The Program de Stephen Frears, avec Ben Foster, Chris O’Dowd, Jesse Plemons, Guillaume Canet, Denis Menochet. Durée : 1h43. Sortie 16 septembre.
The Program raconte l’histoire de Lance Armstrong, de ses débuts dans le Tour de France à sa confession publique chez Oprah Winfrey. Le film décrit les principales étapes de sa carrière, les victoires, le cancer, les triomphes, les soupçons, l’intimidation du peloton et des médias, l’extraordinaire succession d’envolées dans les cols et les contre la montre et d’arrivées en jaune aux Champs Elysées, les contrôles et leurs failles, le rôle des médecins et directeurs sportifs, la figure à la Frankenstein de Docteur Ferrari, l’attitude des institutions du cyclisme international.
Pour organiser cette matière très riche, et en gros déjà connue, et lui donner une énergie dramatique, le scénario organise une sorte de combat à trois, trois protagonistes de la véritable affaire : le champion tricheur, le journaliste voué à faire éclater une vérité dont personne ne veut, et un coéquipier d’Armstrong qui deviendra le témoin décisif pour que les pratiques de la star américaine, et du système qui régit le cyclisme professionnel, éclatent au grand jour.
Le journaliste, David Walsh, auteur d’articles longtemps restés sans suite, puis de plusieurs livres[1], incarne et synthétise l’obstination des quelques journalistes (également au Monde et à L’Equipe) qui, à contre-courant, ont amené dans la lumière le système généralisé de tricherie porté à l’extrême par Armstrong. Le coéquipier, Floyd Landis, donne vie à une relation ambiguë à la volonté de vaincre par tous les moyens, dans l’ombre de son patron au sein de l’US Postal – Landis a ensuite gagné le Tour de France dans une autre équipe, puis été disqualifié pour dopage.
Utilisant adroitement quelques séquences d’archives, le film réussit comme rarement à donner une sentiment de vécu lors des scènes de course, notamment dans les ascensions des coureurs durant les quelques épisodes des Tours de France reconstitués. Ecrit avec efficacité, The Program est remarquablement filmé par le styliste Frears, dont l’admirable The Queen montrait déjà sa capacité à rendre élégant et émouvant un récit très factuel et saturé d’enjeux de pouvoirs. Il est aussi très bien interprété, en particulier par Ben Foster étonnant dans le rôle du champion félon. Le film a donc tout pour offrir sur un mode excitant (thriller) un récit convaincant d’une grande affaire publique de notre époque[2].
Il est ça, et bien plus que ça. Paraissant ne se concentrer que sur la précision des faits et la manière la plus efficace d’en faire spectacle de cinéma, Frears parvient en fait à distiller une interrogation bien plus complexe que les sujets évidents (et nullement dépourvus d’intérêt) que mobilisent cette histoire, autour des grandes notions de Vérité et de Morale – avec majuscule.
Par petites touches, le cinéaste compose en effet une mise en question des mécanismes de croyance et de désirs à l’œuvre partout, chez chacun – y compris chez un réalisateur britannique ou un spectateur comme vous et moi. Il ne cesse de régler et dérégler la distance à la certitude, à la fermeté du jugement, aux motivations qui organisent les comportements.
Aucun relativisme complaisant, se doper n’est pas la même chose que ne pas se doper, mentir n’est pas la même chose que dire la vérité (sans majuscule), gagner n’est pas la même chose que ne pas gagner ( qui est différent de perdre). Et si Armstrong incarne presque trop évidemment la mentalité du gagneur, du self made man à tout prix, l’idéologie américaine dans toute son abjection, Frears et Foster travaillent de leur mieux à rester à proximité du bonhomme, à laisser transparaître tout ce qui en lui ressemble tellement à tant de héros positifs, dans la vie et dans les fictions, à tout ce avec quoi chacun peut trouver des affinités.
Le personnage positif de Walsh, figure classique du journaliste de cinéma qui fera éclater le Bien et le Vrai, est un ressort pour le coup simpliste. Mais il échoue, même s’il joue un rôle important. The Program fonctionne sur le dépassement du scénario binaire (sur lequel est construit l’affiche), le héros qui était finalement un salaud, l’homme de l’ombre qui fera advenir la lumière.
