Au-delà des montagnes de Jia Zhang-ke. Avec Zhao Tao, Sylvia Chang, Zhang Yi, Liang Jing-dong, Dong Zi-jiang. Durée: 2h11. Sortie le 23 décembre.
En ce temps-là vivait dans une petite ville du centre de la Chine une charmante jeune femme, et deux amis, tous deux amoureux d’elle. Le siècle et même le millénaire allaient basculer. Le pays le plus peuplé du monde allait passer à une vitesse foudroyante du statut d’immense zone de sous-développement à celui de quasi-première puissance mondiale.
Dans la petite ville, on célébrait l’entrée dans les années 2000 avec force pétards et en dansant gaiment sur «Go West», le tube des Pet Shop Boys. Un des soupirants, ouvrier à la mine, se voyait en quelques semaines supplanté par son rival, prospère gérant d’une station service, aspirant capitaliste bientôt vertigineusement enrichi.
C’est lui que la belle Tao a choisi, lui qui faisait péter la glace du Fleuve jaune à coup de dynamite, lui qui conduisait –même n’importe comment– une Audi rouge vif, et offrait à sa dulcinée un petit chien et la promesse du confort. Le père de Tao, homme sage et doux, homme d’un autre temps, n’a rien dit.
L’heureux élu a acheté la mine où travaillait son ex-ami, et l’a viré. Celui-ci a quitté la ville, et ce fut comme si ce qui jamais ne pouvait être rompu, le lien entre amis d’enfance, l’appartenance à une collectivité, le partage des épreuves et des réussites, s’était déplacé sans retour. Ce n’était qu’un début.
Le film commence comme un conte contemporain, prenant en charge de manière à la fois stylisée et très physiquement inscrite dans une réalité matérielle les gigantesques mutations de son pays. Et, en effet, ce sera un conte, mais un conte à la fois désespéré et sentimental, où le plus grand cinéaste chinois réinvente sa manière de montrer et de raconter, en totale cohérence avec ce qu’il a fait auparavant (Xiao Wu, Platform, The World, Still Life, A Touch of Sin étant les jalons majeurs de ce parcours) mais en explorant de nouvelle tonalités.
Au-delà des montagnes est un récit en trois épisodes, situés respectivement au début de 2000, en 2014 et 2025. On y retrouve la surprenante liberté de moyens expressifs du réalisateur, qui se manifeste ici notamment par le changement de format de l’image à chaque changement d’époque, et par l’usage de «matières» visuelles différentes, y compris des moments de flou, ou de visions à mi-chemin de l’onirisme et de l’hyperréalisme. (…)
Y a-t-il une généalogie pour Au-delà des montagnes?
Il y a eu un temps de maturation très long, le film vient en partie de séquences accumulées durant le tournage des films précédents. Depuis 2001, lorsque j’ai eu ma première caméra numérique, mon chef opérateur Yu Lik-wai et moi avons beaucoup circulé, en filmant un peu au hasard. Nous avons tourné des images qui n’étaient pas exactement des tests, plutôt des notes, sans savoir ce qu’on en ferait. Il y a 4 ans, nous avons fait plus ou moins la même chose avec une nouvelle caméra, beaucoup plus perfectionnée, l’Arriflex Alexa. La mise en relation de ces deux ensembles d’images, à 10 ans d’intervalle, m’a donné l’idée du film. J’ai été frappé à quel point les images de 2001 me semblaient lointaines, comme venues d’un monde disparu. Je me suis demandé comment j’étais moi-même à cette époque, et si j’étais capable de renouer avec celui que j’ai été il y a si longtemps… dix ans qui semblent un gouffre.
Vous aussi, vous avez changé durant cette période.
