Ombres et lumières de la route

Querelles de Morteza Farshbaf

Ils s’engueulent dans le noir ? Qui ? On ne sait pas, mais si quand même : c’est un couple, et ils parlent persan. Ouvrir ainsi la projection sans image est assez gonflé, ce sera la moindre des audaces de ce film parti d’emblée sur une aventureuse trajectoire. La suite ira plus loin, beaucoup plus loin. Dans la nuit, les phares d’une voiture qui s’en va éclairent fugacement un garçon d’une dizaine d’années sur son lit. Générique d’un film qui s’appelle Querelles en français, mais Deuil en persan et en anglais. Voici qu’un deuxième couple se dispute. Cette fois il y a des images, celles d’un 4X4 sur une route traversant un somptueux paysage vallonné. Impossible de ne pas penser aux grands espaces de Et la vie continue et Le vent nous emportera d’Abbas Karostami. Il y a des images, mais pas le son des dialogues de cette dispute, que nous ne percevons que grâce aux sous-titres.

Nous voici finalement à bord de la voiture, le mari conduit tout en discutant avec sa femme à côté de lui. L’un et l’autre sont sourds-muets, ils s’expriment par signes. Sur le siège arrière, il y a le garçon qu’on a aperçu sur son lit. Il ne faudra pas longtemps pour comprendre qu’il est le fils de ceux qu’on a entendus se disputer au début, que ses parents sont morts dans un accident de la route après avoir quitté très énervés la maison où ils se trouvaient avec l’autre couple, celui de la voiture. La femme sur le siège du passager est la sœur de celle qui est morte, et donc la tante du garçon. Le couple se dispute sur l’attitude à adopter vis-à-vis de l’orphelin, la meilleure manière de lui annoncer la mort de ses parents, et l’hypothèse de l’adopter. Remonte un ancien conflit entre l’homme et la femme, elle qui voulait un enfant, lui qui n’a pas voulu, en arguant du risque qu’il soit muet comme eux. Ils « débattent » en croyant que l’enfant ne les comprend pas. Mais s’il ne dit rien, il semble pourtant que celui-ci perçoive beaucoup de choses.

Il y aura dès lors nombre de péripéties, de rencontres sur la route, plusieurs personnages étonnants apparaîtront, les relations entre l’enfant et son oncle et sa tante évolueront. Ces péripéties participent du mouvement de ce film toujours mobile, toujours surprenant – et à nouveau cela rappelle les nombreux films de Kiarostami faisant du trajet automobile à la fois la rampe de lancement et la métaphore du mouvement cinématographique. Mais Querelles n’imite personne, ni ne se résume aux événements qui adviennent.

Avec une extraordinaire attention aux personnes et aux espaces, il met en branle un très étrange mouvement paradoxal. Ce mouvement évoque une composition musicale sophistiquée. C’est un parcours heurté, scandé par les péripéties, les crises, les arrêts forcés par un incident mécanique ou psychologique, par l’inquiétante violence d’une dispute sans parole, par l’opposition entre les plans très larges de paysage et l’habitacle de la voiture, par les irruptions de sons (klaxons, chantiers, camions…), par les brusques interférences du monde comme il continue interférant avec le drame vécu par les trois protagonistes, par les interruptions de lumière lors des passages dans des tunnels (qui obligent les personnages à se « taire » puisqu’ils ne se voient plus). Et c’est un mouvement d’ensemble d’une émouvante fluidité, comme si quelque chose de plus ample portait malgré tout cet agrégat de situations, d’émotions, de colère, de douleur et de tendresse.

Réussite formelle – inscrire le discontinu et le contrasté dans la fluidité d’un mouvement plus ample – Querelles est surtout une très belle mise en forme à la fois d’une idée de l’existence et de l’idée du cinéma. Capacité à percevoir l’existence à la fois dans ce qu’elle a de heurté, livrée à l’impondérable, aux drames extrêmes comme la perte des parents comme aux aléas d’une fuite dans le moteur qui bloque le retour à la grande ville, et pourtant cheminement et réagencement d’individus entre eux, le couple désaccordé sans avoir cessé de s’aimer, leur relation aussi bien à l’enfant qu’ils n’ont pas eu qu’à celui qui voyage avec eux et auquel ils ne savent pas s’adresser.  Et capacité de dépasser l’opposition entre un cinéma du coup de théâtre et de la tension dramatique et un cinéma de la durée (en termes pédants, on dirait entre image-mouvement et image-temps).

Avec ses trois acteurs inconnus et un dispositif de mise en scène d’une apparente extrême simplicité, Morteza Farshbaf réussit pour son premier long métrage une opération à la fois virtuose et dépourvue d’esbroufe, qui laisse en émoi au bord d’une voie menant vers on ne sait où, à l’entrée d’un chemin dont l’obscurité, à la fois menace et promesse, ressemble à celle de la salle de cinéma.  Ou à celle de l’avenir.    

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