son fondateur, Francis Bueb.
A gauche, la cinéaste Sabina Subasic accompagne Rithy Panh lors de la visite d’une exposition sur le siège. A droite, R. Panh, S. Subasic et Agnès Sénémaud, présidente du Centre Bophana devant un autre lieu de mémoire consacré à une autre tragédie, le Musée juif de Sarajevo.
[1] Lire impérativement L’Elimination de Rithy Panh avec Christophe Bataille (Grasset), récit inspiré de sa propre expérience.
Le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) vient de publier le bilan de la production de films en France en 2011. Cette publication, qui a lieu chaque année, sonne cette fois comme un communiqué de victoire, sinon de triomphe. Les chiffres sont «historiques», ils traduisent une vitalité exceptionnelle en des termes statistiques qui viennent confirmer et soutenir le sentiment d’euphorie qui a accompagné au début de l’année le succès en salles d’Intouchables et l’impressionnante moisson de récompenses de The Artist.
Il est bien normal que l’organisme public chargé du cinéma glorifie ces résultats, d’autant que ses actions y sont pour beaucoup, notamment les dispositifs réglementaires constamment ajustés et renégociés, tandis que —il faut le rappeler sans cesse— ce n’est pas l’argent de la collectivité nationale qui est utilisé pour soutenir le cinéma, mais des sommes prélevées à l’intérieur du «secteur» (salles, chaînes de télévision, éditeurs vidéo, fournisseurs d’accès à Internet) qui sont réaffectées.
En outre, ces résultats élevés résonnent comme une revanche sur l’époque pas si lointaine où on prédisait l’effondrement de la fréquentation, et rien moins que la mort du cinéma.
Donc, le CNC est dans son rôle. Est-ce à dire pour autant que tout est idyllique au pays du cinéma? Et ne faut-il pas s’étonner en revanche que les commentateurs n’aient fait que recopier ce dont se réjouissent l’administration et ceux parmi les professionnels qui, étant les bénéficiaires les plus directs de la situation, ne lui trouvent en effet que des vertus?
A ce bilan triomphal, on se propose d’opposer ici des inquiétudes et des réserves qui ne devraient en aucun cas être balayées sous le tapis de louanges ni noyées dans le champagne des célébrations. Bien des points noirs subsistent, ou le plus souvent surgissent, effets pervers ou hors champ dangereux de ce qui est mis en lumière.
Querelles de Morteza Farshbaf
Ils s’engueulent dans le noir ? Qui ? On ne sait pas, mais si quand même : c’est un couple, et ils parlent persan. Ouvrir ainsi la projection sans image est assez gonflé, ce sera la moindre des audaces de ce film parti d’emblée sur une aventureuse trajectoire. La suite ira plus loin, beaucoup plus loin. Dans la nuit, les phares d’une voiture qui s’en va éclairent fugacement un garçon d’une dizaine d’années sur son lit. Générique d’un film qui s’appelle Querelles en français, mais Deuil en persan et en anglais. Voici qu’un deuxième couple se dispute. Cette fois il y a des images, celles d’un 4X4 sur une route traversant un somptueux paysage vallonné. Impossible de ne pas penser aux grands espaces de Et la vie continue et Le vent nous emportera d’Abbas Karostami. Il y a des images, mais pas le son des dialogues de cette dispute, que nous ne percevons que grâce aux sous-titres.
