La Terre outragée de Michale Boganim
C’est fête ce jour-là dans cette petite ville plutôt cossue d’Ukraine. Un jeune couple se marie. Il y aura le carnaval. Il fait beau. Mais c’est le 26 avril 1986, et Pripiat va devenir le théâtre d’une horreur aussi totale que pratiquement invisible dès qu’on n’a plus sous les yeux la centrale voisine de Tchernobyl. La première partie du premier long métrage de fiction de Michale Boganim construit remarquablement l’évocation de ce que tout le monde sait désormais, et qui pourtant frappe ses personnages totalement au dépourvu, et les foudroie d’une puissance impalpable, cachée par les autorités et pratiquement indétectables dans la vie réelle, comme par les moyens du cinéma. Ce si réel irreprésentable, et le savoir (par les spectateurs) de la catastrophe qui s’abat de manière incompréhensible (sur les protagonistes) valent tous les monstres et autres créatures du cinéma d’horreur.
Dix ans plus tard, période à laquelle se passe la plus grande partie du film, les morts sont toujours là, qui hantent le paysage. La mort est toujours là, dans la radioactivité très au-dessus des normes supportables. Les secrets et les mensonges sont toujours là, changement de système ou pas. Les vivants sont encore là, ceux qui ne sont pas partis, ceux qui sont revenus, ceux qui fuient pire encore et s’installent, parfois de force, ceux qui viennent voir aussi, et repartiront. Les maladies, les séquelles, les traumatismes, les espoirs aussi, sont là. Le scénario de La Terre outragée se développe à partir de quelques personnages, l’extrême personnalisation des menaces immenses et complexes qui ravagent cette région, et valent métaphore de tragédies actuelles ou futures, ailleurs et partout, est une solution à la fois utile et limitative, où la psychologie et le sentimentalisme menacent.
La belle Anya, veuve le jour de son mariage, est devenue guide touristique montrant le site aux visiteurs étrangers et racontant ce qu’a été la vie dans ce coin de la planète soviétique désormais disparue. Nikolaï le forestier continue de s’occuper d’une nature empoisonnée. Valery l’orphelin cherche encore comme un fou les traces de son père emporté par la catastrophe. Leurs parcours, leurs angoisses organisent un récit réducteur quand les tourments des personnages l’emportent, mais toujours rédimé par les vents terribles et mystérieux qui balaient le champ cinématographique, hurlent ou murmurent au fond du plan, vibrent des radiations subliminales d’un malheur violent et inexprimable, quand bien même ses causes – techniques et politiques – sont à présent bien connues. Le tournage sur place, et les qualités de documentariste de la réalisatrice, y sont décisifs.
Michale Boganim a besoin de l’échafaudage romanesque pour avancer, et souvent on souhaiterait qu’elle le lâche ou le défasse. Et la tâche est parfois trop ourde pour des acteurs assignés à rendre visible, à exprimer comme on fit, ce qui justement est d’une autre nature. Mais si la mise en scène hésite entre le visible et l’invisible, entre les effets de la démonstration et les puissances de la suggestion, dans l’environnement bouleversant de cette « zone », comme on disait chez Tarkovski, où arbres, rivières, bâtiments intacts et ruines sont habités du même souffle calamiteux, les images et les sons, les lumières, les silences et les formes de La Terre outragée cristallisent une puissance et une inquiétude où quelque chose de mystique se confond avec la matière la plus triviale. Là est la terreur, là est la beauté.
“La terre outragée” sera projeté dans le cadre de la 6e édition du Festival du Film Policier de Liège (Belgique).
Sont aussi au programme les films en compétition officielle, qui tournent autour de la thématique policière au sens large (du thriller à la comédien sociale), des documentaires qui tournent autour de questions de justice (droits de l’homme, révolution verte iranienne, monde carcéral, etc.), un focus sur le cinéma anglais, une compétition de courts-métrages, et bien d’autres !
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