Au bout de la nuit

Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan

« La poursuite n’est pas (…) un thème parmi d’autres qui qualifierait un certain type de narration. La poursuite est l’essence même du cinéma. (…) la construction du regard du spectateur à partir d’une expérience perceptive continue de faire opérer la poursuite, la rupture et les suspens dans ce qui nous est donné à voir et qui s’appelle un film, suite d’images inscrites dans une temporalité à la fois réelle et fictive. » Ces phrases figurent dans le nouveau livre de la philosophe Marie-José Mondzain, Images (à suivre), qui vient de paraître chez Bayard. Elles font directement écho à Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan, qui sort en salles ce 2 novembre.

Qu’y poursuit-on ? Qui est poursuivant ? Poursuivi ? Il faudra tout le film pour donner non pas les réponses, mais le véritable sens de ces questions. La situation paraît pourtant simple. Un meurtre a été commis. Arrêté, l’assassin doit conduire un policier, un procureur et un médecin là où est enterré le cadavre. Mais il est incapable de désigner l’endroit avec précision, ou peut-être le prétend-il. Dans la nuit qui tombe et s’épaissit, voici donc un convoi de voitures errant à travers la steppe anatolienne, d’un lieu à l’autre correspondant aux indices livrés par le meurtrier, une fontaine avec un arbre à côté, près de la route…

Enquête, quête, errance, doute, mise à jour de la vérité des personnages qui participent à ce périple nocturne, et qui devient parcours initiatique pour celui qui se révèle au centre du récit, le médecin des villes embarqué à son corps défendant dans cette affaire violente et archaïque, opaque et banale. En même temps que s’épaissit la nuit de plus en plus difficilement trouée par les phares des voitures, en même temps que s’alourdit la fatigue et que s’exacerbe la tension, le mystère s’approfondit, au sein de cette maigre énigme se révèlent peu à peu d’autres ombres, d’autres troubles.

« Expérience perceptive », en effet, que l’impressionnante beauté des images dans ces paysages désolés où la mythologie rôde. Mais expérience perceptive, aussi, que l’inquiétante étrangeté des présences de ces corps d’hommes, assignés à des fonctions (LE meurtrier, LE docteur, LE flic, LE juge), et dont la présence et les actes, la confrontation à des péripéties à la signification incertaine, ou peut-être dépourvues de sens, construisent en effet le regard des spectateurs. Expérience palpitante qui s’élance d’abord lentement puis de plus en plus intensément dans l’aridité des lieux et de l’intrigue, tandis que Nuri Bilge Ceylan déploie son film comme proposition d’une aventure vécue par chaque spectateur.

A la lueur de ces lanternes et de ces lampes torches qui, à l’écran, métaphorisent le projecteur de cinéma, dans les replis d’une fiction qui est aussi celle des attentes, des préventions et repères du spectateur, la recherche qui anime les protagonistes engendre un espace presque infini, et en même temps intime, propre à chacun de ceux qui verront le film, et où il revient à chacun de frayer son propre chemin.

Ce sera aussi, non sans rebondissement, le trajet intérieur du médecin, personnage autour de qui, peu à peu, s’organise la progression de la narration. Et en retour celle-ci exige de lui le passage du statut de témoin à celui d’intervenant – de spectateur à acteur, exactement ce qui est proposé à ceux qui sont dans la salle.

Est-ce à dire que Il était une fois en Anatolie, avec son titre-citation, serait un film sur le cinéma ?  Pas du tout, ou pas plus qu’aucune œuvre importante n’est toujours aussi mise en jeu et en question des moyens artistiques dont elle use. Chacun a tout loisir, dans le film de Bilge Ceylan, d’élaborer les dimensions (morales, politiques, esthétiques, de vie quotidienne…) que mobilise la projection. Elles sont innombrables, et, au plus, ne renvoient au dispositif cinématographique que pour autant que celui-ci est représentatif d’enjeux infiniment plus larges. Il n’est pas question ici du « sujet » du film, comme avec toute œuvre d’importance elle ne saurait se réduire à un quelconque sujet, il est question de mise en scène.