Bien sûr, je suis un homme différent moi aussi, j’ai 45 ans et une expérience de la vie qui faisait défaut alors. J’ai trouvé intéressant, à partir de cette distance parcourue, de poursuivre la trajectoire au-delà du présent, dans le futur. Quand on est jeune on ne pense pas à la vieillesse, quand on se marie on ne pense pas au divorce, quand on a ses parents on n’envisage pas qu’ils vont disparaître, quand on est en bonne santé on ne pense pas à la maladie. Mais à partir d’un certain âge, on entre dans ce processus, qui est celui du présent mais aussi de projections dans l’avenir. Le sujet du film est la relation des sentiments avec le temps : on ne peut comprendre vraiment les sentiments qu’en prenant en compte le passage du temps.
Pour cela vous aviez aussi besoin d’aller dans le futur ?
Si on raconte seulement le présent on manque de recul. Se placer du point de vue d’un futur possible est une manière d’observer différemment le présent, de mieux le comprendre. Ayant vécu toute mon existence en Chine, je suis très conscient des mutations foudroyantes qu’a connu le pays, dans le domaine économique bien sûr, mais aussi pour ce qui concerne les individus. Tous nos modes de vie ont été bouleversés, avec l’irruption de l’argent au centre de tout.
Vous avez essayé de représenter le temps lui-même ?
Un des moyens auxquels recourt le film repose sur la comparaison entre les étapes d’une vie et des paysages successifs qui défileraient, d’où l’importance de l’idée de voyage dans le film : la voiture, le train, l’hélicoptère, etc. Il y a ce déplacement permanent, et en même temps il y a ce qui se répète, ce qui est stable dans le quotidien – ne serait-ce, de manière très triviale, que le fait de manger : on a fait des raviolis, on fait des raviolis, on fera des raviolis…
Le film parcourt en effet de multiples paysages, mais il y a aussi un point fixe, Fenyang, où vit le personnage féminin principal.
C’est là que je suis né et que j’ai grandi. J’y ai tourné mes deux premiers films, Xiao-wu et Platform, et une partie de A Touch of Sin. C’est un point d’ancrage affectif, j’y ai mes amis et une partie de ma famille, mais aussi un point d’ancrage esthétique et social : pour moi, Fenyang représente ce que vit le commun des mortels en Chine. Cette région est aussi très attachée à une notion qui est le sujet du film, et qu’on exprime par en chinois par les caractères Qing Yi. Cela désigne une notion très forte de la loyauté envers ses proches, qu’il s’agisse de sa famille, de la personne qu’on aime ou de ses amis. Cette idée, qu’on peut comparer à ce qu’on a appelé en Europe au Moyen Age la « foi jurée », est centrale dans les romans de chevalerie chinois. Elle est incarnée dans la mythologie chinoise par Guan Gong, le dieu de la guerre. Son attribut traditionnel est cette longue hallebarde avec un plumet rouge, cet objet qu’on voit réapparaître dans chaque partie du film. Il est porté par quelqu’un qui semble errer sans but, comme s’il ne savait plus que faire de cette vertu.
Vous avez la nostalgie d’un rapport plus profond et plus durable entre les personnes.
Oui, mais pas seulement entre les personnes, cela peut être avec des lieux, et surtout avec des souvenirs. Dans la vie quotidienne des Chinois d’aujourd’hui, je constate une perte profonde de cette relation d’engagement réciproque, et elle affecte aussi les souvenirs. Même si une relation entre des personnes se défait, il ne devrait y avoir aucune raison pour ne pas continuer de respecter ce qui a été partagé. Si on abandonne cela, tout peut se défaire, même « les montagnes peuvent s’en aller » comme le dit le titre international du film, Mountains May Depart.
Est-ce aussi le titre en chinois ?
Littéralement, le titre chinois veut dire « les vieux amis sont comme la montagne et le fleuve », qu’ils ont immuables. La formulation est l’inverse du titre en anglais, mais c’est la même idée, la même interrogation.
Pourquoi avoir choisi l’Australie pour la partie future ?
