The Program de Stephen Frears, avec Ben Foster, Chris O’Dowd, Jesse Plemons, Guillaume Canet, Denis Menochet. Durée : 1h43. Sortie 16 septembre.
The Program raconte l’histoire de Lance Armstrong, de ses débuts dans le Tour de France à sa confession publique chez Oprah Winfrey. Le film décrit les principales étapes de sa carrière, les victoires, le cancer, les triomphes, les soupçons, l’intimidation du peloton et des médias, l’extraordinaire succession d’envolées dans les cols et les contre la montre et d’arrivées en jaune aux Champs Elysées, les contrôles et leurs failles, le rôle des médecins et directeurs sportifs, la figure à la Frankenstein de Docteur Ferrari, l’attitude des institutions du cyclisme international.
Pour organiser cette matière très riche, et en gros déjà connue, et lui donner une énergie dramatique, le scénario organise une sorte de combat à trois, trois protagonistes de la véritable affaire : le champion tricheur, le journaliste voué à faire éclater une vérité dont personne ne veut, et un coéquipier d’Armstrong qui deviendra le témoin décisif pour que les pratiques de la star américaine, et du système qui régit le cyclisme professionnel, éclatent au grand jour.
Le journaliste, David Walsh, auteur d’articles longtemps restés sans suite, puis de plusieurs livres[1], incarne et synthétise l’obstination des quelques journalistes (également au Monde et à L’Equipe) qui, à contre-courant, ont amené dans la lumière le système généralisé de tricherie porté à l’extrême par Armstrong. Le coéquipier, Floyd Landis, donne vie à une relation ambiguë à la volonté de vaincre par tous les moyens, dans l’ombre de son patron au sein de l’US Postal – Landis a ensuite gagné le Tour de France dans une autre équipe, puis été disqualifié pour dopage.
Utilisant adroitement quelques séquences d’archives, le film réussit comme rarement à donner une sentiment de vécu lors des scènes de course, notamment dans les ascensions des coureurs durant les quelques épisodes des Tours de France reconstitués. Ecrit avec efficacité, The Program est remarquablement filmé par le styliste Frears, dont l’admirable The Queen montrait déjà sa capacité à rendre élégant et émouvant un récit très factuel et saturé d’enjeux de pouvoirs. Il est aussi très bien interprété, en particulier par Ben Foster étonnant dans le rôle du champion félon. Le film a donc tout pour offrir sur un mode excitant (thriller) un récit convaincant d’une grande affaire publique de notre époque[2].
Il est ça, et bien plus que ça. Paraissant ne se concentrer que sur la précision des faits et la manière la plus efficace d’en faire spectacle de cinéma, Frears parvient en fait à distiller une interrogation bien plus complexe que les sujets évidents (et nullement dépourvus d’intérêt) que mobilisent cette histoire, autour des grandes notions de Vérité et de Morale – avec majuscule.
Par petites touches, le cinéaste compose en effet une mise en question des mécanismes de croyance et de désirs à l’œuvre partout, chez chacun – y compris chez un réalisateur britannique ou un spectateur comme vous et moi. Il ne cesse de régler et dérégler la distance à la certitude, à la fermeté du jugement, aux motivations qui organisent les comportements.
Aucun relativisme complaisant, se doper n’est pas la même chose que ne pas se doper, mentir n’est pas la même chose que dire la vérité (sans majuscule), gagner n’est pas la même chose que ne pas gagner ( qui est différent de perdre). Et si Armstrong incarne presque trop évidemment la mentalité du gagneur, du self made man à tout prix, l’idéologie américaine dans toute son abjection, Frears et Foster travaillent de leur mieux à rester à proximité du bonhomme, à laisser transparaître tout ce qui en lui ressemble tellement à tant de héros positifs, dans la vie et dans les fictions, à tout ce avec quoi chacun peut trouver des affinités.
Le personnage positif de Walsh, figure classique du journaliste de cinéma qui fera éclater le Bien et le Vrai, est un ressort pour le coup simpliste. Mais il échoue, même s’il joue un rôle important. The Program fonctionne sur le dépassement du scénario binaire (sur lequel est construit l’affiche), le héros qui était finalement un salaud, l’homme de l’ombre qui fera advenir la lumière.
Il le dépasse en accordant une part essentielle aux autres protagonistes, les coureurs, les responsables du Tour, les autres journalistes, les patrons de média, les agents, les dirigeants, le charity business, les supporters, les spectateurs de cinéma, finalement tout le monde – ce monde qui aura voulu croire à la légende Armstrong, à l’histoire mythologique du survivant gagneur, au grand récit sportif, et à l’équivalent de tout cela dans tous les autres domaines.
Puisque le vrai sujet de The Program n’est bien sûr pas le cyclisme ni le dopage, mais la croyance – plus exactement le vouloir-croire, le besoin de croyance, l’addiction à des représentations. « La foule aime les vainqueurs » est une vérité au très long cours. Elle ne prend son sens qu’à condition de ne jamais sous-entendre que « la foule », c’est les autres.