Le cheminement nocturne par lequel s’ouvre le film accomplit le beau prodige d’en créer à la fois les conditions narrative au sein de l’économie du film, et les conditions psychiques, dans l’esprit de chaque spectateur. Dans ce film-arbre, la première partie est un tronc dense et rectiligne, dont la densité et la droiture sont la condition du vaste épanouissement qui se produit ensuite. Le sixième long métrage du cinéaste turc apparaît ainsi comme la synthèse et le dépassement réussi de ses réalisations précédentes, qui en seraient comme les racines profondément enfoncées dans la terre de son pays. On y retrouve la capacité de laisser affleurer l’immensité, la complexité, la beauté et cruauté du monde qui caractérisait ses deux premiers films, les moins connus et pourtant les plus beaux jusqu’à ce jour, La Ville (Kasaba)et Nuages de mai, tout en retrouvant la vigueur dramatique, la pulsion interrogative qui habitait Uzak, Les Climats et Les Trois Singes.

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Bruno Dumont : « Il faut de la disproportion »

 

David Dewaele et Alexandra Lematre dans Hors Satan de Bruno Dumont

La sortie de Hors Satan est à la fois confirmation de la puissance et de la singularité du talent de Bruno Dumont, et marque d’un renouveau au sein de la construction d’une œuvre. Cette parabole matérialiste sur le bien et le mal est le fruit d’une manière de concevoir son travail de cinéaste qu’il explicite ici.

Y a-t-il une source à Hors Satan ?

Oui, les origines du film remontent à loin. Dans le premier plan de La Vie de Jésus, on voyait une petite cabane en tôle, qui était habitée par un ermite. Et dès cette époque j’ai eu envie de faire un film autour d’un tel personnage. J’ai commencé à écrire une histoire qui se passait là, à Bailleul, donc dans les Flandres. Ensuite j’ai eu envie de changer de décor, tout en tournant un film ancré dans un espace unique après avoir beaucoup circulé pour Flandres et Hadewijch. Un personnage d’ermite permettait cette stabilité, dans un territoire que je connais bien, où je vis une partie de l’année, que j’ai beaucoup fréquenté dans mon enfance.

 

Où est-ce ?

Sur la Côte d’Opale, dans le département du Nord, entre Calais et Boulogne sur Mer. J’ai écrit le scénario à partir de ces paysages, de cette lumière, et de mon désir de me situer dans cet espace. Je suis très sensible aux paysages, mes films partent toujours d’un rapport à un lieu. Les paysages qu’on voit dans le film se trouvent dans un domaine protégé, en principe il est interdit d’y aller – ce qui n’a pas facilité le tournage… Mais il me plaisait parce qu’il est composé d’une très grande variété de types de végétation, de terrains, pratiquement chaque dune a une couleur différente, etc. Au même endroit je disposais d’une diversité visuelle considérable. J’ai écrit après avoir longtemps arpenté la zone. J’ai choisi mes paysages, ensuite j’ai rédigé le scénario. J’ai besoin de cette puissance de la nature pour donner de l’intensité à des scènes où souvent il se passe des choses très simples.

 

Cette intensité vient des paysages, mais aussi de la manière de filmer…

Oui, la mise en scène vise à rendre visible la force qui émane de personnages et de situations qui en eux-mêmes sont souvent ordinaires, ou pourraient passer pour telles en étant filmés autrement.

 

Une des dimensions essentielles de cette mise en scène comme intensification passe par une utilisation très particulière du son, dans un film où les dialogues sont réduits au minimum et où la musique est absente.

Tout est en son direct et « mono », ce sont exactement les sons correspondants à la prise, je ne les ai ni modifiés ni réenregistrés. Il y a des bruits que je ne désire pas, mais je les prends avec le reste – on entend même parfois les rails de travelling. Je ne travaille plus avec un monteur son, et il n’y a aucune post-synchro. La matière sonore est très riche, pas du tout domestiquée. Du coup, quand il y a du silence, on le sent bien.