Nous voici finalement à bord de la voiture, le mari conduit tout en discutant avec sa femme à côté de lui. L’un et l’autre sont sourds-muets, ils s’expriment par signes. Sur le siège arrière, il y a le garçon qu’on a aperçu sur son lit. Il ne faudra pas longtemps pour comprendre qu’il est le fils de ceux qu’on a entendus se disputer au début, que ses parents sont morts dans un accident de la route après avoir quitté très énervés la maison où ils se trouvaient avec l’autre couple, celui de la voiture. La femme sur le siège du passager est la sœur de celle qui est morte, et donc la tante du garçon. Le couple se dispute sur l’attitude à adopter vis-à-vis de l’orphelin, la meilleure manière de lui annoncer la mort de ses parents, et l’hypothèse de l’adopter. Remonte un ancien conflit entre l’homme et la femme, elle qui voulait un enfant, lui qui n’a pas voulu, en arguant du risque qu’il soit muet comme eux. Ils « débattent » en croyant que l’enfant ne les comprend pas. Mais s’il ne dit rien, il semble pourtant que celui-ci perçoive beaucoup de choses.
Il y aura dès lors nombre de péripéties, de rencontres sur la route, plusieurs personnages étonnants apparaîtront, les relations entre l’enfant et son oncle et sa tante évolueront. Ces péripéties participent du mouvement de ce film toujours mobile, toujours surprenant – et à nouveau cela rappelle les nombreux films de Kiarostami faisant du trajet automobile à la fois la rampe de lancement et la métaphore du mouvement cinématographique. Mais Querelles n’imite personne, ni ne se résume aux événements qui adviennent.
Avec une extraordinaire attention aux personnes et aux espaces, il met en branle un très étrange mouvement paradoxal. Ce mouvement évoque une composition musicale sophistiquée. C’est un parcours heurté, scandé par les péripéties, les crises, les arrêts forcés par un incident mécanique ou psychologique, par l’inquiétante violence d’une dispute sans parole, par l’opposition entre les plans très larges de paysage et l’habitacle de la voiture, par les irruptions de sons (klaxons, chantiers, camions…), par les brusques interférences du monde comme il continue interférant avec le drame vécu par les trois protagonistes, par les interruptions de lumière lors des passages dans des tunnels (qui obligent les personnages à se « taire » puisqu’ils ne se voient plus). Et c’est un mouvement d’ensemble d’une émouvante fluidité, comme si quelque chose de plus ample portait malgré tout cet agrégat de situations, d’émotions, de colère, de douleur et de tendresse.
Réussite formelle – inscrire le discontinu et le contrasté dans la fluidité d’un mouvement plus ample – Querelles est surtout une très belle mise en forme à la fois d’une idée de l’existence et de l’idée du cinéma. Capacité à percevoir l’existence à la fois dans ce qu’elle a de heurté, livrée à l’impondérable, aux drames extrêmes comme la perte des parents comme aux aléas d’une fuite dans le moteur qui bloque le retour à la grande ville, et pourtant cheminement et réagencement d’individus entre eux, le couple désaccordé sans avoir cessé de s’aimer, leur relation aussi bien à l’enfant qu’ils n’ont pas eu qu’à celui qui voyage avec eux et auquel ils ne savent pas s’adresser. Et capacité de dépasser l’opposition entre un cinéma du coup de théâtre et de la tension dramatique et un cinéma de la durée (en termes pédants, on dirait entre image-mouvement et image-temps).
Avec ses trois acteurs inconnus et un dispositif de mise en scène d’une apparente extrême simplicité, Morteza Farshbaf réussit pour son premier long métrage une opération à la fois virtuose et dépourvue d’esbroufe, qui laisse en émoi au bord d’une voie menant vers on ne sait où, à l’entrée d’un chemin dont l’obscurité, à la fois menace et promesse, ressemble à celle de la salle de cinéma. Ou à celle de l’avenir.
lire le billetMoonrise Kingdom de Wes Anderson ouvrira le Festival, et la compétition (Focus Feature)
OK, on attendait Terrence Malick, Manoel de Oliveira et Olivier Assayas… chaque année la sélection cannoise réserve ce genre de surprise. Annoncée ce 19 avril, celle de 2012 se distingue surtout par une organisation plus claire du contenu des sections qui composent le programme officiel.