« Le programme », c’est la procédure qui permet la production de ça – des vainqueurs, de la foule, ce que désigne là le mot « aime », et qui s’actualise par exemple dans ce vocable qui aura signé une dégradation majeure de l’espèce humaine, le fan.
La croyance, le jeu entre production d’une image (de soi, de l’autre) et l’adhésion à cette image, est un thème récurrent chez Frears, et qui était notamment au cœur d’un de ses meilleurs films, Héros malgré lui (avec Dustin Hoffman, qui fait ici une apparition savoureuse, justement en homme qui fait du business sur la crédibilité des apparences).
Avant de l’être à l’EPO et aux anabolisants, Armstrong est camé à la réussite, à l’image du vainqueur – et chacun des autres personnages est lui aussi addict d’un modèle, d’une représentation, y compris le journaliste en soldat de vérité.
Du point de vue romanesque, le personnage le plus intéressant est dès lors ni Armstrong ni Walsh, mais ce Landis, adepte de la foi de la gagne mais aussi d’une autre foi, plus archaïque – il appartient à une secte chrétienne.
La tension entre ces régimes de croyance et les déplacements qu’elle engendre dans le système sont le véritable enjeu du film. Puisque, à nouveau, il s’agit de bien plus que de course cycliste, même si celle-ci est traitée avec un maximum d’attention.
Ce que le titre désigne est bien davantage qu’un programme de traitements chimiques destinés à augmenter les performances d’un coureur, ou de la plupart des coureurs. Le programme (télévisé, informatique) est ce qui modélise le fonctionnement social bien au-delà des sphères de la communication ou de l’informatique. La domination dans une compétition de tous contre tous est ce qui programme les rapports sociaux.
Et la croyance est l’énergie qui fait fonctionner ces programmes, qui ne sont que des aspects différents de la même dynamique. Là est le ressort intime de The Program, qui raconte aussi comment la version Armstrong a fini par bugger – mais bien sûr, un bug, ça se débugge, et le programme, lui continue de tourner. Sur les routes de France et sur les écrans des télévisions du monde chaque été en juillet, et partout ailleurs, tout l’année.
[1] Notamment L.A. Confidentiel : Les secrets de Lance Armstrong, L.A. Officiel, Le sale Tour, tous les trois cosignés avec le journaliste de L’Equipe Pierre Ballester, et Seven Deadly Sins : my Pursuit of Lance Armstrong, qui a directement inspiré le scénario.
[2] Cette affaire avait déjà fait l’objet d’un documentaire, Le Mensonge Armstrong d’Alex Gibney, sorti en 2014.
Dheepan de Jacques Audiard, avec Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine Vinasithamby, Vincent Rottiers, Marc Zinga. Durée: 1h49. Sortie le 26 août.
Jacques Audiard semble d’abord changer de registre, et de focale. Lui qui a toujours cultivé le romanesque près de chez vous (de chez lui, en tout cas) paraît prendre du champ, ouvrir son regard, avec deux grands axes inédits de sa part, les violences qui enflamment la planète sans pour autant faire les grands titres de nos médias et la réalité des quartiers les plus gravement frappés par l’injustice sociale.
Mieux, les premiers ressorts scénaristiques font appel à deux idées riches de sens. La première concerne la mise en relation de ces deux domaines du malheur contemporain, le lointain et le proche, le tiers monde et les cités, via l’adoption comme personnages principaux de figures en train de devenir centrales dans nos sociétés, les migrants. La seconde porte sur la mise en question de la famille comme un donné, un cadre de référence préétabli. Dheepan débute en effet en évoquant le sort des Tamouls du Sri Lanka après la défaite des Tigres de l’Eelam, début 2009. On voit un combattant, Dheepan, se défaire de son uniforme et essayer de se fondre parmi les civils dans un camp de réfugiés, afin d’échapper à la terrifiante répression qui a suivi la défaite des Tigres au terme de la guerre civile qui a ravagé le Sri Lanka durant un quart de siècle.
Pour pouvoir émigrer, Dheepan se transforme en père de famille en «recrutant» dans le camp une femme et une petite fille, alors qu’aucun lien du sang ne lie ces trois personnages –sinon le sang versé par le conflit. Ils arrivent en France, où il sont pris en charge, de manière montrée là aussi de façon plutôt schématique (on peut douter que les fonctionnaire de l’Ofpra se reconnaissent dans l’image qu’en donne le film), et envoyés vivre dans une cité peuplée presqu’uniquement d’immigrés de toutes origines, où règnent des gangs violents et le trafic omniprésent de la drogue. Dheepan, le «père», y officie comme gardien d’immeuble, sa «femme» s’occupe d’un handicapé, leur «fille» va à l’école.