 

Vous  faites très peu de prises, vous vous contentez de ce qui s’est passé devant la caméra ?

Pas du tout, je cherche quelque chose d’assez précis, et on refait la scène aussi souvent qu’il faut. Mais cela concerne ce qui se passe avec les comédiens, pas la technique.

 

Qui sont ces acteurs ? Vous les connaissez au moment d’écrire ?

Je connaissais David Dewaele, j’ai déjà fait deux films avec lui, il avait des rôles secondaires dans Flandres et Hadewijch. J’avais envie de lui donner un premier rôle. Je sais comment il se comporte devant la caméra, j’ai écrit en pensant à lui. En revanche, je ne connaissais pas Alexandra Lematre, que j’ai rencontrée par hasard dans un café de Bailleul. On a fait des essais, elle était très bien. J’ai aimé sa pudeur, sa manière d’avoir du mal à partager ses sentiments.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Alexandra Lematre dans Hors Satan

 

 

Elle répondait à ce que vous attendiez pour le personnage ?

Non, ça ne marche pas comme ça. Je ne construis pas mes personnages de manière définitive, je suis prêt à accueillir ce qui va arriver, et bien sûr celui ou celle qui va jouer, et les transformations que sa présence, sa manière vont engendrer.

 

Mais en même temps sur le tournage vous êtes très directif.

Oui, j’insiste pour obtenir quelque chose de particulier, qui correspond au film dans son ensemble. Mais mon exigence s’inscrit toujours à l’intérieur de ce que l’acteur me donne et qui vient de lui. Pour prendre une comparaison, il est la couleur, mais c’est moi qui choisis l’intensité de cette couleur. Nous parlons beaucoup avant le début du tournage, nous nous mettons d’accord sur ce que nous allons faire ensemble. Ensuite, les acteurs découvrent chaque matin ce qu’ils vont jouer exactement, mais cela s’inscrit toujours dans le cadre que nous avons défini, à l’intérieur des grandes lignes qu’ils connaissent. Je ne les prends pas par surprise.

 

Dans ce film, vous avez radicalisé votre manière de filmer, plus encore que vos précédents films Hors Satan est composé presqu’uniquement de plans très larges, qui montrent les paysages, et de gros plans.

Oui, ma manière de filmer a changé, elle est plus composée. Jusqu’alors, j’avais tendance à considérer que l’intrigue et ses personnages primaient, et que l’équipe de réalisation devait suivre. Je ne fais plus ça. On y perdait beaucoup sur le plan de la qualité des plans. Cette fois la définition de ce qu’on allait voir était beaucoup plus ferme avant chaque prise, par exemple il y avait un grand nombre de marques au sol pour délimiter les mouvements des acteurs. Ça change leur façon de jouer, et ils sont « bien filmés », au sens où les angles, les points de vue sont les plus riches. Cette manière de tourner contribue à donner de la puissance à des plans où il se passe quelque chose qui en soi peut être très banal.

 

Vous aviez décidé d’un vocabulaire visuel particulier pour ce film ?

Oui, comme pour chacun de mes films. Ce travail de composition est non seulement nécessaire mais il doit être perceptible par le spectateur, il participe du projet. Pour Hors Satan, outre l’alternance plans très larges/gros plans, j’ai voulu employer beaucoup des plongées et des contre-plongées. Pour les plongées, on avait quatre hauteurs de caméra, 2 mètres, 4 mètres, 6 mètres, 8 mètres, et c’est tout. L’émotion doit venir des positions de la camera au moins autant que de ce qui se passe ou de ce qui se dit. La composition des cadres, par exemple la place de l’horizon, donne du tempérament au sujet. Cette approche était déjà celle des romans de Zola, ou des tableaux impressionnistes : l’idée que le sujet doit être simple, ordinaire, et que ce n’est pas là que ça se passe. C’est dans le déploiement de la peinture, ou de l’écriture (ou de la mise en scène) que la chose a lieu.