Pour autant qu’on puisse en juger avant d’avoir vu les films, et alors que le délégué général Thierry Fremaux a averti que conformément à son habitude il procèderait à quelques «fignolages» dans les semaines qui viennent, l’offre pour le 65e Festival, qui se tiendra du 16 au 27 mai, s’organise comme suit:
Kelyna Lecomte dans Nana de Valérie Massadian
C’est où ? C’est à la campagne, sans aucun doute. La campagne française même, on le saurait même si on n’entendait pas en off ce qui sera l’étrange petite musique du film : le soliloque d’une toute petite fille qui est peut-être celle qui, avec deux garçons plus grands, observe à distance l’abattage du cochon. Plus tard, elle ira se promener dans les champs avec son grand père, elle lui montrera des fleurs, il lui montrera comment on pose un collet. Ils mangeront un goûter. On n’a pas encore répondu à la question – on n’y répondra jamais.
Parce qu’avec l’irruption d’une jeune femme a l’air furieux, qui s’avèrera être la mère de la petite Nana, on entrera dans un territoire indécidable entre fiction et documentaire. Et parce qu’avec Nana et sa maman qui habitent seules une petite maison de l’autre côté de la forêt, maison dont on voit bien que c’est un bout d’une grande ferme, hâtivement isolée pour servir au film, on est à la fois dans un conte, quelque part entre Chaperon rouge, Gretel sans Hansel et Petit poucet, et dans un film qui bricole avec tout cela. On est en même temps dans la vraie campagne d’aujourd’hui, dans une idée immémoriale de la campagne, dans le conte, dans un jeu, au cinéma.
Nana, le film, est fait de ces composants joyeusement et dramatiquement disjoints, ses mystères et ses beautés poussent dans ces failles. Mais ces éléments restent aimantés par une force centrale, Nana, la petite fille de 4 ans. Plus tard, elle se retrouvera seule, avec ses jouets et ses affaires, et des travaux compliqués comme s’habiller toute seule ou aller chercher du bois, ou des projets dangereux comme approcher le matelas du feu. Nana est seule et pas seule, il y a Valérie Massadian et sa caméra, il y a le film qui va porter son nom et qui se fait en se tenant à côté d’elle, à sa hauteur. Valérie Massadian filme avec la même tendresse et le même respect la petite fille, la forêt, un lapin mort, toujours quelque chose palpite et rayonne dans ses images – un sortilège.
On sait depuis l’admirable Ponette de Jacques Doillon la richesse fictionnelle, les puissances d’imaginaire, de comédie et de tragédie que recèle le fait de savoir bien filmer un petit enfant. S’y ajoute ici une idée très forte, qui est d’avoir placé un micro sur le corps de la petite Kelyna Lecomte, géniale actrice dans le rôle de Nana : outre les commentaires à voix haute face aux situations qu’elles (Nana-et-Kelyna) rencontrent, on y capte les intensités et les variations de son souffle, dans l’effort, la frayeur ou l’amusement.
« Nana-et-Kelyna » : impossible de discerner la réalité et la nature de l’écart entre interprète et personnage chez un enfant de cet âge. Mais le savons-nous mieux chez un acteur adulte ? Chez Marylin ? Chez Léaud ? Chez Sandrine Bonnaire devant la caméra de Pialat ou de Rivette, chez Piccoli ou chez Mastroinanni ? Plus ça va, plus Nana avance dans les lumières et les ombres de l’aventure à laquelle fait face sa jeune et vaillante héroïne, moins on sait répondre à la question « c’est où ? ». Avec ce premier film en forme d’expérience tendre et cruelle, Valérie Massadian enfoncée dans son coin de forêt avec une toute petite fille traverse les territoires immenses des peurs fondamentales, des joies fondatrices, et des grandes, grandes questions du cinéma. On s’amuse bien.