Mise en place à grands traits, la situation permet au film de suivre un temps un chemin intéressant, celui de la construction d’une famille dans un milieu hostile mais pas forcément sans issue, construction qui passe par un tissage complexe de liens réels et de croyance voulue, ou acceptée, par chacun.
Ce jeu concerne les trois protagonistes principaux, mais aussi certaines figures auxquelles ils ont affaire, notamment parmi les habitants de la cité et à l’école. Depuis Regarde les hommes tomber et surtout Un héros très discret, Audiard a toujours été intéressé par ces systèmes de représentation où le masque des uns trouve un répondant dans la crédulité, éventuellement volontaire, des autres. Mieux que dans aucun de ses précédents films, flotte un moment l’idée que de ce consensus élaboré au fil de trafics, d’aveuglements, de contraintes subies, de complicités qui peuvent devenir amitié ou affection, pourrait naître un vivre ensemble, aux antipodes de la délétère notion d’identité collective (nationale, etc.).
Cette croyance volontariste bricolant la possibilité d’un espace co-habitable est remise en question dans le film par une autre approche, beaucoup plus discutable, mais pas dépourvue d’intérêt: celle de la présence du mal dans le vaste monde, et de la possibilité de pourtant s’y construire un espace. Le grand ensemble décrit par le film est trop artificiel pour qu’il soit possible de savoir s’il s’agit là d’une conception sociale (les cités, c’est l’enfer, les pauvres, c’est tout de la racaille violente, le karcher ne va sûrement pas suffire) ou morale (le monde est pourri, le Mal règne). Toujours est-il que cette vision paranoïaque pourrait encore, en entrant en interaction avec la précédente, donner une dynamique intéressante.
Alors que se multiplient les violences dans la cité selon un scénario qui emprunte davantage aux mécanismes convenus de la série B qu’à l’observation, cette tentative de constituer une distance est matérialisée par la fenêtre à travers laquelle la famille observe les agissements des racailles comme sur un écran de cinéma, puis par la tentative de Dheepan de tracer une illusoire ligne de démarcation délimitant une zone préservée.
Il existe de multiples réponses possibles à la question de la possibilité de construire une distance avec la violence, et d’inventer des possibilités de vivre ensemble à l’intérieur de ce monde où règnent injustice, brutalité et domination. Mais, positives ou négatives, les réponses à ces interrogations mises en place par le film supposent une forme de sincérité vis-à-vis des personnages et des situations, même si elles sont stylisées. Or, il s’avère qu’au fond le réalisateur s’en fiche de tout ça, ou qu’en tout cas, ça ne fait pas le poids face à la possibilité de rafler la mise sur le terrain de l’esbroufe spectaculaire.
Survivant d’une véritable guerre, qui a fait des centaines de milliers de morts, Dheepan est plongé dans une situation présentée par le scénario comme l’équivalent dans une cité de la province française. On n’est plus dans la stylisation mais dans l’abus pur et simple. Un abus dont la seule raison tient aux avantages du côté du film d’action violent que permet ce dérapage très contrôlé. Bazardant tout ce avec quoi il avait paru construire son film (ce jeu complexe de réglages successifs entre les protagonistes), Audiard se jette avec délectation dans le flingage à tout va. Ce défoulement racoleur d’un shoot them up auquel le spectateur est explicitement convié par le truchement d’un héros investi d’un droit de tuer fabriqué de toutes pièces et d’un savoir-faire en la matière tout aussi trafiqué n’est pas ici simple convention. C’est le déni de tout ce que le film a prétendu être. (…)
C’est un des plus célèbres parmi la vaste cohorte des films invisibles. C’est aussi, de par son sujet, la Shoah, et son réalisateur interprète, la star comique Jerry Lewis, un des plus intrigant. Il s’appelle The Day the Clown Cried («Le jour où le clown a pleuré»), et officiellement il n’existe pas.
S’il a bien été écrit et presqu’entièrement tourné, et même dans une certaine mesure monté, non seulement il n’a jamais été terminé et donc jamais montré, mais un concours de circonstances complexe où son propre auteur a fini par jouer un rôle particulier l’assigne à une inexistence peut-être éternelle. Etre des limbes, film fantôme. Ce qui est assez approprié compte tenu de son sujet.
The Day the Clown Cried est effectivement un film-songe –un film-cauchemar pour être plus précis. Il conte l’histoire d’un clown allemand, Helmut Doork, interprété par Jerry Lewis, qui se retrouve accompagner des enfants juifs dans une chambre à gaz à Auschwitz.
Est-il nécessaire d’ajouter que ce n’est pas un film drôle? C’est à vrai dire un des films les plus tristes qui soient. Mais c’est bien, en très grande partie, un film dont l’enjeu est le rire, ce que c’est que faire rire, être drôle, faire profession d’être drôle: un sujet sur lequel Joseph Levitch, mieux connu sous le nom de Jerry Lewis, possédait quelques connaissances en 1971 quand il s’est lancé dans ce projet, après plus de 30 ans de carrière comme stand-up comedian, acteur et réalisateur comique.
