Le nouveau film de Nicolas Philibert, La Maison de la radio, sort en salles ce mercredi 3 avril, accompagné d’un accueil très favorable, qui n’a cessé de s’amplifier depuis sa présentation au Festival de Berlin devant un public enthousiaste. De telles réactions ne peuvent que me réjouir, moi qui, depuis La Ville Louvre (1990) considère le travail de ce réalisateur comme exemplaire des puissances du cinéma, qu’il met en jeu dans le champ documentaire. Et aussi, pourquoi le cacher ?, moi qui, m’honore d’être devenu l’ami d’un homme dont j’admire le travail et dont je partage les principes qui guident sa pratique artistique et professionnelle comme ses engagements politiques. Et voilà que je ne partage pas l’approbation quasi-générale que semble susciter La Maison de la radio.
Essayer d’en écrire ici signifie donc à la fois interroger le film lui-même, sa place dans l’œuvre de son auteur, et mon propre regard sur l’un et l’autre. Toutes interrogations qui font, de fait, partie de l’activité critique, dès lors qu’on se refuse à réduire celle-ci aux rôles médiocres de supplétif publicitaire ou de conseil au consommateur.
Epousant le déroulement d’une journée-type, La Maison de la radio circule dans le grand bâtiment circulaire qui lui donne son nom, accompagnant tour à tour nombre des professionnels qui y exercent leur métier, journaliste, animateur, ingénieur du son, documentaliste, technicien, musiciens, responsable de programme, etc. Ce voyage à l’intérieur d’un monde par l’addition de « moments » laisse apparaître le double projet du film : raconter un phénomène singulier, l’activité radiophonique (singulière, notamment, du fait qu’il s’agit d’une activité « invisible », dont le fonctionnement ne passe pas par la production d’images) et décrire un système, celui que forment les stations du service public de la radio en France (c’ est se colleter avec une autre forme d’invisible, pour donner à percevoir ce qui, au-delà des pratiques quotidiennes, au-delà du plan d’occupation de l’immeuble circulaire de l’Avenue du président Kennedy ou de l’organigramme de Radio France, « fait système », et avec quels effets).
Pour se faire, Philibert recourt à ses outils habituels. Ce sont d’abord une disponibilité aux nuances, une attention aux détails, une sorte d’affection retenue, attentive, pour ceux qu’il filme. C’est la certitude qu’il y a toujours davantage à percevoir que ce qu’on voit d’habitude. C’est aussi une idée du montage qui vise à construire un espace mental plus qu’une recomposition de la disposition géographique des lieux filmés ou la chronologie. Et de fait, nombre des personnes filmées par Philibert sont attachants, nombre des situations sont intéressantes, amusantes, parfois émouvantes.
A toute heure du jour et de la nuit et sur toutes les antennes du service public, les composants sont d’une grande variété – la négociation entre rédacteurs pour le sommaire d’un journal, l’enregistrement d’un morceau par les chœurs de Radio France, la récitation psalmodiée de la météo marine, la formation d’un aspirant présentateur, l’entretien avec un écrivain comme une parenthèse musicale en apesanteur, l’effort pédagogique d’un scientifique cherchant à parler de sa recherche, le ping-pong entre animateurs et invités rivalisant de deuxième degré… Il arrive aussi qu’on sorte de la maison ronde, le temps d’un reportage à moto sur le Tour de France ou d’un enregistrement de « sons seuls » au fond des bois – volonté de montrer que tout ce qu’émet la radio n’est pas produit at home, ce qu’on sait bien, et qui tend à augmenter le sentiment d’émiettement qui émane de l’ensemble du film au-delà de la qualité de ses composants.
Parce que cette variété, ce foisonnement, ne fait pas sens au-delà du constat de son existence – constat que chacun peut faire en allumant sa radio. Et cette absence de sens dérange. L’intelligence cinématographique de Nicolas Philibert a toujours consisté à filmer ce qui se trouve au-delà des apparences, mais sans aucune logique du dévoilement, de la révélation d’un secret derrière le rideau – il n’y a pas de secret, simplement l’infinie complexité du monde, et la possibilité pour le cinéma quand il fait ce qu’il a à faire, d’en donner à ressentir un peu plus, un peu mieux.
Exemplaire était à cet égard le film de Philibert le plus directement comparable à celui-ci, La Ville Louvre et son exploration sensible, intuitive, du monde réel dont le grand musée ouvert aux visiteurs n’est qu’une surface visible – une sorte d’écran, ou de vitre-miroir, transparente et réfléchissante à la fois comme le sera 20 ans plus tard la cage de Nénette au Jardin des plantes.
A ce moment, l’honnêteté oblige à poser la question de l’attente vis-à-vis du film. De La Ville Louvre, qui concerne un sujet qui m’intéresse beaucoup, je n’attendais rien de particulier. Idem du Pays des sourds, de La Moindre des choses, d’Etre et avoir, de Nénette, au-delà de leur grande diversité. Je ne voulais rien attendre non plus de La Maison de la Radio, j’étais d’accord pour accompagner le regard du cinéaste au gré de ses propres choix et intuitions. Mais il semble que cela (me) soit impossible. La relation au dispositif radiophonique, et aussi à ce que Radio France parvient encore à incarner d’un véritable service public, cette relation intime, sensorielle et quotidienne, suscite une demande forte, même informulée, même refoulée. J’entends que d’autres n’ont pas attendu ainsi le film, ou ont trouvé leur attente satisfaite. Tant mieux.
