Leçons d’harmonie raconte l’histoire d’une vengeance, et bien autre chose. La vengeance sera celle d’un lycéen humilié et ostracisé par les autres élèves, sous la coupe de Bolat, un condisciple chef de bande. Mutique et renfermé, le jeune Aslan, qui vit seul avec sa grand’mère dans une ferme à l’écart de la ville, prépare méthodiquement l’élimination de son ennemi. Sauf que le combat d’Aslan et Bolat, combat de la victime contre l’oppresseur, stratégie asymétrique où l’intelligence du faible invente les réponses à la surpuissance du fort, s’il est en effet la colonne vertébrale du film durant les deux tiers de son déroulement, est loin d’en dire tout le sens, toute l’ambition et toute la puissance.
Cette intrigue est plutôt comme le propulseur, abandonné en chemin, d’une composition beaucoup plus ample et complexe.
L’élégance du premier film du jeune réalisateur kazakh Emir Baigazin est de ne sembler montrer que des situations simples, auxquelles aucun effet de style n’ajoute un discours, une généralisation, une ruse séductrice. Fixes ou en mouvements glissés, jamais très brefs ni très longs, les plans seraient comme les cases quasi-égales d’un échiquier sur lequel Aslan prépare sa revanche, comme un maître organise très en avance un coup particulièrement retors. Cette tension dramatique et formelle est enrichie par une manière de filmer étonnamment réaliste, au sens de la sensibilité aux matières, aux objets, aux lumières naturelles. Sans trucage ni astuce, Baigazin filme un verre, un visage, un stylo, un lavabo, un couteau, des chaussures de telle manière qu’ils acquièrent immédiatement une très grande présence physique à l’écran, présence qui densifie et rattache au monde quotidien un récit essentiellement abstrait. Apparemment raconté de manière très posée, le film est aussi capable d’accélérations foudroyantes, par exemple lorsque soudain tout se précipite au moment de l’installation dans la classe d’Aslan de Bolat le petit caïd.
Ce récit, anecdote dramatique, fait divers, fable morale, histoire d’une stratégie dans un contexte de film noir un peu à la manière d’Un prophète (ce qui serait déjà beaucoup) est en fait retramé par une réflexion beaucoup plus vaste, d’autant plus passionnante que le cinéaste la met en scène sans pour autant s’en faire le propagandiste, comme une interrogation inquiète plutôt que comme l’affirmation d’une thèse.
Leçons d’harmonie met en jeu l’idée très archaïque et très contemporaine qu’on a (abusivement) baptisé le darwinisme social. Deux lézards verts dans un bocal en sont peut-être les véritables personnages principaux, quelques cafards ligotés sur une chaise électrique miniature en sont les représentants terriblement troublants. Des bribes d’émissions de télé et plusieurs cours enseignés aux lycéens permettent de rappeler quelques éléments auxquels se réfère cette conception de la lutte généralisée de tous contre tous et de la valorisation de la force comme seul principe de survie. Ils le font d’une manière qui n’a, elle, rien de scolaire mais est toujours dans le mouvement de l’action.
Et c’est la composition du film qui permet de déployer les racines et les effets réels de cette approche dont il n’est nullement besoin de savoir qu’elle eut comme principal théoricien Herbert Spencer. Grâce à sa construction en ces petits blocs d’espace-temps que constitue chaque scène, le film inscrit son récit propre dans des réseaux de plus en plus étendus, ceux des systèmes de racket et de contrôle social par des organisations mafieuses rivales, ceux du rôle de l’autorité publique, de la directrice du lycée à la police, les rapports capitale/province et ville/campagne, ceux de la modernisation libérale, ceux de la religion et des différents régimes de croyance et de superstition, dont font aussi partie, à côté de l’islam et de l’animisme, l’idéal éducatif, l’organisation administrative ou le miroir aux alouettes des nouvelles technologies du loisir et leur pouvoir addictif. Il faudrait y ajouter encore les abîmes psychiques. Là rôdent le désir sexuel, et simultanément les fantasmes de pureté – Aslan se lavant compulsivement, la terreur du regard des garçons éprouvés par la jeune fille. Là, les pulsions sadiques ne sont nullement réservés aux « méchants » de l’histoire, lesquels agissent au contraire plutôt rationnellement (le pseudo-darwinisme à la mode Spencer) même si de manière immonde.
Apparemment très sage et en fait très audacieuse et disponible à d’innombrables ouvertures, la composition du film autorise des déplacements gigantesques qui adviennent comme naturellement, fruits d’une nécessité interne dont on ne découvre l’existence que durant le déroulement du film. Ainsi, en particulier, du recours aux ellipses, dont la puissante coupe franche qui, au moment du passage à l’acte, rappelle les stratégies narratives de Robert Bresson, ou plus récemment des frères Dardenne. Ainsi, également, la dimension onirique, qui du tout premier plan au tout dernier est comme un filet d’air qui parcourrait ce film apparemment ultra-réaliste, ou plutôt d’un réalisme assez rigoureux pour précisément accueillir aussi l’onirisme, y compris des scènes de rêves filmées exactement comme des scènes de « réalité » (n’est-ce pas le propre du rêve ?), et jusqu’au cauchemar final dans le commissariat qui redéploie tout l’enchainement possible des faits, d’une manière que la logique policière ne peut pas davantage résoudre que l’extrême violence des flics.
