Marseille entre deux tours de Jean-Louis Comolli, Michel Samson et Jean-Louis Porte. Durée : 1h17. Sortie le 30 mars.
Depuis 25 ans, Jean-Louis Comolli flanqué de son acolyte le journaliste Michel Samson mène un travail de cinéma politique sans équivalent. Marseille entre deux tours est le xxe film réalisé à l’occasion d’une élection dans cette ville.
De la mort de Gaston Deferre, parrain politique et à certains égards spirituel de Marseille à l’explosion des gauches socialiste et communiste en passant par la montée en puissance du Front National, l’irruption de Bernard Tapie, l’apparition de candidatures « issues de l’immigration », cet ensemble si profondément inscrit dans un tissu urbain et un théâtre politique spécifique compose aussi une exceptionnelle représentation des mutations de la vie collective française, d’un siècle à l’autre.
Il le fait d’autant mieux que, film après film, Comolli et Samson ont eu à cœur de varier les angles d’approches, de définir chaque fois une question singulière. Pourtant il s’agissait toujours d’observer les acteurs – candidats, partis, associations, médias – du jeu électoral.
Lors des municipales de 2014, attendant le résultat du premier tour dans le local électoral du chef de file socialiste Patrick Menucci, Comolli et Samson (ainsi que le chef opérateur de toujours, désormais pleinement associé à la réalisation, Jean-Louis Porte) ont pris conscience d’une usure, d’un vide, et décidé de faire autrement.
Bien entendu, il ne s’agit pas seulement de leur propre lassitude, il s’agit de l’exténuation des formes politiques classiques, jusque dans une ville qui les a adorées, jouées et surjouées jusqu’aux frontières de la tragédie mythologique. Ce que montrent remarquablement certains des précédents films, Marseille de père en fils, Marseille contre Marseille, La Campagne de Provence en particulier.
En voix off dans cette permanence quasi-déserte à la veille d’une défaite annoncée, Comolli déclare donc « Nous avons voulu aller voir ailleurs. Dans le hors-champ des campagnes électorales. Voir ce que racontent les rues, les ports, les escaliers, les marchés, les collines. Entendre ceux qui pratiquent la ville autrement, la parcourent, la pensent et l’inventent, les artisans d’une autre Marseille. »
Ces artisans sont à des titres divers liés à une opération d’une ampleur exceptionnelle, et qui a été bien mal comprise (et encore plus mal relayée par les médias nationaux), Marseille-Provence 2013, l’année d’interventions et de mises en œuvres de projets lorsque la ville a été Capitale européenne de la Culture.
Les six personnes qui interviennent successivement avaient tous une pratique importante avant ce temps fort qu’a été MP2013. Le parcours de Christian Poitevin, poète, performer et ancien adjoint à la culture de Robert Vigouroux, qui a joué un rôle majeur dans la création du Musée d’Art contemporain et la mise en place de la Friche de la Belle de Mai, ou celui du musicien Gilles Suzanne en ont été moins marqué.
Au fil des séquences scandées par le jazz ludique et suggestif d’André Jaume et Alain Soler, tous les six parlent pourtant d’une ville dont il apparaît que cet ensemble de manifestations culturelles a été l’événement politique le plus important des ces dernières années, et non pas les modalités habituelles de l’action publique, à commencer par les élections.
C’est éminemment le cas avec les deux interventions passionnantes de Baptiste Lanaspèze et de Julie de Muer. L’un et l’autre rencontrent le désormais moustachu et chapeauté mais toujours jovialement inquisiteur Samson sur une hauteur de la ville. De ce point de vue surplombant, ils décrivent, très différemment, deux manières de parcourir la ville pour la comprendre autrement, deux intelligences en marche, intelligences physiques pedibus jambisque, politiques, sociales, gourmandes, historiques, sensorielles.
Et leur parole fait émerger un paysage, au sens complexe du terme, une agencement de récits, d’espaces, de relations matérielles et mentales – ce que font aussi, à moindre échelle, Suzanne à La Plaine ou le musicien et performer Pierre Sauvageot avec les escaliers de la Gare Saint Charles, tandis que le sociologue Michel Peraldi met en évidence le rôle décisif des « excursionnistes marseillais » déjà au début du 20e siècle, et les descendances de ce rapport à la marche.