 

Il n’y a pas que la mise en scène qui construise cette intensification, il y a aussi des actes excessifs, disproportionnés.

C’est indispensable. Si on montre naturellement des gestes ordinaires, il ne se passe rien. Il faut de la disproportion, mais à condition que ce déséquilibre ait un sens, qu’il fasse percevoir autre chose que ce qu’on voit superficiellement.

 

Le film emploie une étrange figure de style, qui consiste à plusieurs reprises à montrer un personnage en train de regarder quelque chose, puis à montrer ce qui se trouve devant lui, mais ce qui se trouve devant lui n’est pas ce qui a suscité ce regard…

Absolument. C’est une ellipse, pas une ellipse dans l’action, mais dans la psychologie. Je considère que le spectateur d’aujourd’hui est à même de compléter par lui-même. Si le film montre tout, explique tout, décrit tous les trajets, le film perd en énergie, il s’alourdirait terriblement. Je crois beaucoup aux capacités rétrospectives du spectateur, à la possibilité de montrer quelque chose qu’on ne comprend pas sur le moment mais qui ensuite prend sens, et ça donne du mouvement et de l’intensité dans le rapport à l’ensemble du film. Les films qui vous prennent par la main en permanence, qui expliquent et justifient tout pas à pas m’ennuient et me dépriment. Il faut jouer avec ce qui se produit dans la tête du spectateur, tout en lui faisant confiance pour tirer plaisir de tels déplacements.

 

Hors Satan se confronte à un des défis auquel le cinéma a affaire depuis toujours : filmer un miracle.  Défi auquel vous trouvez une réponse très particulière.

Je sais qu’il faut tourner en respectant les règles de la représentation dans lesquelles je me trouve, en son direct, sans musique, etc. Pas question de parachuter subitement un « effet » venu d’ailleurs, d’un autre univers esthétique. J’ai longtemps cherché comment rester dans ce cadre-là. Et comment filmer une telle situation d’une manière qui n’implique pas une relation à la religion. Je ne suis pas croyant, mon film ne contient l’exigence d’aucune autre foi que dans le cinéma. Puisque pour moi le cinéma c’est ce qui permet de faire place à l’extraordinaire dans l’ordinaire, et de laisser percevoir ce qu’il y a de divin chez les humains. C’est ce qui rapproche le cinéma de la mystique : la mystique dit « regardez la terre, vous verrez le ciel ». Eh bien le cinéma peut faire ça. Et il n’y a pas besoin de religion pour autant.

 

A un moment l’homme, après avoir abattu un chevreuil, dit : « j’ai tiré sans voir ». Cette phrase résonne comme une sorte de devise de la mise en scène.

C’est une phrase de chasseur. S’il y a une alouette en vol stationnaire, c’est qu’il y a une bête en dessous. Il y a une promesse invisible.  Et ensuite il faut agir. Au début du film, il dit : « il n’y a qu’une chose à faire », et après : « on a fait ce qu’il fallait faire ». Des situations concrètes, des réponses, pas d’états d’âme.

 

Le film a été annoncé un temps sous le titre L’Empire. Pourquoi a-t-il changé de titre ?

En fait il s’appelait Hors Satan depuis le début, mais à un moment il y a eu un doute, et puis ce titre compliquait les choses pendant le tournage. Tant que le film n’est pas là pour répondre du titre, c’est compliqué de le justifier, c’est fatigant. Donc pendant la phase de fabrication on l’a appelé L’Empire, qui est le nom du lieu où se passe l’histoire. Ensuite j’ai repris le titre original, qui est celui qui répond au projet.

 

Ce titre incite à se référer à Bernanos.

A bon droit. Je suis un grand lecteur de Bernanos. Chez lui j’ai appris qu’en regardant bien l’ordinaire on voyait apparaître le surnaturel. Pour moi il y a une grande proximité de Zola à Bernanos.

 

Mais justement, ce film repose moins sur l’attente d’une apparition grâce à la durée, qui était une caractéristique de vos réalisations précédentes. Globalement les plans sont plus courts, le montage est différent, avec un moindre recours au plan séquence.

