La décision du maire UMP de Villiers-sur-Marne, Jacques-Alain Bénisti, d’interdire la projection de Timbuktu dans sa ville puis, dans un deuxième temps, de «simplement» la repousser, parce que, dit-il, il a «peur que le film fasse l’apologie du terrorisme», est si absurde qu’elle laisse d’abord sans voix, partagé entre fou rire et terreur devant les abîmes de la bêtise. Pour quiconque a vu le film d’Abderrahmane Sissako, pour qui a rencontré l’intelligence et la beauté mises en œuvre pour affronter ce que font et ce que représentent les djihadistes, il semble qu’on ait seulement affaire à un contre-sens idiot, un effet collatéral narquois de la montée générale de la tension depuis neuf jours. Il est pourtant à craindre que ce soit plus grave.
Le plus inquiétant est qu’il n’est pas sûr que, en voyant le film (il a annoncé qu’il allait le faire), Jacques-Alain Bénisti changerait d’avis. C’est qu’il y a en effet dans Timbuktu, même si la plus élémentaire bonne foi oblige à reconnaître que c’est sans la moindre complaisance, de la complexité, des questions, des nuances –toutes choses auxquelles l’heure n’est plus.
Signé d’un cinéaste dont le prénom pourrait être aussi celui d’un terroriste, montrant des combattants d’AQMI différenciés et qui ne se réduisent pas à un masque hideux et inhumain, le film devient suspect de manquer de vigueur dans la condamnation aux yeux de qui ne demande qu’à s’engager dans la guerre des civilisations, variation récente des vieux binarismes meurtriers qui refusent de penser et de regarder. De ce simplisme exigé à «l’apologie du terrorisme», il y avait encore plusieurs pas, allègrement franchis par l’édile de manière visible. Il serait naïf de croire qu’il est le seul.
COMMUNIQUÉ DE LA SOCIÉTÉ DES RÉALISATEURS DE FILMS (SRF)
La tentation de la censure, ou le jeu de l’obscurantisme
Paris, le 19 janvier 2015.
La Société des réalisateurs de films est extrêmement choquée de découvrir que le Maire UMP de Villiers-sur-Marne (Val-de-Marne), Jacques-Alain Bénisti avait décidé de déprogrammer du cinéma de sa commune le film Timbuktu d’Abderrahmane Sissako sans l’avoir vu, argumentant sur une peur que le film « ne fasse l’apologie du terrorisme ».
Présenté en Compétition officielle au dernier Festival de Cannes, nominé aux Oscars du meilleur film étranger, encensé par la presse, Timbuktu narre la violente incursion de l’extrémisme religieux dans une ville du Nord Mali, et la terreur subie par ses habitants, qui vivaient jusqu’alors dans les valeurs de paix, de partage et de dignité de la religion musulmane. Le film a été unanimement reconnu comme une ode à la tolérance et à la résistance à l’obscurantisme.
Après avoir été vilipendé et moqué sur les réseaux sociaux, par ceux qui – eux – avaient vu le film, le Maire s’est finalement rétracté en acceptant de le reproposer au public « dans une quinzaine de jours », tout en indiquant qu’il allait le visionner d’ici-là avec des membres du conseil municipal.
Et après, quoi ?!
Si ce film, ou un autre, a le malheur de déplaire à ce maire (ou un autre), si celui-ci pense qu’il risque de heurter des musulmans qui vivent dans sa ville, ou des juifs, des catholiques, des jeunes, des vieux… va t’il le déprogrammer ? En dehors de la Commission de classification des films du CNC, va-t-on instaurer des comités de censure dans toutes les villes de France et décider de ce que le bon peuple aurait ou non le droit de voir ? Si l’époque était à la rigolade, on rirait de bon cœur devant l’outrecuidance de ce maire, mais la période ne prêtant guère à rire, c’est la consternation qui l’emporte.