La plupart des Chinois qui émigrent vont aux Etats-Unis et au Canada, surtout sur la Côte Ouest, mais l’Australie me semblait bien plus lointaine. Le choix de l’Australie tient au fait que c’est dans l’autre hémisphère, quand c’est l’hiver en Chine là-bas c’est l’été. Quand il fait très chaud en Australie, il neige dans le Shanxi. Le succès international de A Touch of Sin m’a amené à circuler dans de nombreux pays, je m’y suis intéressé à la présence d’immigrés chinois, et notamment du Shanxi. J’étais particulièrement attentif au sort des jeunes, et à leurs rapports avec leurs parents. J’ai découvert dans de nombreux endroits, à Los Angeles, à Vancouver, à Toronto ou à New York, des ruptures dans le langage, avec des conséquences profondes. Dans beaucoup de familles chinoises émigrées, seul un des deux parents parle anglais, l’enfant, lui, ne parle que l’anglais. Il y a donc un des deux parents avec lequel il ne peut pas dialoguer. C’est une rupture majeure.
Deux chansons jouent un rôle important dans le film, Go West des Pet Shop Boys et une chanson de variétés en cantonais.
La chanson des Pet Shop Boys a été extrêmement populaire en Chine dans les années 90, quand j’étais à l’université, à une époque où des discothèques ouvraient un peu partout. Dans les boites de nuit et dans les soirées, Go West était la chanson qui passait systématiquement à la fin, et qui réunissait tout le monde dans une danse collective. On ne se demandait pas trop ce que désignait l’Ouest, ça pouvait être la Californie (qui pour nous est à l’Est) ou l’Australie comme pour les personnages du film. Quant à la chanson en cantonais, Take Care, c’est un morceau de la chanteuse Sally Yeh. Elle est une star de la cantopop, mais la chanson elle-même est peu connue. Je l’aime beaucoup, je l’écoute souvent. La musique populaire m’a toujours beaucoup intéressé, ces chansons m’ont aidé à comprendre la vie et elles sont un très bon témoignage de la mentalité collective, elles racontent la société. A nouveau, je suis frappé par la disparition, dans les chansons récentes, des sentiments forts, de l’engagement fidèle envers quelqu’un ou quelque chose qui était si présent auparavant. J’ai d’ailleurs publié un article sur le sujet : on a toujours des chansons d’amour, mais qui s’attachent plus au physique, et à l’instant. Au contraire, Take Care porte sur l’idée qu’une séparation est sans doute en cours mais que ce qui été vécu de fort ne sera pas effacé.
Zhao Tao est présente dans tous vos films depuis Platform mais elle a une présence nouvelle dans Mountains May Depart, une autre manière d’être actrice. Lui avez-vous demandé de jouer différemment ?
Ce n’est pas moi qui lui ai demandé, cela vient d’elle, et elle m’a beaucoup étonné. On se connaît bien puisque nous sommes mariés, et qu’on travaille ensemble depuis longtemps, mais avec ce film j’ai découvert des aspects d’elle que j’ignorais, un monde intérieur qui m’était inconnu. Au début de la préparation, elle m’a demandé si je pouvais lui donner des indications sur le personnage, je lui ai donné seulement deux mots : « explosif » pour la première partie et « océan » pour la deuxième. A partir de là, elle a énormément travaillé de son côté, elle a rempli plusieurs cahiers de notes sur le personnage, sur tout ce que je n’avais pas écrit dans le scénario, qui comme d’habitude est surtout constitué de grands repères, en laissant beaucoup de place à l’initiative durant le tournage. Elle a fait une véritable création littéraire. Elle a par exemple cherché à expliquer, pour elle-même, comment cette femme avait accepté de laisser son fils partir avec son mari. Elle a aussi pris beaucoup d’initiatives, par exemple pour la scène finale, elle porte des habits qui appartiennent à ma mère. L’idée vient d’elle. Elle a également beaucoup travaillé le langage corporel, pour chaque époque. Son expérience de danseuse l’aide pour cela.
On retrouve comme coproducteur le studio Shanghai Film Group, malgré les problèmes de A Touch of Sin, toujours pas sorti en Chine. Cela n’a pas été difficile de renouer avec eux ?
Non, le Shanghai Film Group a aimé le scénario et était partant pour m’accompagner. Avec ce film, j’espère leur permettre de récupérer l’argent qu’ils ont perdu à cause de l’interdiction de A Touch of Sin : celle-ci s’est fait à la dernière minute, quand ils avaient engagé des frais importants pour la sortie du film.