Oui, il y a eu une maturation, qui fait que je n’ai plus besoin de la durée. Je découvre comment je peux atteindre ce que je cherche par d’autres moyens, notamment le cadrage et le jeu des acteurs dont j’ai parlés, mais aussi le montage. En moyenne, les plans de ce film sont nettement moins longs que dans les précédents. C’est aussi le premier film que je monte moi-même entièrement – j’avais monté les 20 premières minutes de Hadewijch, cette fois je tenais à prendre en charge la totalité du montage, même si un monteur, Basile Belkhiri, est à mes côtés. Parfois il adoucit la brusquerie de mes choix, mais l’essentiel y reste. Au montage, j’ai beaucoup coupé. J’ai beaucoup écrit, beaucoup tourné, et ensuite beaucoup coupé. J’ai besoin de cette matière pour y trouver la bonne coupe. Un peu comme un sculpteur a besoin d’un bloc de marbre dans lequel tailler.

 

Si on vous dit que c’est un film sur le bien et le mal…

C’est le matériau de départ, mais d’une manière ou d’une autre c’est le cas de tous les films, non ? Sauf qu’on est moins dans une opposition simpliste que dans la construction d’un rapport au monde, un rapport où cela existe, le bien et le mal, et où il s’agit de trouver sa place, de « faire ce qui il y a à faire ». Ce « faire » n’est pas moral, il est vital. Il s’agit de se confronter à ce monde, et à la possibilité d’agir, pas d’aller prêcher ce qui est bien ou ce qui est mal. Le film ne fait pas la morale, il prend acte de gestes. Il est par-delà le bien et le mal, à sa manière. Et après, ça se passe dans le fors intérieur de chacun : le film a vocation à susciter les réactions de chacun pour lui-même, pendant et surtout après le film, à partir des expériences éprouvées pendant qu’on le regarde. Je ne fais absolument pas un « cinéma d’idées », je fais un cinéma de sensations en comptant que d’éprouver ces sensations, à partir des paysages, des présences physiques, des sons, etc. produira des effets sur le spectateur. Y compris éventuellement qu’il ait, lui, des idées. Mais ce n’est pas à moi d’en avoir à sa place ou de lui dire quoi penser. Quand un acteur énonce un raisonnement, je m’enfuis en courant. Je préfère être brut. C’est aussi pourquoi je n’ai pas envie d’épiloguer sur le « message » du film, ce qui importe c’est l’expérience éprouvée pendant la projection.

Une version différente de cet entretien est parue dans le dossier de presse accompagnant la sortie du film.

 

 

 

 

 

 

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Il était une fois… Shirin

Le 20 janvier, sortie en salle d’un film à nul autre pareil, Shirin d’Abbas Kiarostami: à la fois un conte magique, sensuel et cruel, et une mise en jeu radicale de la place du cinéaste, de l’acteur, et du spectateur.

« Dans une salle de spectacle, l’art sort des spectateurs. » Henri Langlois.

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Il était une fois une princesse. Si belle, si libre, si prête à suivre les élans de son désir. Elle fut aimée d’un roi, Khosrow, et d’un ouvrier, Farhad. Elle les aima l’un et l’autre. Elle fut malheureuse et sincère, libre et déchirée. Elle s’appelait Shirin, son histoire est une légende inspirée de personnages réels – le roi sassanide Khosrow II Parwiz (590-628) et la reine d’Arménie qui donna son nom à une ville aujourd’hui sur la frontière entre Iran et Irak, Qasr-e Chirin. Les amours de Shirin ont été chantées par le grand poème épique perse, Le Livre des rois, puis, au 12e siècle, le poète Nezâmi a dédié à son histoire sensuelle et tragique son œuvre Khosrow et Shirin, rendant ce récit aussi célèbre en Iran que le sont, en Europe, ceux de Roméo et Juliette ou de Tristan et Yseult.