Aussi, aujourd’hui, nous dénonçons une nouvelle fois et avec force le danger pour la démocratie que représente la « tentation » de la censure. La censure ne peut en aucun à être une réponse à l’aveuglement et à la terreur. C’est faire le jeu des obscurantistes que d’y avoir recours. L’affaire Bénisti en est un exemple angoissant et ironique : au prétexte de contrer l’Islamisme radical, le maire de Villiers-sur-Marne interdit un film populaire et bouleversant qui le dénonce avec une immense force poétique. Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin de la vision complexe et nuancée d’œuvres de l’esprit qui, comme Timbuktu, nous aident à penser notre monde et notre époque. Multiplier les points de vue, s’ouvrir à la réalité du monde est l’objet même de la culture. C’est également, nous le savons, le meilleur rempart contre la haine.
La SRF sera donc plus vigilante que jamais, en ces temps troublés, pour que ni l’État, qui se doit de donner l’exemple, ni aucun groupe de pression ne profitent de la situation pour faire régresser nos libertés fondamentales, que ce soit en invoquant la « menace terroriste » ou le « communautarisme ».
Le Conseil d’administration de la SRF :
Stéphane Brizé, Laurent Cantet, Malik Chibane, Catherine Corsini, Frédéric Farrucci, Pascale Ferran, Denis Gheerbrant, Esther Hoffenberg, Cédric Klapisch, Héléna Klotz, Olivier Lévêque, Sébastien Lifshitz, Anna Novion, Katell Quillévéré, Christophe Ruggia, Pierre Salvadori, Céline Sciamma et Jan Sitta.
Timbuktu d’Abderrahmane Sissako, avec Ibrahim Ahmed dit Pino, Toulou Kiki, Abel Jafri, Fatoumata Diawara, Kettly Noël.| Durée:1h37. Sortie le 10 décembre.
La gazelle, silencieuse et affolée. Le drapeau noir du djihad. Les vaches tranquilles près du lac au milieu du désert, un enfant. La ville et ses maisons de terre surmontées de paraboles. La violence du son des balles qui déchiquètent les statues.
Il y a une histoire, qui sera contée. Il y a une situation, qui sera décrite. Il y a une multiplicité de gens, de peuples, de langues. Il y a un monde composite, disjoint semble-t-il et qui pourtant est un seul ensemble.
La famille de bergers dans la tente sur la dune et la famille de pêcheurs sur la rive, c’est comme sorti d’un récit biblique, et c’est une scène de western, et c’est maintenant aussi. Maintenant, cette époque contemporaine où on tue à coups de pierres ceux qui n’ont pas officialisé leur amour devant le bon prêtre, ce Moyen-Âge de 4X4 et de kalach tenues par des jeunes gars paumés, qui s’engueulent ferme sur les mérites comparés de Zidane et de Messi.
Abderrahmane Sissako est comme… comment dire? Comme un danseur aveugle qui danserait toutes ses perceptions. Son film est sa danse.
«Aveugle» pas parce qu’il ne voit pas, évidemment, mais parce qu’il va au-delà, parce qu’il capte les vibrations, les intensités, les souffles. Il sait comment les islamistes ont pris les villes du Nord Mali, il sait ce qu’ils ont fait, et c’est là, à l’écran. Mais pas comme le décrirait un journaliste, un documentariste ou même un romancier, plutôt comme le modulerait un chanteur à bouche fermée ou un poète mystique.
Abderrahmane Sissako sait aussi ce qu’il y avait avant l’attaque des djihadistes, et comment cela continue, après la venue de soldats français qui les ont délogés, après les déplacements suivants, dans l’histoire, dans l’espace, dans l’actualité. Timbuktu n’est pas une chronique, c’est un récit mythologique. Et c’est ainsi, ainsi seulement, qu’il prend en charge l’acuité du présent.
Cela semble tout simple, une succession de saynètes disposées autour du fil conducteur d’un drame à la fois singulier et exemplaire, qui frappe la famille d’éleveurs située par le scénario au centre de l’écheveau de situations toutes reliées –exemplaire, du moins, d’un état de violence à la fois barbare et bavarde, dans les mots d’une pseudo-justice comme dans les coups de fouets ou de feu. Mais non. Aucune figure ici n’est simple, pas même celle des assassins– surtout pas elles. Miroir paroxystique, de toute sa rage et de tout son rire, Zabou la folle créole parée d’oripeaux princiers et d’un coq altier tient tête aux fous d’Allah.