Dheepan de Jacques Audiard, avec Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine Vinasithamby, Vincent Rottiers, Marc Zinga. Durée: 1h49. Sortie le 26 août.
Jacques Audiard semble d’abord changer de registre, et de focale. Lui qui a toujours cultivé le romanesque près de chez vous (de chez lui, en tout cas) paraît prendre du champ, ouvrir son regard, avec deux grands axes inédits de sa part, les violences qui enflamment la planète sans pour autant faire les grands titres de nos médias et la réalité des quartiers les plus gravement frappés par l’injustice sociale.
Mieux, les premiers ressorts scénaristiques font appel à deux idées riches de sens. La première concerne la mise en relation de ces deux domaines du malheur contemporain, le lointain et le proche, le tiers monde et les cités, via l’adoption comme personnages principaux de figures en train de devenir centrales dans nos sociétés, les migrants. La seconde porte sur la mise en question de la famille comme un donné, un cadre de référence préétabli. Dheepan débute en effet en évoquant le sort des Tamouls du Sri Lanka après la défaite des Tigres de l’Eelam, début 2009. On voit un combattant, Dheepan, se défaire de son uniforme et essayer de se fondre parmi les civils dans un camp de réfugiés, afin d’échapper à la terrifiante répression qui a suivi la défaite des Tigres au terme de la guerre civile qui a ravagé le Sri Lanka durant un quart de siècle.
Pour pouvoir émigrer, Dheepan se transforme en père de famille en «recrutant» dans le camp une femme et une petite fille, alors qu’aucun lien du sang ne lie ces trois personnages –sinon le sang versé par le conflit. Ils arrivent en France, où il sont pris en charge, de manière montrée là aussi de façon plutôt schématique (on peut douter que les fonctionnaire de l’Ofpra se reconnaissent dans l’image qu’en donne le film), et envoyés vivre dans une cité peuplée presqu’uniquement d’immigrés de toutes origines, où règnent des gangs violents et le trafic omniprésent de la drogue. Dheepan, le «père», y officie comme gardien d’immeuble, sa «femme» s’occupe d’un handicapé, leur «fille» va à l’école.
Mise en place à grands traits, la situation permet au film de suivre un temps un chemin intéressant, celui de la construction d’une famille dans un milieu hostile mais pas forcément sans issue, construction qui passe par un tissage complexe de liens réels et de croyance voulue, ou acceptée, par chacun.
Ce jeu concerne les trois protagonistes principaux, mais aussi certaines figures auxquelles ils ont affaire, notamment parmi les habitants de la cité et à l’école. Depuis Regarde les hommes tomber et surtout Un héros très discret, Audiard a toujours été intéressé par ces systèmes de représentation où le masque des uns trouve un répondant dans la crédulité, éventuellement volontaire, des autres. Mieux que dans aucun de ses précédents films, flotte un moment l’idée que de ce consensus élaboré au fil de trafics, d’aveuglements, de contraintes subies, de complicités qui peuvent devenir amitié ou affection, pourrait naître un vivre ensemble, aux antipodes de la délétère notion d’identité collective (nationale, etc.).
Cette croyance volontariste bricolant la possibilité d’un espace co-habitable est remise en question dans le film par une autre approche, beaucoup plus discutable, mais pas dépourvue d’intérêt: celle de la présence du mal dans le vaste monde, et de la possibilité de pourtant s’y construire un espace. Le grand ensemble décrit par le film est trop artificiel pour qu’il soit possible de savoir s’il s’agit là d’une conception sociale (les cités, c’est l’enfer, les pauvres, c’est tout de la racaille violente, le karcher ne va sûrement pas suffire) ou morale (le monde est pourri, le Mal règne). Toujours est-il que cette vision paranoïaque pourrait encore, en entrant en interaction avec la précédente, donner une dynamique intéressante.
Alors que se multiplient les violences dans la cité selon un scénario qui emprunte davantage aux mécanismes convenus de la série B qu’à l’observation, cette tentative de constituer une distance est matérialisée par la fenêtre à travers laquelle la famille observe les agissements des racailles comme sur un écran de cinéma, puis par la tentative de Dheepan de tracer une illusoire ligne de démarcation délimitant une zone préservée.