Si The Day the Clown Cried n’existe pas, du moins officiellement, il n’en va pas de même de son scénario, disponible sur Internet.
Le film suit plutôt fidèlement les grandes lignes narratives de ce scénario, où on trouve une phrase qui aurait pu devenir le slogan:
«Quand la terreur règne, un éclat de rire est le plus effrayant de tous les sons.»
Ces paroles sont prononcées par le Révérend Keltner, compagnon de cellule d’Helmut. A ce moment de l’histoire, on a vu comment celui-ci, ex-plus grand clown d’Europe, est tombé en disgrâce, devenant un faire-valoir avant d’être viré du cirque. S’étant enivré pour noyer son désespoir, il s’est mis à insulter un portrait d’Hitler. Arrêté par la Gestapo, il a été envoyé dans un camp de concentration pour prisonniers politiques.
Capture d’écran du scénario de The Day the Clown Cried
Jusque-là, Helmut ne s’intéressait qu’à son cas personnel. Bien que vivant dans l’Allemagne nazie, il ne se préoccupait que de sa gloire perdue et des humiliations que lui infligeaient le directeur du cirque et le nouveau clown tête d’affiche.
Déporté, il proclame qu’il est un grand artiste de renommée internationale, et refuse de parler aux autres prisonniers. Pour tromper leur peur et leur ennui, ceux-ci lui demandent de les faire rire, et ainsi de prouver ses dires. Quand Helmut refuse avec mépris, ils deviennent agressifs et finissent par le cogner afin de le forcer à les faire rire. Seul le Révérend Keltner prend le parti du clown, et essaie de le protéger.
Peu après, de l’autre côté des barbelés qui délimitent le camp où se trouve Helmut est installé un nouveau camp destiné à des enfants juifs. Les prisonniers politiques ont interdiction absolue d’entrer en relation avec eux, mais alors qu’il exécute sans conviction des sketchs sous la menace des prisonniers, Helmut s’aperçoit qu’il fait rire les enfants.
Stimulé, le clown se lance cette fois dans un numéro complet, qui plaît à tout le monde: les enfants qui portent l’étoile de David, les politiques avec leur triangle rouge, et même les gardes allemands du haut de leurs miradors. Le commandant du camp, lui, ne rit pas, il interrompt brutalement le numéro. Plus tard, Helmut et le Révérend Keltner sont violemment battus par les SS, et un autre prisonnier est abattu après avoir aidé le clown à distraire les enfants. C’est une des scènes vraiment violentes du film, qui en compte plusieurs mais toujours traitées de manière stylisée, où par exemple on ne voit jamais de sang.
Jusque-là, Helmut s’est comporté comme s’il ne comprenait rien à la situation générale, guidé par son seul égoïsme, puis son désir irrépressible de faire rire un public dès qu’il en a l’occasion: il est un jouet aisément manipulable par les nazis, et le restera presque jusqu’à la fin. (…)
Sils Maria d’Olivier Assayas, avec Juliette Binoche, Kristen Stewart et Chloë Grace Moretz. Durée: 2h03. Sortie: 20 août 2014.
«Quand soudain, amie, un fut deux»… écrit Nietzsche dans le poème qui porte le même titre, Sils Maria, nom de ce village de l’Engadine suisse, près de la frontière italienne, où il eut l’intuition du mythe de l’éternel retour et connut ses derniers jours de paix avant la folie à Turin. «Nous nous sommes aimés dans un village perdu d’Engadine au nom deux fois doux: le rêve des sonorités allemandes s’y mourait dans la volupté́ des syllabes italiennes», ajoutera Proust dans Les Plaisirs et les jours.
Ne craignons pas d’invoquer des ombres, imposantes ou pas: Sils Maria est en vérité un lieu hanté, et où se produisent d’étranges phénomènes. Certains sont météorologiques, tel cet impressionnant «serpent de Maloja», qui est aussi le titre d’une pièce de théâtre et d’un film. Il existe néanmoins réellement, ce dragon de nuages qui monte du Piémont –il a d’ailleurs été filmé par le réalisateur allemand Arnold Fanck, en 1924. On le voit dans le film d’Olivier Assayas, jadis et aujourd’hui. Il revient, comme l’araignée du vieux Friedrich.
«Présence réelle», s’intitule le chapitre du recueil de Proust où il est question de s’aimer à Sils Maria. Tout est réel dans Sils Maria d’Assayas. Les vivants et les morts, les images et les pierres, le présent et le passé, le passage du temps, la fierté et le désir, les ragots sur Internet, la neige sur la route, les textes des grands auteurs authentiques ou inventés, la jalousie, la brume maléfique et peut-être numérique. Réels, les fantômes littéraires et ceux du web, réelles les femmes, les héroïnes, les personnages.