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Il était une fois un artiste de cinéma. Il avait exploré jusqu’au confins des ressources de son art. Pourtant, à ses débuts de réalisateur, Abbas Kiarostami se concevait lui-même comme un pédagogue autant que comme un artiste, et c’est ainsi qu’il découvrit très tôt que les moyens de l’art du cinéma pouvaient aider à mieux comprendre le monde et à mieux le faire comprendre. Ainsi réalisa-t-il des courts métrages pour donner à voir les effets de pratiques quotidiennes(Deux solutions pour un problème, Avec ou sans ordre…), ainsi fut-il, en cinéaste, le témoin précis de la Révolution iranienne comme aucune autre révolution n’aura eu de chroniqueur, à la fois témoin et analyste(Cas n°1, cas n°2), ainsi étudia-t-il, toujours grâce à la mise en scène, les effets des systèmes d’enseignement (Les Premiers, Devoirs du soir) et de justice (Close-up) ou les comportements civiques (Le Concitoyen). Il advint qu’il y avait dans ces projets de recherche plus de grâce et de beauté que dans tant de films autoproclamés œuvres d’art, et surtout que cette élégance et cette beauté s’avéraient les moyens nécessaires pour accomplir leur tâche. Dès le début (Le Pain et la rue, le premier court métrage, L’Habit de mariage, le premier moyen métrage, Le Passager, le premier long métrage), les films de fiction portèrent eux aussi la marque de cette manière de mieux voir le monde en sachant le filmer avec davantage d’élégance.

Kiarostami a depuis longtemps affirmé que toute œuvre digne de ce nom n’était jamais offerte achevée à un public, qui serait alors réduit au seul statut de consommateur, mais n’avait de sens que si elle restait ouverte, pour être terminée par chacun, pour lui-même. Voilà 25 ans qu’il dit que c’est seulement dans le regard et dans le cœur des spectateurs qu’une œuvre s’accomplit, et que sa tâche à lui est seulement d’ouvrir le plus possible l’espace où chacun pourra entrer. Il n’est pas le premier à l’avoir dit, et mis en œuvre, même si rares sont ceux qui l’auront fait avec autant de constance et de talent. Mais il est le premier à avoir poussé au bout de sa logique cette intelligence de l’art, en filmant les spectateurs eux-mêmes pour voir et donner à voir comment les visages et les corps manifestent ce qu’éprouvent les esprits et les cœurs devant une proposition artistique. La première traduction concrète de ce renversement a été l’œuvre intitulée Tazieh, où Kiarostami filme en gros plans puis montre sur des grands écrans les visages (séparés) des hommes et des femmes assistant, bouleversés, à une représentation du théâtre religieux traditionnel qui, en Iran, commémore chaque année le massacre de Kerbala, événement fondateur de l’islam chiite. Plusieurs variations dans les modalités de représentation de Tazieh (avec le spectacle lui-même ou comme installation autour d’une captation télé) ont commencé de déployer les ressources de cette approche paradoxale : à la fois indirecte (l’essentiel n’est plus ce qui se joue sur scène ou à l’écran mais ce que se traduit sur le visage des spectateurs) et plus subtilement directe (aucun spectacle n’a de sens en soi, ce sont ses effets sur le public qui comptent).

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Il était une fois un film, Shirin. A dire vrai, il était deux fois le film Shirin. Car Abbas Kiarostami a bien, sous ce titre, réalisé deux œuvres de cinéma. Que l’une des deux ne soient perceptibles que sur la bande son n’en fait pas moins un film, celui qui raconte, de manière très simple, très « visuelle » même si ces images ne se forment que dans nos esprits, l’histoire de Shirin. Comment elle tomba amoureuse du roi Khosrow après avoir vu son portrait. Comment celui-ci la surprit nue alors qu’elle se baignait. Quels chassés-croisés les séparèrent longtemps. Comme après que Khosrow en eut épousé une autre elle fut aimée et aima en retour le tailleur de pierre Farhad. Les batailles, les ruses, les exploits, les frayeurs, les moments de joie et de désespoir. Les meurtres sanglants et les douces étreintes. Ce film dont toutes les images sont inspirées à notre imagination par le son – à nous spectateurs occidentaux qui découvrons ce récit comme, bien différemment, à des spectateurs iraniens qui le connaissent par cœur – est « vu » par des spectateurs, que nous regardons. Voici le deuxième film.

