Cinéma: les festivals face à la censure politique

People queue to buy tickets for Istanbul Film Festival at Atlas movie theatre in IstanbulA quelques mois d’intervalle, deux des plus grands festivals du monde, celui de Busan en Corée du Sud et celui d’Istanbul en Turquie, viennent de connaître de graves affaires de censure, qui témoignent d’un raidissement inédits de régimes pourtant considérés comme démocratiques.

En 20 ans, Busan s’est imposé comme la principale manifestation cinématographique d’Asie, porté par le dynamisme du cinéma coréen, l’essor général de la région, et aussi le vigoureux soutien public que le Festival a reçu depuis ses débuts en 1996. Busan a joué un rôle décisif dans la révélation des grands auteurs asiatiques contemporains et dans la multiplication des liens entre les cinématographies de la région. Enfant de la démocratisation du pays après des décennies de régime militaire ou paramilitaire d’extrême droite, le Festival comme un grand nombre d’autres activités culturelles dans le pays s’est trouvé dans un environnement moins favorable avec l’arrivée au pouvoir en février 2013 de Park Geun-hye, la fille de l’ancien dictateur Park Chung-hee. Lors de la dernière édition du festival (du 2 au 11 octobre 2014), les autorités sont intervenues pour empêcher la programmation du documentaire consacré au naufrage du ferry Sewol, qui entrainé la mort de 304 personnes dont de très nombreux enfants. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

Au bout de la nuit

Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan

« La poursuite n’est pas (…) un thème parmi d’autres qui qualifierait un certain type de narration. La poursuite est l’essence même du cinéma. (…) la construction du regard du spectateur à partir d’une expérience perceptive continue de faire opérer la poursuite, la rupture et les suspens dans ce qui nous est donné à voir et qui s’appelle un film, suite d’images inscrites dans une temporalité à la fois réelle et fictive. » Ces phrases figurent dans le nouveau livre de la philosophe Marie-José Mondzain, Images (à suivre), qui vient de paraître chez Bayard. Elles font directement écho à Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan, qui sort en salles ce 2 novembre.

Qu’y poursuit-on ? Qui est poursuivant ? Poursuivi ? Il faudra tout le film pour donner non pas les réponses, mais le véritable sens de ces questions. La situation paraît pourtant simple. Un meurtre a été commis. Arrêté, l’assassin doit conduire un policier, un procureur et un médecin là où est enterré le cadavre. Mais il est incapable de désigner l’endroit avec précision, ou peut-être le prétend-il. Dans la nuit qui tombe et s’épaissit, voici donc un convoi de voitures errant à travers la steppe anatolienne, d’un lieu à l’autre correspondant aux indices livrés par le meurtrier, une fontaine avec un arbre à côté, près de la route…

Enquête, quête, errance, doute, mise à jour de la vérité des personnages qui participent à ce périple nocturne, et qui devient parcours initiatique pour celui qui se révèle au centre du récit, le médecin des villes embarqué à son corps défendant dans cette affaire violente et archaïque, opaque et banale. En même temps que s’épaissit la nuit de plus en plus difficilement trouée par les phares des voitures, en même temps que s’alourdit la fatigue et que s’exacerbe la tension, le mystère s’approfondit, au sein de cette maigre énigme se révèlent peu à peu d’autres ombres, d’autres troubles.

« Expérience perceptive », en effet, que l’impressionnante beauté des images dans ces paysages désolés où la mythologie rôde. Mais expérience perceptive, aussi, que l’inquiétante étrangeté des présences de ces corps d’hommes, assignés à des fonctions (LE meurtrier, LE docteur, LE flic, LE juge), et dont la présence et les actes, la confrontation à des péripéties à la signification incertaine, ou peut-être dépourvues de sens, construisent en effet le regard des spectateurs. Expérience palpitante qui s’élance d’abord lentement puis de plus en plus intensément dans l’aridité des lieux et de l’intrigue, tandis que Nuri Bilge Ceylan déploie son film comme proposition d’une aventure vécue par chaque spectateur.

A la lueur de ces lanternes et de ces lampes torches qui, à l’écran, métaphorisent le projecteur de cinéma, dans les replis d’une fiction qui est aussi celle des attentes, des préventions et repères du spectateur, la recherche qui anime les protagonistes engendre un espace presque infini, et en même temps intime, propre à chacun de ceux qui verront le film, et où il revient à chacun de frayer son propre chemin.

Ce sera aussi, non sans rebondissement, le trajet intérieur du médecin, personnage autour de qui, peu à peu, s’organise la progression de la narration. Et en retour celle-ci exige de lui le passage du statut de témoin à celui d’intervenant – de spectateur à acteur, exactement ce qui est proposé à ceux qui sont dans la salle.

Est-ce à dire que Il était une fois en Anatolie, avec son titre-citation, serait un film sur le cinéma ?  Pas du tout, ou pas plus qu’aucune œuvre importante n’est toujours aussi mise en jeu et en question des moyens artistiques dont elle use. Chacun a tout loisir, dans le film de Bilge Ceylan, d’élaborer les dimensions (morales, politiques, esthétiques, de vie quotidienne…) que mobilise la projection. Elles sont innombrables, et, au plus, ne renvoient au dispositif cinématographique que pour autant que celui-ci est représentatif d’enjeux infiniment plus larges. Il n’est pas question ici du « sujet » du film, comme avec toute œuvre d’importance elle ne saurait se réduire à un quelconque sujet, il est question de mise en scène.

Le cheminement nocturne par lequel s’ouvre le film accomplit le beau prodige d’en créer à la fois les conditions narrative au sein de l’économie du film, et les conditions psychiques, dans l’esprit de chaque spectateur. Dans ce film-arbre, la première partie est un tronc dense et rectiligne, dont la densité et la droiture sont la condition du vaste épanouissement qui se produit ensuite. Le sixième long métrage du cinéaste turc apparaît ainsi comme la synthèse et le dépassement réussi de ses réalisations précédentes, qui en seraient comme les racines profondément enfoncées dans la terre de son pays. On y retrouve la capacité de laisser affleurer l’immensité, la complexité, la beauté et cruauté du monde qui caractérisait ses deux premiers films, les moins connus et pourtant les plus beaux jusqu’à ce jour, La Ville (Kasaba)et Nuages de mai, tout en retrouvant la vigueur dramatique, la pulsion interrogative qui habitait Uzak, Les Climats et Les Trois Singes.

lire le billet