La question du passage du temps, qui est à la fois la revendication d’une inscription dans un âge, l’angoisse de vieillir et l’appartenance plus ou moins assumée à une époque à laquelle une énorme pression assigne tout un chacun, et toute une chacune sans doute encore davantage, cette question multiple à laquelle le mythe de l’éternel retour avait voulu échapper, est comme le code générique du film, elle le met en forme de l’intérieur. Mais «vivre avec son temps», c’est quoi?
Parvenir ainsi à un film qui, comme le fleuve de nuages, semble lui aussi avancer d’une seule coulée, d’un seul ample et sinueux mouvement malgré la richesse et la diversité de ses composants, est le sidérant accomplissement d’une œuvre pourtant d’un abord extrêmement aisé.
Maria Anders est une star, c’est une Française mais une star internationale, demandée sur trois continents, jouant le plus souvent en anglais –qui est aussi la langue du film. Elle est entrée dans la lumière des projecteurs, ceux du théâtre et presqu’aussitôt du cinéma, grâce à une pièce devenue un film, Le Serpent de Maloja. Elle y incarnait Sigrid, une jeune femme séductrice et conquérante qui prenait l’ascendant sur une autre de vingt ans son aînée, riche et considérée, Hélène. Aujourd’hui, le Destin, les impresarios, un Méphisto artiste, le goût du défi poussent Maria à accepter de jouer Hélène, cette femme mûre dont elle a désormais l’âge, face à Jo-Ann, une jeune vedette de Hollywood qui partage sa vie publique entre rôle de superbimbo en combinaison spatiale et scandales de mœurs en ligne.
Chloë Grace Moretz, Jo-Ann dans Sils Maria
Maria s’installe à Sils Maria, où vivait l’auteur du Serpent, qui fut son mentor, en compagnie de Val, son assistante, pour répéter. C’est donc Val, qui a dix ans de plus que Jo-Ann et dix de moins que Maria, qui dit les répliques de Sigrid. Mais «dire les répliques», «répéter», «être l’assistante de», ce sont des rôles, des fonctions, un travail. Dès qu’on fait ça, qu’elles font ce travail, il s’en passe des choses! Des mouvements comme des flux, des pulsions, des désirs, des frayeurs, des prises d’ascendants, des vertiges…
Le spectacle n’est pas la vie, la préparation du spectacle n’est pas le spectacle, oh non, ce serait bien trop bête. Entre vie quotidienne, spectacle, répétitions, solitude, pouvoir, joie enfantine, show-business, intimité, qui sont tous dans le monde, il n’y a ni équivalence ni étanchéité.
lire le billet
12 Years a Slave de Steve McQueen raconte l’enlèvement d’un noir libre du Nord des Etats-Unis dans les années 1850, envoyé en esclavage dans le Sud où il est traité avec la plus extrême brutalité, avant qu’un Canadien de passage lui permette d’être libéré. Et 12 Years a Slave ne raconte que cela. C’est à dire que chaque plan, chaque scène, chaque ligne de dialogue sont voués à cette unique thématique. Plus le film avance et plus, malgré la puissance des moyens mis en œuvre (puissance de l’interprétation, puissance des images, puissance de la brutalité des situations représentées), s’impose le sentiment que 12 Years a Slave n’existe que comme film qui devait avoir été fait, ou plus exactement qui aurait dû avoir été fait il y a longtemps sur l’esclavage aux USA – idéalement dans les années 50, lorsque la grande démocratie étatsunienne vivait encore sous un régime d’apartheid que viendrait abolir le mouvement des droits civiques et la mobilisation noire durant la décennie suivante.
Aujourd’hui, Obama regnans, il n’y a littéralement aucun enjeu politique à un tel film, les formes multiples et extrêmes de l’oppression n’ayant nullement disparu mais ne pouvant en aucun cas être figurées, même métaphoriquement, par ce qui arrive au malheureux et courageux Solomon durant ses 12 ans de calvaire tel que raconté par Steve McQueen. On ne voit d’ailleurs pas à qui le film peut poser la moindre question. Mais si quelqu’un dans la salle est en faveur de l’esclavage, qu’il lève la main.
Autant la vague de films revenant sur le génocide des amérindiens dans les années 60-70 (Buffalo Bill et les indiens, Le Soldat bleu, Little Big Man, Jeremiah Johnson, etc.) comme événement fondateur de l’Amérique entrait en collision avec une image encore active, et se construisait en écho explicite avec l’actualité (la guerre du Vietnam), autant 12 Years a Slave ne contredit ni ne trouble personne. Autant Django de Tarantino posait intelligemment la question de ce qu’avait fichu le cinéma holywoodien à propos de la terreur esclavagiste, deuxième pilier économique et politique de la naissance de l’Amérique, autant 12 Years a Slave n’existe que pour colmater cette absence criante d’un film grand public consacré à ce thème (qui a vu les films avec Paul Robeson dans les années 30 ?).