Post-scriptum : La boucherie du mercredi (histoire sans fin). Ce mercredi 11 avril sortent 16 nouveaux films. Du fait de cette accumulation, la plupart de ces films sont promis à une sorte de mort silencieuse. Parmi ceux que j’ai vus (pas tous, j’ai notamment loupé I Wish, le film de Kore-Eda, à rattraper en salles), j’ai eu envie, ou besoin, d’écrire sur Twixt de Coppola, Je suis de Finkiel, Chez Léon, coiffure de Lunel, Nana de Massadian. C’est trop, il est à peu près impossible de porter attention en même temps à tant de nouveaux titres, par ailleurs si différents, et qui méritent d’être vus et discutés pour eux-mêmes. Comment faire autrement ? Je ne sais pas.
lire le billetChez Léon, coiffure de François Lunel
Ils s’appellent David, Isabelle, Jacques, Guillemette… Ils habitent à Paris, aujourd’hui. Ils sont différents, ils ne sont pas des échantillons représentatifs. Ils vont régulièrement chez le coiffeur de leur quartier, Dominique Léon. Là, en se faisant couper les cheveux, ils parlent, d’eux, de leur vie, de ce qu’ils en pensent. Il se trouve que Dominique Léon, en plus d’être un bon coiffeur, est doué d’un talent particulier dans l’art d’écouter les autres, de les aider à parler. Ni sociologie ni psychanalyse, pas d’autre protocole que les ciseaux ni d’autre justification que cet « être-là » qui prend pourtant, dans ce contexte, une qualité singulière. François Lunel est là, lui aussi, avec sa caméra qui filme dans la glace les clients de Chez Léon, et lui aussi les écoute. Qu’est-ce qui se dit ? Qu’est-ce qui s’entend ? Des paroles singulières, des bribes d’existence et la manière dont, avec effort et amusement, celui-ci ou celle-là parvient à les exprimer.
Il faudrait forger le terme « low-po », pour « low poésie », en écho à la « low-fi », cette fiction à bas bruit où se murmurent aujourd’hui certaines des plus belles constructions narratives, loin des perspectives monumentales du classicisme comme des stridences de modernités vouées à l’éclat des ruptures. Cette low-po dans les voix autant que dans les mots, et dans la délicatesse d’écoute des deux acolytes, le coiffeur et le cinéaste. Mais aussi (surtout ?) dans la manière de filmer. Chez Léon, coiffure renouvelle l’essentiel paradoxe : il est « dans la nature » du cinéma de rendre beaux, beaux dans leur humanité et leur singularité, les humains ; et il faut un art subtil et une immense générosité du regard pour qu’advienne effectivement cette potentialité qui est pourtant constitutive de la ciné-machine.
Croisée par hasard, aucune des personnes filmées par Lunel ne retiendrait l’attention, filmées par lui, toutes se chargent d’un mystère, d’une force, d’une originalité qui étaient là depuis le début, mais qu’on ne voyait pas. Moi qui vous parle, je me suis découvert écouter avec affection et une grande estime un jeune sarkozyste, franchement je n’aurais pas cru ça possible, et j’en suis très reconnaissant à François Lunel.
Le film est bizarrement fabriqué, plutôt pour des raisons de production, avec la plus grande partie de sa durée enregistrée avant les présidentielles de 2007, et des retrouvailles à l’automne 2011. Effet toujours saisissant d’un jump-cut à travers les années, perception – toujours sur le mode de la suggestion – de ce qui change, et qui n’est pas rien, et de ce qui ne change pas, et qui a bien l’air d’être l’essentiel. Se gardant de prétendre combler ces écarts, entre les personnes et entre les périodes, François Lunel esquisse en pointillés l’évocation de ce qui « fait collectivité » aujourd’hui. Pas sur le mode statistique, et certainement pas avec une prétention à l’exhaustif, à la complétude. Mais en suggérant l’idée qu’aux partitions réglées d’avance de la mise en musique du marketing (« politique » ou pas) et aux fanfares populistes qui font résonner une idée massifiante – et sanglante – de ce que désigna le grand vocable de « peuple », il serait possible de substituer l’écoute de petites musiques instables et partielles, où pourtant vibre ce qui relie les habitants de ce monde-ci, dans ces temps-ci. En prêtant l’oreille, et le regard, on peut entendre une version de cette mélodie dans le salon de coiffure de Dominique Léon.
