C’est qui cette fille ? Une enthousiaste, une excitée, une passionnée ? Une qui écrit, qui a envie de rencontres, qui a envie d’aimer ? Une qui ne sait pas toujours ce qu’elle veut, ou en tout cas par où y aller. Une belle fille, en tout cas, oui. Une nature. Du genre qui tourne la tête des hommes, et retourne les sens de ses parents, mais aussi détourne les projets de ses amies. Un cas. Elle s’appelle Delmira ? Connais pas. Mais cette énergie, cet espoir d’exister par soi-même et avec les autres, mais pas comme les autres ont prévu, ça oui. On connaît, on reconnaît. Ça vient de très loin et d’à côté, ça fait la vie dans ce qu’elle a de plus vivant, et des films aussi, parfois.
On est où ? Une grande maison dans un parc, des costumes d’autrefois, des gens qui parlent avec des accents un peu chantants. On est ici et au loin, il y a 100 ans et maintenant. Ce sera dit, à un moment : l’Uruguay, début du 20e siècle. Mais l’Uruguay, hein… autant dire le pays des rêves de poètes et de jeunes femmes trop gourmandes d’exister.
Il se trouve, mais qui le sait ?, que l’Uruguay du début du 20e siècle a été un peu cela, une utopie démocratique aux antipodes, plus européennes que jamais l’Europe ne réussit à l’être, avec amour éperdu des lettres et des arts, constitution égalitaire et féministe, rêve d’un autre monde. Enfin, il se trouve… en tout cas, cela a été vécu et raconté tel, par certains, et qui construiront les prémisses des mouvements de libération sud-américains, à une époque où presque tous croient encore que les Etats-Unis sont un modèle démocratique. Il y aura eu ce drôle de gars, Ugarte, qui croise une fois le chemin de la Delmira et elle ne s’en remettra jamais. Pas amoureuse de lui, non, amoureuse de son idée et de son style.
Laure de Clermont dans Demain? de Christine Laurent
Amoureuse, elle l’est du garçon qu’elle a épousé, mais le mariage, non, elle ne l’aime pas du tout. Elle aime danser et écrire, elle aime la danse et les orages, la lumière tôt le matin. Alentour, en ces lieux et temps plus ou moins rêvés, plus ou moins historiques, on réalise les premiers de ces trucs bizarres qu’ensuite on appellera des films. Premières caméras, premières projections. On dirait qu’ils sont inventés tout exprès pour garder la trace de ce désir et de cette jeunesse.
Et c’est ce que fait Christine Laurent. Cent ans ou presque après que Delmira Agustini (1886-1914), poétesse uruguayenne, ait été tuée par son amant, qui était aussi son mari. Elle n’avait pas 30 ans, en Europe, cette Mecque de la civilisation, la grande boucherie allait commencer. Presque toute son œuvre (non traduite en français) paraitrait à titre posthume. On apprend un peu au passage de cet épisode d’une histoire lointaine, tant mieux, pas très important. L’important, c’est l’ombre qui habite les plans et où se jouent l’espoir d’écrire, la passion du rythme et du mot pour partager quelque chose d’informulé. L’important, c’est le suspens de la danse solitaire du père de Delmira, et comment soudain tout ce qu’a été une vie, et tout ce qu’elle n’a pas été, peut s’épanouir dans l’accompagnement des gestes qui ailleurs, autrement, seraient ridicules, et là sont magnifiques. L’important c’est de faire la beauté du Guépard, sans Delon ni Lancaster ni Cardinale, sans figurants ni grands décors, dans le vertige d’une langue, la vibration d’une lumière et l’élégance des corps.
Elle fait ça, Christine Laurent, elle a du trouver en cette Delmira dont elle aussi ignora longtemps l’existence (pourtant elle connaît bien l’Uruguay, on le sait depuis son bouleversant Transatlantique), elle a du rencontrer une sorte de sœur, à demi-retrouvée, a demi-inventée, c’est le même geste, ici. Son film est une syncope, un battement de cœur qui s’accélère et se suspend, une affaire de souffle plus que de narration.