Il bénéficie du plus prestigieux casting dont jamais rêva un réalisateur : toutes les grandes actrices de son pays, à travers quatre générations, sont présentes à l’écran – parmi elle s’est glissée, on le sait, une grande actrice étrangère, Juliette Binoche. Des actrices, des vedettes, de très belles femmes. Car le film de Kiarostami ne s’appelle pas Khosrow et Shirin comme le texte dont il est inspiré, mais Shirin. C’est son histoire à elle, contée par elle, et c’est, dans la lumière réfractée sur le visage de toutes ses spectatrices, quelque chose de leur histoire à elles toutes. Elles, ces « sœurs » qu’invoque l’héroïne malheureuse, et dont le sort touche si profondément celles qui regardent, et que nous voyons. Elles, les femmes d’Iran – et aussi bien, les femmes de façon générale.

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Que regardent-elles véritablement ? De quel phénomène lumineux devinons-nous la réfraction sur ces visages si beaux, si différents, si intenses ? Nous ne le saurons pas. Pas plus que nous ne savons ce que regardait en fait Falconetti ligotée au bûcher de Jeanne d’Arc, ce que regardait Vivien Leigh au pied de l’escalier d’Autant en emporte le vent. Un rail de travelling peut-être. Ce sont des actrices.

Mais ce sont des femmes. En faire, aujourd’hui, en Iran tel que ce pays est réglementé, les uniques êtres visibles dans la lumière est à la fois une affirmation courageuse et digne, et un gag offensif : le film retourne la séparation entre hommes et femmes imposée dans les espaces publics par la loi de la République islamique, pour faire de toutes les femmes ses héroïnes, tout en transgressant ostensiblement cette loi puisqu’il y a aussi des hommes dans cette salle, même s’ils demeurent constamment dans la pénombre des arrières plans.

Il était une fois la salle de cinéma. Pour ses 60 ans, le Festival de Cannes avait demandé à une trentaine de réalisateurs du monde entier un petit film à la gloire de ce lieu dont on annonce sempiternellement la disparition ou au moins la désuétude. Kiarostami avait alors donné un petit extrait de ce qui allait devenir Shirin (avec le son d’un autre film, Roméo et Juliette, projeté hors champ). On ne mesurait pas alors ce qui devient si évident avec le long métrage achevé : qu’il s’agit aussi d’un chant d’amour à ce lieu à nul autre semblable qu’est la salle de cinéma, et d’une étude très précise de ce qui s’y joue d’essentiel. Là où se construit, dans le noir et face à une lumière deux fois réfractée – par l’écran, qui est le même pour tous, par chaque visage, qui n’est jalais le même – un rapport à l’intimité et au collectif sans équivalent dans aucun temple, aucun théâtre ni aucun stade.

Il était une fois l’histoire d’une aventure de cinéma, qui réunit un des artistes les plus renommés de son temps, un récit populaire, émouvant et spectaculaire, un grand nombre de très belles femmes… Une aventure de cinéma, c’est aussi, Kiarostami ne cesse de le dire, l’aventure d’une rencontre entre le film et des spectateurs. Tous les spectateurs ne sont pas disponibles d’emblée à assister non pas à un film mais à deux, à laisser leur esprit inventer davantage qu’à recevoir un objet tout fabriqué, à accepter l’écart entre bande image et bande son. Pourtant, si le film surprend nos habitudes, il n’y a là en lui qui fasse obstacle à une rencontre de l’émotion. L’histoire est belle et simple, il suffit de se la laisser conter. C’est l’éternelle invitation des Mille et une nuit, où Shéhérazade magiquement démultipliée nous entraine dans un conte qui est aussi notre histoire.

(Ce texte figure dans le dossier de presse du film, distribué par MK2)

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