Post-scriptum : La boucherie du mercredi (histoire sans fin). Ce mercredi 11 avril sortent 16 nouveaux films. Du fait de cette accumulation, la plupart de ces films sont promis à une sorte de mort silencieuse. Parmi ceux que j’ai vus (pas tous, j’ai notamment loupé I Wish, le film de Kore-Eda, à rattraper en salles), j’ai eu envie, ou besoin, d’écrire sur Twixt de Coppola, Je suis de Finkiel, Chez Léon, coiffure de Lunel, Nana de Massadian. C’est trop, il est à peu près impossible de porter attention en même temps à tant de nouveaux titres, par ailleurs si différents, et qui méritent d’être vus et discutés pour eux-mêmes. Comment faire autrement ? Je ne sais pas.
lire le billetTwixt de Francis Coppola
Il y a un machin bizarre, assez embarrassant. Ça vous prend un peu par surprise, on ne sait pas trop quoi en faire. On appelle ça la beauté. C’est ce truc-là qui surgit dans le film de Coppola, assez vite, et bientôt envahit tout. Pas facile. D’autant que ça n’avait pas l’air prévu pour, ce petit Twixt (Twixt? c’est quoi, twixt? un twist multiplié par une inconnue?) déguisé en film de genre, un peu pochade, un peu exercice virtuose, un peu confidence personnelle, à la fois très intime et déjà connue.
Val Kilmer et Elle Fanning, le vieux fantôme et le jeune spectre
Il faut moins de 10 minutes pour identifier dans le rôle de l’écrivain fauché joué par Val Kilmer, auteur de romans gothiques qui eurent naguère du succès, une caricature de celui qui fut le cinéaste des Parrain et rêva de prendre Hollywood à l’abordage. Quand il débarque dans un trou perdu où rodent les fantômes d’un crime de masse et de folkloriques personnages droit sortis de la galerie de monstres de l’Amérique profonde, on se dit que ce bon vieux Francis va nous la jouer Twin Peaks du pauvre, Sleepy Hollow de la Bible Belt. Oui? Oui. Mais non.
Post-scriptum : La boucherie du mercredi (histoire sans fin). Ce mercredi 11 avril sortent 16 nouveaux films. Du fait de cette accumulation, la plupart de ces films sont promis à une sorte de mort silencieuse. Parmi ceux que j’ai vus (pas tous, j’ai notamment loupé I Wish, le film de Kore-Eda, à rattraper en salles), j’ai eu envie, ou besoin, d’écrire sur Twixt de Coppola, Je suis de Finkiel, Chez Léon, coiffure de Lunel, Nana de Massadian. C’est trop, il est à peu près impossible de porter attention en même temps à tant de nouveaux titres, par ailleurs si différents, et qui méritent d’être vus et discutés pour eux-mêmes. Comment faire autrement ? Je ne sais pas.
lire le billetDurant des mois, Emmanuel Finkiel a filmé dans un service hospitalier qui accompagne l’évolution de personnes ayant subi un AVC. Aussi dévastateur qu’imprévisible, l’accident vasculaire cérébral est un véritable « événement », un coup de couteau dans le fil d’une vie – de plusieurs vies, puisque celles des proches en sont elles aussi bouleversées. Documentaire sur des situations complexes, considérées ici avec une rigueur sans fausse pudeur par la caméra, Je suis est donc aussi la prise en compte réaliste de ce qui est d’ordinaire la matière même de tout un continent de la fiction : quelque chose d’extraordinaire arrive à quelqu’un d’ordinaire. Et en s’attachant plus particulièrement à trois de ces personnes, deux jeunes hommes et une femme, Finkiel sans se permettre le moindre commentaire ou la moindre généralisation se trouve de fait en situation de filmer à la fois l’aventure, pleine de rebondissements et d’incertitudes, qu’est leur cheminement vers une reprise plus ou moins complète de leurs facultés physiques et mentales, et le travail, celui des patients, celui des soignants, celui des familles, pour faire advenir cette aventure.