« D’où vient votre intérêt pour le personnage de Delmira Agustini ?
– Il vient de ma longue fréquentation de l’Uruguay. J’ai été mariée presque dix ans avec un membre des Tupamaros (mouvement révolutionnaire et de résistance à la dictature qui a écrasé ce pays de 1973 à 1985). J’y ai fait un film, Transatlantique (1996). J’y ai rencontré beaucoup d’amis, dont la poétesse Idea Vilariño, jusqu’à sa mort en 2009, et à qui Demain ? est dédié. Elle était aussi une grande traductrice, on lui doit notamment beaucoup des plus belles traductions en espagnol de Shakespeare. Je la voyais souvent, un jour où j’étais chez elle, elle a ouvert une armoire et a sorti des coupures de presses, des lettres, des manuscrits, et un livre écrit par elle, et elle m’a dit : « tu devrais mettre ton nez là-dedans. Si quelqu’un peut faire un film sur cette personne, c’est toi ». La personne en question était Delmira, dont j’ai découvert l’existence à ce moment.
– Dès ce moment vous avez su que vous feriez un film ?
– Dès que j’ai commencé à lire et à étudier ces documents, je me suis passionnée pour Delmira. Plus tard, je suis allée à la Bibliothèque nationale uruguayenne, où se sont ouvertes d’autres armoires. Il n’y avait pas seulement des documents littéraires, j’ai touché sa robe de mariée, j’ai vu ses poupées, ses manuscrits, on m’a mis dans la main la mèche de cheveux que la mère a coupée… Delmira devenait physiquement très présente. Le film devenait une évidence.
– Mais ce film, vous ne l’avez pas tourné en Uruguay.
– C’était impossible, pour ce film-là. Il n’y a pas d’infrastructure. L’Uruguay est un des plus petits pays d’Amérique latine, et un des plus pauvres. On peut y réaliser des films, et il y a aujourd’hui une jeune génération de réalisateurs, pionniers, très talentueux, mais il faut travailler dans des conditions qui ne correspondaient pas à ce projet-là. De toute façon, je ne voulais surtout pas faire de la reconstitution, il fallait tout réinventer pour être plus fidèle. Changer de pays était un bon moyen – c’est d’ailleurs ce que j’avais déjà fait à l’époque d’Eden Miseria, l’histoire d’Isabelle Eberhardt, qui se passe en Algérie et que j’ai tournée aux îles du Cap Vert.
– Mais pourquoi au Portugal ?
– C’est un autre pays que je connais très bien, je fais des mises en scène de théâtre chez Luis Miguel Cintra depuis 20 ans. Demain ? fait converger beaucoup de ce qui a compté dans ma vie, sur deux continents et à des périodes différentes. En outre, j’ai rencontré au Portugal un producteur formidable, Luis Urbano, le producteur de Miguel Gomes, ce qui a évidemment facilité la mise en chantier du film.
– Mais vous avez choisi de faire s’exprimer les personnages en français.
– En Uruguay à l’époque, la langue chic c’était le français. Le pays a connu une grande prospérité, grâce à l’exportation du bétail, notamment en France, et ceux qui en bénéficiaient ont fait de la France un modèle. Tous ces propriétaires étaient d’origine européenne, souvent française et plus particulièrement basque (même si le père de Delmira est d’origine italienne et sa mère allemande). Donc la présence du français a un sens. En même temps, la génération des parents parlait espagnol, mais avec un accent dû à leurs origines, alors que la génération suivante parlait espagnol sans accent. J’ai transposé cela en donnant les rôles des personnages d’âge mur à des acteurs qui parlent français avec un accent, et ceux des plus jeunes à des acteurs qui parlent français sans accent.
– De quelle documentation disposiez-vous pour écrire le film, et comment décidez-vous de l’utiliser?