Un tel film, aujourd’hui, apparaît stricto sensu comme un film bouche-trou, d’où l’idée d’un certain soulagement comme composant du succès du film au Etats-Unis où il a commencé à récolter les récompenses à pleines brassées. Le réalisateur de Hunger et de Shame est un cinéaste très doué (et un artiste de première grandeur). Britannique, il effectue pour les Américains ce qu’eux-mêmes ne sont jamais parvenu à faire, 100 an après le film fondateur du cinéma hollywoodien, l’ultraraciste Naissance d’une nation de D. W. Griffith, premier long métrage étatsunien. Même Spielberg s’y était cassé les dents avec Amistad.
Nul ne dit que le rapport des Etats-Unis à leur population noire, hier et aujourd’hui, ne reste pas un enjeu de cinéma : il y a 20 films à faire, dont, éventuellement, le récit du massacre des militants noirs par le FBI dans les années 60 si puissamment raconté par James Ellroy dans Underworld USA. Mais le film de McQueen, qui aborde en tête la dernière ligne droite de la course aux Oscars, peut plus probablement tenir lieu de substitut aux enjeux qu’il est souhaitable que le cinéma US prenne en charge. Ce n’est pas très réjouissant.
lire le billetMa vie avec Liberace de Steven Soderberg, avec Michael Douglas, Matt Damon, Dan Aykroyd, Debbie Reynolds. 1h58.
Le nouveau film de Steven Soderbergh accompagne l’existence du jeune Scott Thorson (Matt Damon), devenu au milieu des années 70 l’amant éperdument chéri du vieillissant Liberace, pianiste star, vedette de Las Vegas et des plateaux télé durant près de 40 ans, phénomène de scène, inventeur du showbiz kitsch démesuré, préfiguration de Michael Jackson, de Madonna et de Lady Gaga. Nous n’avons aucune idée, en France ou d’ailleurs où que ce soit en dehors des Etats-Unis, de ce qu’a été la gloire immense de ce performer porté par une intuition géniale des lois du spectacle, à défaut d’avoir quoique ce soit de mémorable sur le plan artistique. Produit de très grande consommation en grande partie fabriqué par lui-même et surtout ayant assuré une incroyable longévité en combinant les modes les plus archaïques de séduction et les techniques alors modernes (les shows télévisés), Liberace est un symbole américain dont le film révèle la richesse de sens.
Michael Douglas et les départements déco et costume (et perruque) s’en donnent à cœur joie pour déployer à l’écran le délire d’exhibitionnisme rutilant d’or, de verroterie, de fourrure et de strass qui est à la fois le décor de scène de Liberace et l’environnement dans lequel il vit. Ce vertige de spectaculaire comme condition vitale (Can you see me now?) est raconté avec une attention scrupuleuse, sans ironie ni complaisance. Cette folie du paraître, ce délire m’as-tu-vu sont la manifestation particulière d’une manière d’être au monde qui abolit la séparation entre la vie et la scène et aspire entièrement l’humain dans un moule qui le dévore —les scènes de boucherie de la chirurgie esthétique sont explicites.
Contrainte à la clandestinité dans l’Amérique de l’époque, Amérique dont le puritanisme ne fait jamais que se déplacer sans vraiment faiblir, l’homosexualité de Liberace est finalement moins importante que la confusion des sentiments qui l’habitent. Tout aussi excessive que ses tourbillons de paillettes est la pulsion affective qui emporte le personnage, au point de vouloir faire de son amoureux aussi son fils adoptif. C’est le grand mérite du film de ne jamais faire de tel ou tel épisode, comme la rencontre avec la mère de Liberace (Debbie Reynolds! 100 ans après avoir jailli du gateau de Chantons sous la pluie, peut-être le plus grand film de Hollywood sur lui-même) ou même la mort à cause du sida, une métaphore ni une clé.
Chez Soderbergh aussi, une retenue dans la manière de filmer, malgré toutes les surenchères visuelles dont il est question, une affection pour ses personnages, aussi abracadabrants soient-ils (c’était déjà une des qualités majeures des très beaux Girlfriend Experience et Magic Mike) et une attention pour la manière dont les choses sont faites, les cheminements, les processus, donnent à Ma vie avec Liberace une force qui excède de bien loin ses aspects folkloriques et le côté Guiness Book de la performance de Michael Douglas. Parce que, aussi, Wladziu Valentino Liberace aime véritablement Scott Thornton, et que le réalisateur ne néglige ni ne méprise cet amour, malgré tout le reste.