Ce film a l’autorisation de sortir en Chine ?
Oui, il est sorti cet automne, et a obtenu un succès important, de loin le plus massif parmi mes réalisations. Malgré une campagne très violente contre le film après la présentation à Cannes à l’initiative de médias officiels, il a bénéficié d’excellents commentaires, dans la presse et sur Internet, lorsque les gens ont pu le voir. La situation s’est entièrement retournée.
NB: Cet entretien est une nouvelle version, modifiée et enrichie, d’un autre publié dans le dossier de presse, et de celui qui figure dans mon livre “Le Monde de Jia Zhang-ke” (Editions Yellow Now), en librairie début janvier.
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Zhao Tao dans Mountains May Depart de Jia Zhang-ke
Mountains May Depart de Jia Zhang-ke, avec: Zhao Tao, Sylvia Chang, Zhang Yi, Liang Jing-dong. Durée 2h10. Compétition officielle. Sortie France: 9 décembre.
En ce temps-là, vivait dans une petite ville du centre la Chine une charmante jeune femme et deux amis, tous deux amoureux d’elle. Le siècle et même le millénaire allaient basculer. Le pays le plus peuplé du monde allait passer à une vitesse foudroyante du statut d’immense zone de sous-développement à celui de quasi-première puissance mondiale.
Dans la petite ville, on célébrait l’entrée dans les années 2000 avec force pétards et en dansant gaiment sur Go West, le tube des Pet Shop Boys et de Village People. Un des soupirants, ouvrier à la mine, se voyait en quelques semaines supplanté par son rival, prospère gérant d’une station-service, aspirant capitaliste bientôt vertigineusement enrichi. C’est lui que la belle Tao a choisi, lui qui faisait péter la glace du Fleuve jaune à coup de dynamite, lui qui conduisait –même n’importe comment– une Audi rouge vif et offrait à sa dulcinée un petit chien et la promesse du confort.
Le père de Tao, homme sage et doux, homme d’un autre temps, n’a rien dit. L’heureux élu a acheté la mine où travaillait son ex-ami et l’a viré. Celui-ci a quitté la ville et c’était comme si ce qui jamais ne pouvait être rompu, le lien entre amis d’enfance, l’appartenance à une collectivité, le partage des épreuves et des réussites, s’était déplacé sans retour. Ce n’était qu’un début.
Le nouveau film de Jia Zhang-ke commence comme un conte contemporain, prenant en charge de manière à la fois stylisée et très physiquement inscrite dans une réalité matérielle les gigantesques mutations de son pays. Et en effet ce sera un conte, mais un conte à la fois désespéré et sentimental, où le plus grand cinéaste chinois réinvente sa manière de montrer et de raconter, en totale cohérence avec ce qu’il a fait auparavant (Xiao-wu, Platform, The World, Still Life, A Touch of Sin étant les jalons majeurs de ce parcours) mais en explorant de nouvelle tonalités. D’ores et déjà événement majeur de la compétition cannoise, et accueilli comme tel par les festivaliers, Mountains May Depart est un récit en trois épisodes, situés respectivement au début de 2000, en 2014 et 2025. (…)
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Jia Zhang-ke devant une image de Zhao Tao, l’actrice principale de A Touch of Sin
Le film se passe dans quatre endroits très différents de Chine. Considérez-vous que, même si évidemment incomplet, cet ensemble dessine une carte de la Chine actuelle ?
Oui. Mais je dirais que cela cartographie les Chinois plutôt que la Chine, qui est bien sûr infiniment plus diverse, que ce soit en termes de paysages naturels ou d’urbanisme. Les cinq environnements où se déroule le film (puisque le quatrième épisode en utilise deux) sont des lieux très différents qui, ensemble, cristallisent sinon la totalité, du moins l’essentiel des pressions et des difficultés qu’affrontent la grande majorité des Chinois aujourd’hui – c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas les bénéficiaires des mutations économiques. Ce sont ces gens-là qui m’intéressent, ceux dont on ne parle jamais dans les médias officiels chinois tant qu’ils subissent en silence, ceux aussi par qui arrivent les explosions de violence incroyables qui alimentent depuis quelques années la rubrique faits-divers.