Il le dépasse en accordant une part essentielle aux autres protagonistes, les coureurs, les responsables du Tour, les autres journalistes, les patrons de média, les agents, les dirigeants, le charity business, les supporters, les spectateurs de cinéma, finalement tout le monde – ce monde qui aura voulu croire à la légende Armstrong, à l’histoire mythologique du survivant gagneur, au grand récit sportif, et à l’équivalent de tout cela dans tous les autres domaines.
Puisque le vrai sujet de The Program n’est bien sûr pas le cyclisme ni le dopage, mais la croyance – plus exactement le vouloir-croire, le besoin de croyance, l’addiction à des représentations. « La foule aime les vainqueurs » est une vérité au très long cours. Elle ne prend son sens qu’à condition de ne jamais sous-entendre que « la foule », c’est les autres.
« Le programme », c’est la procédure qui permet la production de ça – des vainqueurs, de la foule, ce que désigne là le mot « aime », et qui s’actualise par exemple dans ce vocable qui aura signé une dégradation majeure de l’espèce humaine, le fan.
La croyance, le jeu entre production d’une image (de soi, de l’autre) et l’adhésion à cette image, est un thème récurrent chez Frears, et qui était notamment au cœur d’un de ses meilleurs films, Héros malgré lui (avec Dustin Hoffman, qui fait ici une apparition savoureuse, justement en homme qui fait du business sur la crédibilité des apparences).
Avant de l’être à l’EPO et aux anabolisants, Armstrong est camé à la réussite, à l’image du vainqueur – et chacun des autres personnages est lui aussi addict d’un modèle, d’une représentation, y compris le journaliste en soldat de vérité.
Du point de vue romanesque, le personnage le plus intéressant est dès lors ni Armstrong ni Walsh, mais ce Landis, adepte de la foi de la gagne mais aussi d’une autre foi, plus archaïque – il appartient à une secte chrétienne.
La tension entre ces régimes de croyance et les déplacements qu’elle engendre dans le système sont le véritable enjeu du film. Puisque, à nouveau, il s’agit de bien plus que de course cycliste, même si celle-ci est traitée avec un maximum d’attention.
Ce que le titre désigne est bien davantage qu’un programme de traitements chimiques destinés à augmenter les performances d’un coureur, ou de la plupart des coureurs. Le programme (télévisé, informatique) est ce qui modélise le fonctionnement social bien au-delà des sphères de la communication ou de l’informatique. La domination dans une compétition de tous contre tous est ce qui programme les rapports sociaux.
Et la croyance est l’énergie qui fait fonctionner ces programmes, qui ne sont que des aspects différents de la même dynamique. Là est le ressort intime de The Program, qui raconte aussi comment la version Armstrong a fini par bugger – mais bien sûr, un bug, ça se débugge, et le programme, lui continue de tourner. Sur les routes de France et sur les écrans des télévisions du monde chaque été en juillet, et partout ailleurs, tout l’année.
[1] Notamment L.A. Confidentiel : Les secrets de Lance Armstrong, L.A. Officiel, Le sale Tour, tous les trois cosignés avec le journaliste de L’Equipe Pierre Ballester, et Seven Deadly Sins : my Pursuit of Lance Armstrong, qui a directement inspiré le scénario.
[2] Cette affaire avait déjà fait l’objet d’un documentaire, Le Mensonge Armstrong d’Alex Gibney, sorti en 2014.
Il arrive qu’une journée dans un festival soit réussie grâce à une unique rencontre, avec un film, parfois avec une personne – et que cela suffise largement. Il arrive qu’une journée dans un festival soit réussie parce que, de manière en général non concertée, des films se font écho, semblent se parler d’une séance à l’autre, quand bien même rien ne semblait les rapprocher. Et il arrive qu’une journée dans un festival soit réussie exactement pour la raison inverse, parce qu’on aura croisé en chemin des réalisations que rien de perceptible ne rapproche, hormis le plaisir qu’on a pris à les regarder, et que cette hétérogénéité même, qu’il serait vain de vouloir réduire, témoigne de la vitalité et de la diversité de cet arte cinematografico au service duquel la Mostra s’affirme exister, comme ce devrait être le cas de tous les festivals, dans toutes les langues. Et c’est ce qui s’est produit avec les 5 films vus ce samedi.