Cinéaste lui-même excessif, ne serait-ce que dans sa boulimie de tourner et la variété de ses réalisations, Steven Soderbergh annonce que ce film, qui pour être produit par une société de télévision, HBO, n’en est pas moins du très bon cinéma, sera son dernier. On ne peut que le regretter, tant il prouve ici, comme il a su le faire à de multiples reprises depuis la révélation de Sexe, mensonges et vidéo en 1989, combien il est capable de porter un regard singulier, à la fois critique et émouvant, sur ce qu’on a pris l’habitude d’appeler la société du spectacle. Ses meilleurs films sont ceux où, sans agressivité ni volonté démonstrative, sont mis en évidences les mécanismes de la représentation contemporaine tels qu’ils se sont construits à partir des années 60, aux USA puis dans le monde entier. Une industrie placée sous le signe d’excès qui sont à la fois sa force, sa limite et sa part d’horreur.
Cette critique est une nouvelle version de celle publiée sur slate.fr lors de la présentation du film au Festival de Cannes 2013.
lire le billet(To the Wonder de Terrence Malick, The Master de Paul Thomas Anderson, At Any Price de Ramin Bahrani)
Dieu, la puissance et l’argent. Les trois films américains de la compétition présentés en début de Mostra (ceux de Brian De Palma et d’Harmony Korine complétant cette très forte délégation) exposent de manière insistante les forces que beaucoup considèrent comme décisives dans leur pays. Le moins intéressant des trois est aussi le plus attendu, To the Wonder de Terrence Malick. Franchissant un grand pas en avant dans le registre du kitsch métaphysique qui lestait déjà gravement The Tree of Life, le réalisateur tartine durant deux heures un emplâtre de cartes postales et de banalités sur le sens de la vie face à la puissance divine avec laquelle les hommes ne savent plus communiquer. La malédiction de l’amour impossible, de la pollution et de l’impuissance à faire le bien pèse dès lors sur eux comme une chape de plomb dont le film trouve une regrettable équivalence esthétique.
(attention, cette photo, la seule disponible,montre l’actrice Rachel McAdams, qui n’a qu’un tout petit rôle, avec Ben Affleck)
Une très belle russe francophone (Olga Kurylenko), le sculptural et laconique American Man Ben Affleck et le prêtre hispano Javier Bardem circulent en tous sens, du Mont Saint Michel aux plaines du Middle West et des supermarchés saturés de produits aux inévitables rivières malickiennes, tandis que pas moins de trois voix off régalent l’auditoire d’interrogations du type « Où est la vérité ? » « Pourquoi pas toujours ? », en trois langues pour convaincre de l’universalité de ces méditations.
Parmi les questions posées, la plus intéressantes est : « pourquoi on redescend ? ». Parce que contrairement à l’inquiétude mystique de Malick, chez ses deux confrères, on ne redescend pas. L’un et l’autre sont dédiés à la capacité, dans deux domaines différents, de produire toujours davantage, de ne pouvoir que foncer toujours en avant – idée aussi sous-jacente mais pas vraiment prise en compte dans To the Wonder. The Master de Paul Thomas Anderson raconte l’histoire d’un « maître à penser », mi-théoricien mi-gourou, qui dans les années 50 essaie de fonder une « école » où les élucubrations scientifiques servent de base à une mystique proche de la métempsychose. Il est rejoint par un ancien combattant de la 2e guerre mondiale à demi fou et complètement imbibé, dont les comportements erratiques servent au « maître » à la fois de terrain d’expérience, de déversoir émotionnel et, à l’occasion, de protection.
Philip Seymour Hoffman est The Master
Anderson ne manifeste aucune admiration particulière pour ses personnages, on en vient même assez vite à se demander pourquoi il raconte cette histoire de ratés plutôt pathétiques et assez antipathiques, qui n’annoncent pas vraiment la puissance des sectes et autres mysticismes plus ou moins homologués aux Etats Unis. Comme les précédents films du réalisateur, ce qui caractérise The Master est une sorte de puissance brute du filmage, appuyée sur la violence des situations, un indéniable savoir-faire dans le montage et le cadrage, et surtout l’interprétation : Philip Seymour Hoffman filmé comme Welles se filmait dans Citizen Kane et Joaquin Phoenix en allumé dangereux et sentimental en mettent plein les yeux, et les tripes. Pointe alors l’idée que Paul Thomas Anderson filme exactement comme œuvre le Maître de son film : en force et à l’esbroufe, avec une sorte d’intimidation permanente qui ne prend aucune distance avec ce qu’il entend décrire, ce qui risquerait de réduire son emprise sur les spectateurs. The Master, quelle que soit les dénonciations qu’il prétend faire, se révèle ainsi une exemplaire démonstration de force – force de la rhétorique et force physique, sensorielle – dont ses deux personnages principaux sont les représentants. Au lieu de les prénommer Lancaster et Freddie, il aurait dû les appeler Paul et Thomas.