Le Shanxi où se situe le premier épisode, celui du justicier poussé à bout par l’injustice et la corruption, est votre région natale, où se déroulaient vos trois premiers films. Le Sichuan où se passent les épisode avec le tueur à gages et avec la jeune femme humiliée et maltraitée à la fois par un cadre citadin et par les mafieux ivre de pouvoir et de richesse, était le cadre de vos films Still Life et 24 City. La région de Canton où se situe l’histoire du jeune ouvrier qui quitte l’enfer de l’usine pour chercher fortune dans les sinistres eldorados du loisir pour nouveaux riches est celle de votre documentaire Useless. Vous vouliez aussi revisiter vos principaux territoires cinématographiques ?
Oui, j’avais envie de continuer de raconter des histoires dans ces différentes régions, de le montrer autrement que je ne l’avais fait. Et le fait que le personnage féminin, l’héroïne du troisième épisode, retourne dans le Shanxi à la fin a permis de donner une unité à cet ensemble, qui est un peu ma propre géographie. Mais surtout, ce sont des endroits que je connais bien. Il était important d’avoir une connaissance intuitive, affective, de ces lieux, de ces paysages, etc. Ce n’est sans doute pas perceptible pour les spectateurs occidentaux, mais dans chacune de ces régions on parle une langue très différente, c’est toujours la langue chinoise mais elle est composée de patois très variés. Leur diversité participent aussi de la « carte en mosaïque » de la Chine actuelle qu’est A Touch of Sin.
Le scénario a-t-il fait l’objet de discussions avec les coproducteurs, votre partenaire depuis plus de 10 ans, la société japonaise Office Kitano, et Shanghai Film Group, le grand groupe de production chinois ?
Non. A l’origine du scénario, il y a la multiplication de ces actes de violence localisés, mais d’une brutalité inouïe, qui suscitent un énorme écho sur Weibo (le twitter chinois) et les autres réseaux sociaux. Ils m’ont beaucoup frappé, alors que j’étais pris dans les difficultés de la préparation du film d’arts martiaux qui devait être mon prochain film, coproduit par Johnnie To, et auquel je n’ai d’ailleurs pas du tout renoncé mais que j’ai dû repousser pour pouvoir avoir les acteurs que je souhaite. Je me suis isolé pour écrire le scénario de A Touch of Sin à partir de ces faits divers, à Datong (ville minière du Shanxi où Jia a tourné In Public). C’est allé très vite, je n’avais rien prémédité mais cette vague de violence populaire, désespérée, que je voyais prendre de l’ampleur m’a semblé exiger que j’en fasse quelque chose. J’ai vraiment réagi à une commande de l’actualité, même si bien sûr concrètement personne ne m’a passé de commande. Et Shozo Ichiyama, le responsable d’Office Kitano, m’a dit ok immédiatement. Bien avant que le scénario ait été traduit en japonais… Shanghai Film Group nous a rejoint ensuite.
Après les projections de Touch of Sin à l’étranger, à Cannes et surtout aux festivals de Toronto et de New York en septembre, des voix officielles se sont élevées en Chine contre le fait que le film donnerait une image négative du pays.
La violence que je montre n’est pas dans la fiction, elle est dans la réalité chinoise. Je me considère comme un observateur de la société dans la quelle je vis. Ensuite bien entendu il y a une mise en forme, le cinéma est un moyen de représenter ce qui se passe, à travers certains codes. La véritable question pour moi est : pourquoi des gens en arrivent à commettre de tels actes ? En étudiant les situations, je me suis aperçu que ceux qui agissent ainsi ne sont pas dans des circonstances exceptionnelles, ce ne sont pas non plus des fous, mais des gens comme moi, qui vivent des existences pas si différentes de la mienne, et puis un jour ça dérape. Pour comprendre le processus qui les mène au passage à l’acte, j’avais besoin de faire le film. Cela dit, ce ne sont pas seulement les officiels qui se plaignent que je montre ça, je reçois aussi des messages de gens ordinaires qui me demandent de ne pas le faire, alors que d’autres m’y encouragent.