Dans le cas de Julie de Muer, l’expérience a mené à la mise en place de lieux d’accueil répartis dans le tissu urbain des quartiers Nord, à l’enseigne de l’Hôtel du Nord, tandis que la pratique de chemins de grande randonnée en pleine ville développée par Baptiste Lanaspèze se déploie désormais dans de nombreuses autres cités du monde, sous le label Urban Trails.
On pourra s’étonner que le film se termine avec une scène de liesse à la permanence de la Samia Ghali, seule candidate socialiste élue lors du 2e tour – et dont Comolli et Samson avaient suivi l’entrée en politique dans Nos deux Marseillaises.
Ce soir-là était tout de même, pour le camp dont nous voyons des partisans, un soir de défaite, et l’ensemble du film avait mise en évidence d’autres modes de rapport à la cité (au sens urbain comme au sens politique), face auxquels les phrases convenues de la candidate élue sonnent terriblement creux. Au-delà de la joie des supporters de l’élue des Quartiers Nord, c’est bien un doute, une inquiétude, une exigence d’autre chose que les séquences précédentes font éprouver.
Par les chemins qu’il ouvre, par les questions qu’il pose, par le expériences qu’il partage, Marseille contre Marseille est une proposition de cinéma travaillant les enjeux politiques de notre temps de manière féconde. On ne peut que regretter qu’il souffre d’une diffusion minuscule, qui rend difficile l’accès à un film qui méritait mieux, beaucoup mieux.
lire le billetBeijing Stories de Pengfei, avec Ying Ze, Luo Wen-jie, Zhao Fu-yu. Durée: 1h15. Sortie le 6 janvier.
Le symbole est presque trop évident. À Pékin, des centaines de milliers de personnes vivent dans les sous-sols des immeubles, anciennes galeries anti-atomiques, caves ou aménagements sauvages. Cette face cachée du sidérant boom économique chinois des quinze dernières années aurait pu suffire à constituer la trame d’une chronique de la misère urbaine de masse à l’ère de l’explosion économique. Mais pour son premier film, Pengfei réussit à jouer des ressources dramatiques et métaphoriques de la situation, sans s’y laisser en fermer.
Construisant une intrigue tissée par trois personnages principaux, le réalisateur raconte de manière attentive la situation tout en laissant se déployer les ressources de la fiction, et les émotions que suscitent les protagonistes. Aux côtés du jeune ouvrier, brocanteur à ses heures, et de la jeune femme qui gagne sa vie en s’exhibant dans un bar de pole dance, voisins de sous-sol, comme en compagnie du couple plus aisé qui refuse d’évacuer sa maison expulsée pour cause de promotion urbaine galopante, Beijing Stories se révèle surtout d’une attention délicate aux êtres et aux choses, aux gestes et aux parts d’ombre de chacun.
On peut y reconnaître l’influence de Tsai Ming-liang, dont Peifei a été l’assistant, même si la tonalité est finalement moins sombre que chez le grand cinéaste taïwanais, quand bien les situations évoquées n’ont vraiment rien de réjouissant. L’humour et l’empathie affectueuse pour les personnages, jusque dans leurs limites, leurs erreurs, voire leur ridicule, et une grande élégance dans la manière de filmer, élaborent toute l’épaisseur sensible de ce terrible constat au pays des immigrants (intérieurs) noyés comme des rats dans les sous-sols de la nouvelle classe moyenne, et de l’éviction brutale des habitants pour satisfaire les appétits d’entrepreneurs voraces et de fonctionnaires corrompus.
Beijing Stories n’élude en rien ces réalités, et apporte ainsi une nouvelle contribution de grande qualité à cette prise en charge par le cinéma chinois contemporain des effets les plus sombres de l’évolution du pays, terreau sur lequel continuent de s’affirmer des jeunes réalisateurs. L’ébauche d’une romance en sous-sol, les ressorts d’une comédie ou l’embryon d’un polar se fondent comme naturellement pour nourrir la plénitude du film. Les trajectoires en pointillés des trois protagonistes, et la manière dont elles se croiseront, dessinent ensemble une carte à la fois romanesque, réaliste et imaginaire. (…)