Il existe de multiples réponses possibles à la question de la possibilité de construire une distance avec la violence, et d’inventer des possibilités de vivre ensemble à l’intérieur de ce monde où règnent injustice, brutalité et domination. Mais, positives ou négatives, les réponses à ces interrogations mises en place par le film supposent une forme de sincérité vis-à-vis des personnages et des situations, même si elles sont stylisées. Or, il s’avère qu’au fond le réalisateur s’en fiche de tout ça, ou qu’en tout cas, ça ne fait pas le poids face à la possibilité de rafler la mise sur le terrain de l’esbroufe spectaculaire.
Survivant d’une véritable guerre, qui a fait des centaines de milliers de morts, Dheepan est plongé dans une situation présentée par le scénario comme l’équivalent dans une cité de la province française. On n’est plus dans la stylisation mais dans l’abus pur et simple. Un abus dont la seule raison tient aux avantages du côté du film d’action violent que permet ce dérapage très contrôlé. Bazardant tout ce avec quoi il avait paru construire son film (ce jeu complexe de réglages successifs entre les protagonistes), Audiard se jette avec délectation dans le flingage à tout va. Ce défoulement racoleur d’un shoot them up auquel le spectateur est explicitement convié par le truchement d’un héros investi d’un droit de tuer fabriqué de toutes pièces et d’un savoir-faire en la matière tout aussi trafiqué n’est pas ici simple convention. C’est le déni de tout ce que le film a prétendu être. (…)
Histoire immense et tragique. Histoire lointaine, moins ignorée que restée toujours aux franges de l’attention, ici, en Occident. Là-bas, au Sri Lanka, durant 30 ans, une guerre civile terrible a fait rage. La mort, la ruine, les souffrances immenses, comment on fait, après ? Ce n’est pas une question tamoule ou sri-lankaise – ni rwandaise, bosnienne, irakienne… C’est une question pour les bipèdes qui peuplent cette planète. Une question qui pèse comme un joug sur l’homme qui, au début du film, traverse en bus les paysages de son pays.
Il a été un combattant, un vaincu, un prisonnier, maintenant il revient chez lui. Mais dans son village, il incarne le malheur et la défaite, la disparition des frères et des fils tandis que lui a survécu. Celui qui revient n’a pas de nom, et il n’est pas le bienvenu. Massif, taciturne, il se remet au travail, le métier de vivre, le métier d’être humain malgré tout.
Asoka Handagama lui aussi se coltine ça. Il est le plus grand réalisateur du Sri Lanka, le mieux connu en tout cas, grâce à des beaux films découverts il y a une dizaine d’années et qui s’appelaient This Is My Moon et Flying with One Wing, Handagama d’abord semble ne vouloir que tenir la chronique de cette énigme, comment recommencer à vivre, comme individu, comme communauté, comme individu avec « sa » communauté. Mais cette situation est trop complexe, trop minée de gouffres pour qu’une simple description puisse suffire. Alors le cinéaste convoque les ressources qui sont les siennes, les ressources du cinéma, pour faire jouer ensemble, même dans le malheur et la dissonance, le mélodrame du cinéma populaire du monde indien, les chromos, le film noir tel que le sous-continent retraite depuis longtemps les codes hollywoodiens, un fantastique qui vient du théâtre et de la danse, de la mythologie.
Il y aura une belle fiancée interdite et retrouvée, un enfant invisible, des gangsters et des trafics, des plages sous les cocotiers, une kalachnikov enterrée et des traversées de la nuit sur des vieux vélos, comme la Rossinante de Don Quichotte. Il y aura la peur. Et surtout il y aura ce personnage improbable et magnifique, la femme qui rit malgré tout, une sorte de divinité de la survie, issue de la boue et de la violence, la plus pauvre d’entre tous et la plus vivante. Véritable coup de force, cette femme sans nom elle aussi emporte ensemble le réalisme et l’onirique, elle rend possible, et même nécessaire l’assemblage instable des styles et des tonalités qui composent le film.
Film surprenant, dont on chercherait en vain l’équivalent ailleurs (Imamura, peut-être, un peu…), film douloureux et tonique à la fois, dont la théâtralité appuyée combinée à des plans séquences quasi-documentaires inventent littéralement les possibilités de prendre en charge une douleur, une obscurité et un élan.
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