De toute façon, vous considérez que vous devez montrer cela au cinéma ?
Quand je faisais mes premiers films, certains de mes amis m’ont dit que je faisais un cinéma trop sérieux, qu’il n’était pas nécessaire que je me focalise sur des sujets graves. Leur réaction compte pour moi, j’y ai réfléchi, mais je trouve qu’avoir la possibilité de faire des films est si extraordinaire qu’il est indispensable que, si je profite de cette possibilité, ce soit pour me consacrer à ce qui me semble primordial. Je trouverais stupide et immoral de profiter de ce privilège pour faire des choses sans grande importance, ou qui ressemblent à ce que tant d’autres font. Je viens d’un milieu très modeste, faire des films n’allait pas de soi, j’ai en permanence le sentiment que cela pourrait s’arrêter, que je ne dois pas gaspiller les possibilités qui me sont données.
Bien que s’inscrivant dans cette continuité, A Touch of Sin emprunte bien davantage aux films de genre, aux codes du western, du film policier, du film d’arts martiaux, à la comédie, ou même un peu aux films d’horreur que vos précédentes réalisations. Cherchiez-vous à trouver des formes plus proches du cinéma de divertissement, tout en continuant de prendre en charge la description des phénomènes à l’œuvre dans la société chinoise ?
Oui, mais avec une référence principale, qui n’est pas forcément très repérable en dehors de Chine, les romans de chevalerie de la tradition chinoise. La véritable source, du point de vue de l’apport de la fiction à l’évocation de ces faits divers, c’est Au bord de l’eau. Les quatre histoires ressemblent à des épisodes de ce livre, et je me suis servi de certains de ses héros pour dessiner mes personnages. Je me suis aussi servi de références à des classiques du film d’arts martiaux, essentiellement ceux de King Hu et de Chang Cheh, films qui étaient d’ailleurs les descendants en ligne directe des grands récits romanesques de la littérature d’aventure chinoise. Celle-ci s’inspirait de personnages réels, comme je l’ai fait en m’inspirant de faits divers. J’adorerais que les personnages de A Touch of Sin soient recyclés par d’autres, dans des films, à la télévision, sur Internet… C’est un peu ce qui s’est produit avec un autre de mes films, 24 City, qui a servi de matrice à une série télévisée consacrée aux récits de vie d’anciens travailleurs de l’industrie.
Y a-t-il aussi pour vous une dimension ludique à réaliser des scènes d’action ? Est-ce un plaisir pour vous de vous livrer à ces exercices que vous n’avez jamais pratiqué auparavant ?
Oui, c’est comme un jeu dont il faut découvrir les règles : la chute de corps assassinés, la manière dont le sang jaillit, etc., tout cela doit trouver des réponses formelles qui concilient les codes du cinéma de genre, leur côté graphique ou même chorégraphique, et une exigence de réalisme qui n’a pas cours dans ces films mais qui demeure essentiel pour moi. Lorsque j’ai rencontré le responsable des cascades pour la première fois, il s’imaginait que je voulais faire un film à la John Woo ou à la Johnnie To. Mais je ne voulais pas de ce type d’abstraction, je voulais prendre en compte les lois de la physique et de l’anatomie et pourtant trouver une puissance expressive, formelle et rythmique.
Comment avez-vous travaillé avec les acteurs ?