Soit, dans l’ordre (de découverte) :
Judi Dench et Steve Coogan dans Philomena de Stephen Frears
Philomena de Stephen Frears, sans doute un des rares véritables cinéastes classiques contemporains. Son admirable The Queen en avait donné un exemple il y a 6 ans, auquel fait suite par dessus quelques réalisations récentes de moindre intérêt cette transposition d’un fait divers devenu un reportage de presse et un livre. La quête de la vieille dame à la recherche du fils dont elle avait accouché 50 ans plus tôt et que lui avaient enlevé les bonnes sœurs irlandaises qui l’avaient sous leur garde témoigne de la réussite de ce genre très difficile : un mélodrame intelligent. Un mélo pour de bon, mais qui ne méprise ni ses personnages, ni ses spectateurs, et parvient en suivant un fil aussi linéaire que possible à construire une multiplicité de possibilités de compréhension des clivages du monde tel qu’il est, tel qu’il fabrique tant et tant de malheur pour ceux qui l’habitent, tel aussi qu’il est malgré tout habitable.
Lu Yulai dans Trap Street de Vivian Qu
Trap Street, premier film de la réalisatrice chinoise Vivian Qu, est une histoire d’amour kafkaïenne, qui vire au thriller fantastique, mais un fantastique entièrement indexé sur le contrôle paranoïaque des autorités du pays. Une situation où les nouvelles technologies sont à la fois vecteurs d’autonomie individuelle, d’aliénation nouvelle et de contrôle étatique accru. Grâce aussi à ses acteurs, et à un filmage dont l’instabilité renvoie à la fragilité du rapport au réel du personnage principal, Trap Street réussit à relancer en permanence les dés d’une construction en clair-obscur, où la dimension documentaire et la dimension onirique se soutiennent avec vigueur.
Alba Rohrwacher dans Con il fiato sospeso de Costanza Quatriglio
Con il fiato sospeso (« Le souffle coupé »), moyen métrage de l’Italienne Costanza Quatriglio, est un cri vibrant comme une guitare hard rock et étouffé comme un sanglot pour un ami disparu. Cet étrange poème aux allures documentaires évoque les conditions dans lesquelles des recherches médicales ont été menées par des étudiants utilisés par l’industrie pharmaceutique, au péril de leur vie. Il le fait d’une manière qui ne cesse de troubler et d’émouvoir, souvent sans qu’on sache bien pourquoi, alors même que se dessine peu à peu la ligne directrice qui le guide.
Rédemption est aussi un moyen métrage, qui permet de retrouver Miguel Gomes, un an et demi après Tabou. Composé de quatre « lettres » lues en voix off dans quatre langues européennes (portugais, italien, français, allemand) tandis qu’à l’écran apparaissent des images venues de films de famille ou d’archives filmées entretenant un lien mouvant, indirect mais jamais entièrement rompu avec ce qu’on entend, le film engendre une sorte de rêverie où reviennent les idées d’innocence, de désir de pouvoir, d’inquiétude pour lavenir. La chute, gag foudroyant, rééclaire l’ensemble, sans diminuer la qualité et complexité de ce qui a été éprouvé durant la projection.
Le vent se lève de Hayao Miyazaki
Le vent se lève de Hayao Miyazaki a toutes les raisons de figurer en bonne place parmi les grandes réussites du cinéaste japonais. Placé sous le signe inattendu de Paul Valery, affrontant la grande difficulté de construire un récit conforme aux idéaux qui portent toute l’œuvre du réalisateur alors que son héros est le fabricant d’un célèbre avion de guerre, le Zéro, Le vent se lève fait de cette contradiction un des nombreux ressorts qui nourrissent la complexité non du récit (qui est très simple), mais de la dynamique narrative de ce qui aussi sans doute le film le Miyazaki le plus directement ancré dans des faits réels (l’histoire du Japon des années 1910 à la défait en 1945), même si les dimensions oniriques restent très présentes, et très créatives. Parmi les nombreuses autres ressources du film, il faut citer, de manière peut-être plus visible que jamais, un véritable plaisir de dessiner, dessiner des avions bien sûr, mais aussi des trains, des voitures, des bateaux, des maisons, des champs, des hangars, le vent dans les herbes, d’une manière à la fois admirablement juste et étonnamment inventive.
Une pensée apitoyée, au sortir de cette journée, pour ceux qui racontent un peu partout que le cinéma serait un art fatigué ou usé.
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