Cette tension ouverte et complexe ne tient pas à la seule composition du film, mais aussi à la manière dont Emir Baigazin filme chaque plan. La première image, peut-être rêvée, est d’une grâce élégiaque. La première séquence, entre comique et cruauté, réalisme et geste propitiatoire – est-ce pour être mangé ou pour attirer la clémence des dieux sur le film que ce mouton est sacrifié sous nos yeux ? – installe d’emblée dans un monde qui n’est pas le nôtre, et dont on ne peut douter de l’authenticité. Plus que tout peut-être, la relation entre la caméra et le corps et le visage d’Aslan (Timur Aidarbekov) est comme celle du projecteur avec le grand écran : tout peut y apparaître. Aslan est un écolier timide, il est un jeune guerrier, il est un habile stratège, il est aussi un garçon qui rêve de la jolie fille dans sa classe, et un enfant qui a peur (d’être atteint d’une maladie inconnue). L’inexpressivité de surface de son visage, en fait très riche de possibilités jamais formulées mais offertes à l’imaginaire du spectateur, et sa raideur corporelle qui évoque par instants Buster Keaton et par instants Nosferatu, inscrivent une tension où le burlesque voisine avec l’inquiétant, et qui nourrit sans cesse la capacité de porter attention au personnage, sans pour autant s’identifier à lui.
C’est une des très subtiles opérations réussies par le film que d’instaurer cette mobilité de la relation du spectateur au personnage central, élément majeur de la constante mobilité d’imagination et de réflexion qu’il suscite, mobilité qui est le résultat paradoxal du côté apparemment très statique de la mise en scène. Ainsi la beauté des plans et l’intensité dramatique des situations stimulent constamment la capacité de chacun d’entrer dans le mouvement intérieur de ce film étrangement dynamique à l’intérieur de son apparente lenteur.
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Nymphomaniac, Volume 1. De Lars von Trier, avec Charlotte Gainsbourg, Stellan Skasgard, Stacy Martin, Shia Labeouf. 1h57. Sortie le 1er janvier.
Ecrire une critique à propos de ce qui sort en salles, en France, le 1er janvier 2014, sous le titre Nymphomaniac, Volume 1, est un exercice singulier. Il s’agit en effet de la moitié d’un film, clairement présenté comme tel (et pas un épisode complet, comme par exemple avec la trilogie du Seigneur des anneaux).
Encore est-ce la moitié d’une version courte du film, qui, avec le volume 2, durera 4 heures, tandis qu’une version de 5 heures et demie est annoncée pour plus tard en 2014 après une éventuelle première à Cannes. En outre, cette moitié d’une version resserrée commence par un carton informant qu’elle a été censurée, Lars von Trier ayant accepté les coupes opérées, bien que n’y ayant pas pris part. Il faudrait même ajouter qu’il est ici question de la version destinée à la France, des modifications spécifiques étant susceptibles d’être opérées en fonction des règles de censure propres à chaque pays.
Rien de tout cela n’est anodin, ni extérieur à l’enjeu de Nymphomaniac. Lars von Trier est un type sérieux, qui réfléchit avec ses films à un certain nombre de questions, même s’il cherche à donner à ces réflexions des formes susceptibles d’attirer et de séduire –et y réussit souvent. Parmi les nombreux sujets qui l’intéressent assez pour lui donner envie de faire des films figure la manière dont on raconte des histoires, dont on construit des représentations —à cet égard, les expérimentations de Dogville et Manderlay et le jeu formaliste de Five Obstructions avaient fourni nombre de propositions très originales, et passionnantes au moins pour les deux premiers.
La mise en question de la forme «œuvre» comme objet singulier —par exemple un film— fait à l’évidence partie des enjeux de Nymphomaniac. L’intelligence stratégique du cinéaste consiste à ne pas se contenter de mettre lui-même en place les variantes et altérations qui interrogent l’intégrité de l’œuvre, mais à obtenir la collaboration de forces sociales réelles, les procédures plus ou moins officielles, plus ou moins hypocrites de censure, qui contribuent à cette altération selon des formes variées, comme un plasticien offrirait son artefact à la morsure aléatoire de plusieurs acides.
Avec un tel projet, installer l’acte sexuel littéralement représenté au centre de l’affaire revient à s’assurer des réponses des différents gardiens des bonnes mœurs, et développer le projet d’un film de 5h30 à susciter la censure économique des marchands rétifs à semblable format. Le sexe, puisqu’on ne saurait ignorer qu’il va s’agir de cela, est également propre à assurer la curiosité des médias et d’un large public, alors même que l’essentiel des ressorts dramatiques qui portent le film concernent bien d’autres choses.
Durant les deux heures du film, une succession de scènes racontées en flashbacks par une femme nommée Joe évoque une série de situations où elle fait l’amour avec un grand nombre d’hommes, en montrant à l’occasion les attributs physiques de l’une et des autres. Le personnage est le même, mais la femme qui raconte est interprétée par Charlotte Gainsbourg, toujours aussi émouvante lorsque LvT la filme, y compris, comme c’est ici le cas, le visage entièrement tuméfié, alors que les épisodes en flashbacks sont joués par la jeune et charmante Stacy Martin, d’apparence aussi sage que l’essentiel de ses activités est supposé être torride. (…)
Cela a failli être une catastrophe. Elle a été évitée, après être passé presque inaperçue. Mais si les protagonistes sont d’accord pour considérer qu’une sorte de happy end a prévalu, c’est quand même une défaite, politique et artistique, qui vient d’avoir lieu.
De quoi s’agit-il? D’un homme, d’une entreprise, d’une idée et d’un symbole. L’homme s’appelle Jean-Pierre Beauviala, il a aujourd’hui 75 ans, il est ingénieur, architecte, électronicien, inventeur et poète, il vit et travaille à Grenoble depuis plus de quarante ans. L’entreprise qu’il a créée en 1971 s’appelle Aaton (originellement Aäton), elle fabrique des caméras, des enregistreurs son et d’autres appareils pour le cinéma.