Je suis n’est pas, ou n’est pas principalement, un document sur une pathologie et son traitement, c’est un film de cinéma, qui ne manque ni de séquences burlesques, ni de séquences horrifiques, ni de séquences mélodramatiques : la prise en charge, fragile, incertaine, attentive, courageuse, d’un ensemble de représentations. Cet ensemble est lui-même instable, et divisé : ce n’est évidemment pas le même pour le patient, pour les médecins et infirmiers, pour la famille, pour nous spectateurs – et notre représentant sur place qu’est, en partie, le réalisateur.
La grande réussite du film tient dans sa capacité à faire place à ces différentes perceptions, à les considérer comme toutes légitimes, y compris l’état fracassé des capacités de représentation de soi-même et du monde qui est celui des malades. Comment il fait, un petit garçon, pour regarder son père soudain devenu tordu, balbutiant et bavant ? Et comment il fait, lui, le père, qui voit bien qu’il fait peur et un peu horreur à son gamin de 5 ans ? Et comment elle fait, elle, la jeune mère, la jeune femme, avec ce mari-là et ce fils-là ? Et les toubibs au milieu de tout ça, et de dizaines d’autres cas, tous différents ? Il n’y a pas de réponses globales, il y a du « faire », justement. Il y a des actes : des regards, des mots, des gestes, des intonations. C’est ce qui émane aussi de l’assemblage de situations composé par le film : les puissances et les infinies incertitudes du faire.
Et puis encore autre chose, d’une autre nature. Accompagner ainsi, de près, de face, l’état de quelques personnes dont le cerveau a subi de graves dommages est aussi une manière troublante de voyager dans les processus mêmes du fonctionnement mental, et d’en appréhender la nature. Les handicaps, évolutifs, dessinent en creux les cartes mouvantes de la mémoire, de la parole, du contrôle des gestes. C’est quoi, un sourire ? Pas de réponse, mais une nouvelle manière de se poser la question lorsqu’on regarde cet homme qui en a entièrement perdu l’usage. Ce temps passé avec les personnes victimes d’une brutale privation de fonctionnements intimes et qui paraissent si naturels suscitent une perception des mécanismes qui nous régissent et que nous employons sans cesse, sans y songer. Je suis décrit une sorte de géographie interne invisible, que ne figureront jamais aux yeux profanes les IRM les plus sophistiqués. Impressionnant parcours dans notre propre psyché, guidés par ces mentors défaits, eux enserrés de taches d’ombre douloureuses, peut-être irrémédiables, mais qui se font lumière à nos yeux.
Post-scriptum : La boucherie du mercredi (histoire sans fin). Ce mercredi 11 avril sortent 16 nouveaux films. Du fait de cette accumulation, la plupart de ces films sont promis à une sorte de mort silencieuse. Parmi ceux que j’ai vus (pas tous, j’ai notamment loupé I Wish, le film de Kore-Eda, à rattraper en salles), j’ai eu envie, ou besoin, d’écrire sur Twixt de Coppola, Je suis de Finkiel, Chez Léon, coiffure de Lunel, Nana de Massadian. C’est trop, il est à peu près impossible de porter attention en même temps à tant de nouveaux titres, par ailleurs si différents, et qui méritent d’être vus et discutés pour eux-mêmes. Comment faire autrement ? Je ne sais pas.
lire le billetJames Cameron est l’incontestable pionnier du cinéma 3D. Avatar reste à ce jour une des très rares réussites en la matière, parce qu’un cinéaste a véritablement pensé l’utilisation du relief au service d’un projet artistique et spectaculaire. Et depuis, il a dénoncé à de multiples reprises les usages paresseux et mercantiles à courte vue du procédé.