– Avec mon coscénariste Georges Peltier, nous avons lu tout ce qu’elle a écrit, et pratiquement tout ce qui a été écrit sur elle et sur son œuvre. Nous disposions comme corpus d’informations de quelques lettres, de ses poèmes et d’éléments biographiques souvent contradictoires. Nous avons inventé en nous inspirant de ces éléments. Par exemple la rencontre avec Ruben Dario a bien eu lieu, mais ce qu’on voit est une fiction imaginée par nous à partir des lettres dont nous disposions. Tous les personnages du film ont existé. Enfin, le point de départ pour concrétiser le film a été la découverte de la maison, à Sintra près de Lisbonne. A partir de là, j’ai su que le film pourrait se construire entièrement dans et autour de ce lieu.
– Ugarte est une des figures importantes du film.
– C’est Idea qui m’avait incité à porter la plus grande attention au personnage d’Ugarte. On a longtemps considéré Manuel Ugarte (écrivain, publiciste et homme politique argentin, 1875-1951) comme une sorte d’intellectuel voyageur et Don Juan, plutôt superficiel. Mais il a joué un rôle politique fondateur en Amérique latine au début du 20e siècle, notamment par sa critique précise et lucide du risque que représentaient les Etats-Unis, alors largement regardés comme un idéal, pour un continent dont ils allaient effectivement organiser durant tout le siècle l’oppression et l’exploitation. Les Argentins eux-mêmes sont en train de réhabiliter son rôle dans l’histoire de l’Argentine. Ugarte a joué un rôle décisif pour Delmira même s’ils ne se sont vus que trois fois, et jamais seuls. Il lui a ouvert le monde. Là aussi la lettre de Delmira à Ugarte citée dans le film est authentique.
– La tonalité de Demain ? est très singulière.
– J’ai cherché à entremêler le tragique et le comique. Le comique retarde le moment de la tragédie. Je voulais me tenir au plus loin du théâtre bourgeois, aller là où les mots ne peuvent plus rien expliquer, ne plus rien résoudre. Je voulais cette rupture, qui est aussi une rupture avec les habitudes des spectateurs. Contraste, surprise, brusquerie. Un film féministe ou romantique ou psychologique aurait commencé par le double meurtre, et le film aurait prétendu l’expliquer. Je ne voulais surtout pas ça : un crime d’amour, ça ne s’explique pas.
– Vous n’avez pas seulement écrit et réalisé le film, vous avez aussi conçu les costumes et les décors.
– Dans le cas de ce film, cela allait ensemble, il fallait inventer les formes, les matières qui permettraient à Delmira d’apparaître. Il ne s’agit en aucun cas d’un biopic. Et ce n’est pas non plus un film culturel sur l’œuvre d’une poétesse latino-américaine… Demain ? raconte un parcours singulier, une exigence intime, l’histoire de cette jeune femme qui choisit le mariage pour en sortir ensuite, afin d’atteindre ce vers quoi elle tend. Elle déjoue tous les schémas, aussi bien le conformisme de la génération de ses parents que les méthodes de libération de ses deux amies, qui sont féministes et ne comprennent rien à ses choix. C’est une aventure de vie.
– Comment définiriez vous Delmira ?
– Elle est indéfinissable, sinon par la négative. Ce n’est pas un personnage romantique, ni un personnage féministe. Elle n’est pas asociale, mais elle essaie de trouver un chemin à elle. C’est par là qu’il y a une véritable modernité, qui est du même mouvement celle de sa vie, de son art, de ses amours. Lorsqu’avec Jacques Rivette et Pascal Bonitzer nous écrivions Jeanne la pucelle, on disait : « elle sait ce qu’elle veut mais elle ne sait pas comment y arriver ». Cela vaut aussi pour Delmira. Elle s’invente littéralement un chemin, à partir de ce qu’elle éprouve de manière très intime. Le film essaie aussi de faire percevoir ce que c’est que de faire sortir de soi, de son être, quelque chose de très personnel qui vous habite. Ce n’est pas un film sur la poésie comme production de texte, mais sur ce geste d’aller chercher en soi ce qui vous hante pour le porter vers la lumière. Et comment la société réagit à ça.