Nous avons beaucoup travaillé en amont du tournage, afin de trouver le point de convergence entre dramatisation et quotidien. Avec les comédiens, nous avons cherché à ce que chacun trouve une apparence, une manière de se tenir, de bouger, de parler, qui associe le réalisme le plus banal et chaque fois une figure héroïque issue des mythologies populaires : les deux premiers s’inspirent de héros d’Au bord de l’eau, Zhao Tao des héroïnes de King Hu surtout celle de A Touch of Zen, le jeune homme de la quatrième histoire de Chang Cheh, issu du monde méridional, cantonais. Les comédiens ne parlaient pas le dialecte de la province où ils sont supposés vivre, ces dialectes sont des marqueurs essentiels de l’inscription dans des réalités locales, je les ai obligés à beaucoup travailler cet aspect. Il était important qu’en Chine même, personne ne comprenne entièrement tout ce qui se dit : personne n’est familier de tous ces dialectes. C’est cela la réalité de nos échanges, de notre manière de communiquer entre nous. Cette part d’opacité en fait partie.
Nous avons aussi choisi de limiter la profondeur de champ, pour donner plus de présence aux personnages au premier plan, alors que d’habitude j’avais tendance à donner de l’importance à l’environnement, et même à y fondre les personnages.
Les petits rôles et les figurants devaient participer de cette impression, même lors de la grande scène de foule à la gare, qui n’est pas prise sur le vif mais mise en scène, avec des centaines de figurants, tous choisis soigneusement. Je voulais des visages qui ne rompent pas avec ce mélange de contemporain et d’archaïsme – un contemporain sans effet de modernité.
Aviez-vous défini à l’avance un style de mise en scène ?
Avec Yu Lik-wai (le chef opérateur de tous les films de Jia Zhang-ke, par ailleurs lui-même réalisateur), nous savions que le film serait plus découpé que d’habitude, mais nous ne voulions pas renoncer à l’usage des plans séquences lorsqu’il se justifiait. Yu Lik-wai m’a proposé d’utiliser la steadycam, système qui permet des mouvements de caméra éliminant toutes les secousses même dans les situations les plus agitées. J’ai toujours été contre, j’ai toujours préféré la caméra à l’épaule et son côté physique, incarné. Mais dans ce cas, il avait raison, cela s’est révélé une très bonne manière de passer de manière fluide des scènes réalistes en plans longs aux scènes d’action, surtout dans des espaces réduits. Le choix du format scope renvoie quant à lui à celui des films d’arts martiaux.
Quel est le sens du titre chinois du film ?
Le titre original, Tian Zhu Ding, signifie : « le ciel l’a voulu ». Il y a une dimension fataliste, une soumission aux événements qui est pessimiste. Mais le titre est aussi porteur de l’idée que la révolte est décidée par le ciel. Tian, « le ciel », signifie à la fois une force supérieure, extérieure, et le cosmos en tant que nous en faisons tous partie. Tien, c’est encore le siège des grandes idées, là où résident les notion de liberté, de justice. Le titre laisse ouvert le choix entre ces différentes acceptions. Tian Zhu Ding est aussi la formule qu’on trouve très fréquemment sur les réseaux sociaux en guise de commentaire à des événements de toute nature, crises politiques, drames humains, catastrophes en tous genres. Avec à nouveau un usage ambigu, fataliste chez certain, ironique chez d’autres.
Le film se termine avec un spectacle d’opéra devant un public populaire, en plein air, qui représente une scène dans un tribunal de l’ancien temps, où une jeune femme est accusée à tort. Pourquoi avoir voulu terminer ainsi ?
La fin du film pointe vers une idée de permanence, ou de retour. Le personnage de Zhao Tao est dans le Shanxi où se passait le premier épisode. L’ordre n’a pas été transformé, malgré les événements auxquels on a assisté rien d’essentiel n’a changé. Quant à la scène de cet opéra très connu, elle montre le juge qui ne cesse de demander à la jeune fille : es-tu coupable ? Pour moi, il y a, au-delà l’innocence de l’héroïne accusée à tort, l’idée que c’est le public lui-même qui est accusé à tort. J’ai d’ailleurs tourné un plan où un jeune homme en colère dans l’assistance criait au juge sur scène, qui est un noble : « Seigneur ! Etes-vous coupable ? ». Mais finalement je n’ai pas mis cette scène, je préfère une fin plus ouverte. A Touch of Sin n’est pas un pamphlet.
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