Mais ce que fait la radio, sa manière particulière d’engendrer cette relation incomparable aux voix, aux images, aux corps, aux événements, aux idées par le biais de ce dispositif technique, je ne le sais pas plus après avoir vu ce film. Ce que fait le service public de Radio France, comment malgré des forces contraires jusqu’à la tête de cet organisme, sa collectivité continue pour l’essentiel de faire exister cet esprit de confiance dans l’intelligence des auditeurs qui l’établit de facto en réponse à la médiocrité médiatique ambiante, et en particulier à ce qu’est devenu le service public de télévision, je ne le sais pas plus après avoir vu ce film. Tant pis pour moi.
lire le billet• Au delà des collines, de Christian Mungiu, avec Cosmina Stratan, Cristina Flutur, Valeriu Andriut (Compétition officielle)
Au premier tiers du Festival, l’impression qui domine, surtout en compétition, est celle du grand nombre de produits formatés, obéissants à des règles convenues, connues de tous, et qui feraient de l’accomplissement des attentes programmées chez les spectateurs leur but ultime.
C’est exemplairement le cas de Reality, le film de l’Italien Matteo Garrone, prévisible dénonciation convenue des méfaits de la télé réalité et folklorisation condescendante du corps des pauvres et des mœurs napolitaine. Il est même embarrassant d’avoir affaire à une si pauvre redite, 60 ans après Bellissima de Visconti et Le Sheikh blanc de Fellini, cinéastes qui ont vu venir de très loin l’horreur berslusconienne.
Mais c’est tout aussi exemplairement le cas de Paradis: amour de l’Autrichien Ulrich Seidel, rentabilisation malsaine de la misère sexuelle des femmes européennes et de l’exploitation raciste des jeunes hommes des pays pauvres.
Mais c’est aussi le cas de Lawless film complètement américain de l’Australien John Hillcoat, qui démontre sa capacité à réutiliser les clichés du film de violence états-uniens, aux confins du western et du film noir, avec son histoire de paysans bootleggers affrontant les agents fédéraux venus de la ville durant la Prohibition, en prenant grand soin de n’avoir rien à dire sur rien, de n’ouvrir aucun espace d’imprévu.
Et c’est à l’extrême le cas du pénible La Chasse du Danois Thomas Winterberg, calvaire réglé comme du papier à musique d’un homme faussement accusé de pédophilie.
Les réalisateurs sont plus ou moins habiles, voire virtuoses. Cela ne change rien à cette idée déprimante qu’un film serait là pour répondre à ce qu’il annonce d’emblée, confort d’ailleurs, comme on sait, largement plébiscité par le public —à Cannes aussi. C’est à dire l’exact opposé de la découverte, de l’aventure, de l’expérience que pourrait et, si on espère quelque chose de l’art du cinéma, que devrait être la rencontre avec un film.
Cette expérience, cette aventure, elle est au rendez-vous d’un autre film en compétition. Film bizarre, peu aimable a priori, pas forcément plaisant durant le cours de la projection, mais qui s’en vient chercher en chacun des espaces inconnus, des ressorts inhabituels, et qui fait ainsi vibrer longtemps après toute une gamme d’émotions et d’interrogations.
Au-delà des collines, du réalisateur roumain Cristian Mungiu (Palme d’or 2007 pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours) raconte ce qu’il advient dans un monastère orthodoxe roumain à la règle particulièrement stricte après que l’une des sœurs y ait introduit une amie en détresse.
Claude Chabrol est mort ce dimanche 12 septembre 2010, à l’âge de 80 ans. C’est vrai? Oui hélas, c’est vrai. Mais avec lui, il y a motif à se poser la question. Il aurait aimé fabriquer un canular à propos de sa propre mort. Chabrol s’était méthodiquement construit une réputation de farceur. Sans doute l’homme avait des dispositions pour la blague, mais il ne s’agit pas ici d’anecdotes d’adolescent turbulent ou de bonhomme goguenard, prompt à la galéjade. Il s’agit de son travail, de son art, et de sa survie. Trois grands mots qu’il se sera toujours refusé à prononcer – mais dont il appréciait qu’on comprenne que c’était bien ça qui était en jeu.
Chabrol avait construit les conditions nécessaires à la poursuite de ce qu’il aimait le plus au monde: faire des films. Pas raconter des blagues ni manger à une table gastronomique, même si il aimait ça, aussi. A la fin des années 50, beaucoup de jeunes gens s’apprêtent à devenir réalisateur. Nous savons aujourd’hui qu’une petite dizaine sont de grands artistes en herbe.
Parmi eux, deux seulement vont établir les conditions pérennes pour exercer leur activité de cinéaste, par des voies radicalement opposées: Eric Rohmer et Claude Chabrol. Alors que Rohmer construisait avec sa société, les Films du Losange, l’enclave à l’intérieur de laquelle il pourrait travailler à sa guise, Chabrol entrait presqu’aussitôt «dans le système», travaillant pour des producteurs établis.
Stratège débonnaire mais sophistiqué, il saurait jouer au mieux de ce cadre pour faire ce qu’il avait envie de faire. C’est un jeu où il arrive qu’on perde, et cela donna ce qu’il appelait «des merdes absolument saisissantes» (citons Le Sang des autres, Jours tranquilles à Clichy, assez peu en fait) ou des mauvais films (une petite dizaine). Mais cet homme-là a réalisé 55 longs métrages en 50 ans, plus quelques sketches mémorables et 21 téléfilms. Qui dit mieux dans le cinéma français (ou ailleurs)? Personne.
(…) Lire l’article complet, publié sur slate.fr le dimanche 12 septembre 2010