Non seulement cette paresse et ce mercantilisme produisent des films encore plus mauvais que s’ils avaient été présentés sous leur forme classique, mais ils risquent de saboter l’idée de même 3D, le public se lassant vite de ce gadget surfacturé. Il est d’usage de surtout critiquer la «mise en 3D» de films tournés en 2 dimensions. Mais on trouve d’aussi médiocres résultats avec des tournages directement en 3D, où celle-ci est utilisée de manière vulgaire, ou, «au mieux», complètement inutile —comme dans le Tintin de Spielberg par exemple.
Toujours est-il que si c’est Cameron lui-même qui s’empare du passage à la 3D pour le film qui l’a établi au sommet de la reconnaissance mondiale, on se dit qu’il a en tête une manière autrement créative et légitime de pratiquer cette chirurgie esthétique.
Ici et ailleurs. Dans ce contemporain de surveillance, d’omniprésence du spectacle et du contrôle, de traque des étrangers, de révolte qui peine à trouver ses codes et ses objectifs, au-delà du refus et de la beauté du geste. Et dans un monde intemporel, un espace poétique sans âge, celui de la jeunesse comme catégorie philosophique et d’un imaginaire graphique et poétique saturé d’échos, d’Antigone à Sid Vicious, de Rimbaud à Cocteau et à Philippe Garrel. Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval s’installe dans cette zone frontière, non pas entre deux mondes mais entre deux perceptions du monde, documentaire et onirique. Par les nuits et les ruelles, ils accompagnent un groupe de jeunes gens, poètes et activistes, qui évoquent les protagonistes maudits du Diable probablement de Robert Bresson, sans doute le plus terrible requiem des espoirs de la génération 68. Mais nous voici bientôt un demi-siècle plus tard.
Il ne reste rien des matériaux et des agencements d’alors, il reste ces deux tas informes, et qui ne communiquent pas. Ici la misère, la violence, la police, la soumission, la colère. Là l’Amour, la Jeunesse, l’Espoir, la Poésie. Klotz et Perceval cherchent à susciter avec des matériaux lourds quelque chose de très fragile, d’impalpable : un rêve tissé des malheurs du contemporain, expulsions, vidéosurveillance, et des mythes de l’humanité, racines plongées dans les violences archaïques d’Eschyle, et du vaudou. L’activisme d’un petit groupe d’adolescents, puis le vertige et les impasses d’un amour entre une belle rebelle et un sans-papier dans la ville de Lyon hantée de la mémoire des traboules résistantes, se composent en phrases, en tableaux, en scènes où les partis-pris esthétiques travaillent à faire contrepoids aux situations chargées de sens.
Ça s’envole, ou pas. Ça s’enchante, ou pas. Parfois ça danse vraiment. C’est difficile et touchant, y compris de sa difficulté même. La générosité est là, et la disponibilité aux vibrations qu’émettent ces corps si jeunes, si beaux, écartelés entre action et mise à distance, séduction et écart. Bleu comme la nuit et la peur, émouvant et instable, traversé de fulgurances inouïes, magnifié par une bande son venue de la face sombre d’une planète inconnue, Low Life se construit et se défait en même temps. Ses formules – politiques, magiques, artistiques – guettent des fusions improbables, des alchimies utopiques.
Voir le film, c’est en quelque sorte accompagner ses auteurs dans l’aventure même de son invention, de ses élans et de ses apories, de ses frémissements et de ses cris perçus comme d’une nécessité qui cherche sans cesse, trouve, ne trouve plus, retrouve vers quoi ils tendent, où se jouerait leur unisson, et leur montée en énergie, leur propre dépassement. A venir.
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