– En arrière plan, on découvre l’Uruguay du début du 20e siècle comme une sorte de terre d’utopie.
– Cela a été le cas. L’Uruguay est un pays inventé comme Etat-tampon entre le Brésil et l’Argentine. Sous la présidence de José Battle y Ordeñez au début du 20e siècle, des réformes inspirées par le modèle républicain français, mais en fait souvent beaucoup plus progressistes, par exemple le vote des femmes, ont été instaurées, dans un contexte de prospérité économique qui durera jusqu’à la fin des années 1920. Le pays a réellement été alors une enclave de progrès très étonnant, qu’on appelait « la Suisse de l’Amérique latine », ou « la petite tasse d’argent ». Cette modernité paradoxale fait que ce monde d’il y a un siècle, et situé de l’autre côté de la terre, n’est pas si étranger au nôtre.
– Le film était-il très écrit ?
– Entièrement. Les dialogues sont tous dans le scénario, il n’y a aucune improvisation, même si le tournage accueille aussi les événements qui se produisent, les accidents, comme j’ai appris à les intégrer grâce à Jacques Rivette. Par exemple le ballet des déménageurs s’est inventé sur le plateau, quelques instants avant qu’on tourne, avec les machinistes et un électricien. Le tango du père n’est pas non plus dans le scénario, c’est en voyant l’acteur jouer que j’ai repensé à mon propre père et comment il m’avait appris à danser…
– Qui sont les acteurs ?
– Les jeunes sont pour la plupart sinon des débutants, du moins des comédiens qui n’ont pas encore tenu de rôles de premier plan au cinéma – sauf les deux amies de Delmira, jouées par Beatriz Batarda, la star montante du cinéma et du théâtre portugais, et par Lolita Chammah. Mais il y a aussi de très grands acteurs portugais, comme Luis Miguel Cintra, ami fidèle, avec qui j’ai beaucoup travaillé au théâtre et au cinéma. Adriano Luz, qui joue le père, avait le rôle principal des Mystères de Lisbonne de Raoul Ruiz, il vient de la troupe de Luis Miguel… Ainsi que Teresa Madruga.
– Aviez-vous défini des principes pour la réalisation ?
– Je savais que le film serait peu découpé, qu’il fallait que les espaces et les durées puissent s’épanouir. Pour chaque film je fais un livre, avec plein de notes, de dessins, de photos, d’échantillons. C’est le document auquel tout le monde se réfère, c’est la bible commune. Des peintres qui m’accompagnent depuis toujours, comme Manet et Balthus, sont des inspirations plus ou moins conscientes pour composer les images. Je viens de la peinture et du dessin, j’ai commencé comme décoratrice et costumière, c’est comme ça que j’ai rencontré René Allio, et c’est en le voyant travailler que j’ai « dévié » vers le cinéma.
– L’image est très originale, notamment par son utilisation du noir.
– Dans ce film, je savais que l’obscurité et les trouées de lumière joueraient un grand rôle. Nous avons beaucoup travaillé cela avec le directeur de la photo André Szankowski, qui est un jeune chef opérateur brésilien très doué – il a fait l’image des Mystères de Lisbonne. C’était mon premier film tourné en numérique, il m’a beaucoup aidé à trouver les nuances et les ambiances que je voulais en utilisant cette technique. Demain ? est un film où les ellipses sont essentielles, elles sont aussi à l’intérieur des plans eux-mêmes, grâce à ces zones d’ombre.
– Qu’est-ce que le petit film qu’on voit à la fin ?
– C’est la première séquence que nous avons tournée. J’avais d’abord pensé commencer le film comme ça, mais finalement je préfère qu’on s’arrête avec ces images, qui à la fois suggèrent qu’on n’en saura pas plus parce qu’il n’y a rien de plus à savoir, et simultanément que, grâce au cinéma, Delmira continuera d’exister. C’est comme un salut, où elle reste vivante et énigmatique.
Cet entretien figure dans le dossier de presse du film.
lire le billet