Zas Efron en fils prodigue et speed racer dans At Any Price
Venu du cinéma indépendant, Ramin Bahrani s’approche de la grande forme hollywoodienne avec At Any Price, qui est pourtant aussi le seul des trois films qui prenne un peu de distance avec son sujet. Il s’agit ici, à travers l’histoire d’une famille d’agriculteurs de l’Iowa devenus aussi revendeurs en gros de semences OGM, et avec une variante du côté des courses de stock cars, de raconter la fuite en avant d’une société, la fatalité d’une surenchère sans fin, où l’argent est d’ailleurs moins le véritable objectif qu’une sorte de compteur pervers de cette course insensée. Avec le renfort de Zac Efron et Dennis Quaid, remarquables, Bahrani compose une sorte de fresque malade sur l société américaine dont le monde agricole ne serait qu’un cas particulièrement explicite, fresque qui se transformera en fable (im)morale. Son sens de la présence physique (les grands espaces américains aussi bien que les hommes éperdument lancés dans une fuite en avant) permet à Bahrani de retrouver le sens épique d’une longue tradition du cinéma américain dont deux des précédents grands représentants (T. Malick, P.T. Anderson) sont aujourd’hui ses compétiteurs à Venise. Avec At Any Price, à la différence de ses deux prestigieux ainés, lui trouve une possible circulation entre distance critique et prise en compte des puissances qu’il invoque.
lire le billetTrafic d’identité. Présence étrangère incontrôlée. Pratiques d’invocation. Rencontre entre mort et vivant. Peut-être faudrait-il prévenir la police ? Assurément, ce lundi, comme tous les premiers lundis du mois depuis avril dernier, il se passe quelque chose de très bizarre à la Ménagerie de verre.
Il est tout seul, l’acteur. Il est assis sur une chaise en face du public, avec derrière lui la profondeur vide d’une salle de répétition de danse. Il est tout seul, et ils sont deux. En même temps. L’autre, c’est Gilles Deleuze, le penseur, le professeur, mort en 1995. Lui, c’est Robert Cantarella, il dit les cours de philosophie que Deleuze consacra au cinéma, durant l’année 1981-1982, à l’Université de Paris 8 Saint-Denis. Dans le spectacle Robert Cantarella fait le Gilles, ils sont 1, ils sont 2, ils sont bien davantage.
Cantarella ne « récite » pas les textes de ces cours, textes connus, et que chacun peut pour sa part écouter aujourd’hui, puisqu’ils sont accessibles en ligne sur le site La voix de Gilles Deleuze ou sur le coffret de six CD édité par Gallimard dans la collection « A voix haute ». L’acteur n’imite évidemment pas Deleuze, il offre son corps pour être traversé par la voix, et surtout par le mouvement de la pensée d’un autre. On songe à la formule de Léo Ferré essayant d’expliquer ce que c’est que composer, et qui disait « je suis dicté ». Les spectateurs sortent des carnets, prennent des notes, comme s’ils étaient à la fac. Mais aussi ils rient et s’émeuvent, comme au spectacle, puisque c’en est bien un.
Cantarella dit les textes, il les profère de telle sorte qu’ils trouvent une incarnation qui tient à ce phénomène inexplicable, médiumnique : la présence physique de l’acteur et l’exactitude de la parole d’un autre. L’exactitude de l’événement de la parole d’un autre, Deleuze. Evénement non pas tant au sens de la curiosité passionnée que suscitèrent les enseignements du philosophe, dont les séminaires étaient pris d’assaut par des auditeurs dont beaucoup n’étaient pas inscrits à Paris 8, mais événement au sens où sa parole advient dans l’instant, surgit, s’invente pour celui qui la prononce, et qui souvent ne sait pas plus ce que sera la phrase suivante que son auditoire. L’enseignement de Deleuze était une aventure de la pensée, une prise de risque en public, ici accrue par la connaissance moins solide du sujet, le cinéma, que lorsqu’il parlait de Spinoza ou de Bergson.
Cette « aventure », cette prise de risques n’est pas un à-côté plus ou moins spectaculaire de son travail de penseur et de professeur, elle est partie prenante du processus de pensée de Deleuze, elle fait partie des conditions de son apparition, à laquelle la rédaction des livres donnera ultérieurement une forme plus stable, plus architecturée. Dans le cas présent, ce sera Cinéma 1 L’Image-mouvement et Cinéma 2 L’Image-temps aux Editions de Minuit.
Cette aventure de la pensée est aussi, inséparablement, une aventure de la parole. « ça veut dire quoi, ça ? » s’interroge presque rituellement, ou plutôt rythmiquement, l’orateur embarqué sur le fil de son propre discours. Deleuze était un virtuose de la circulation parmi les mots, des effets (jamais concertés) de reprises, de redoublements, d’allitérations et de réinterrogations critiques de ce qu’il était en train de dire. Ce qu’il faudrait appeler la fertilité phatique de l’élocution de Deleuze, les effets subtils d’intelligence nés d’une formulation instable, elle aussi toujours en train de chercher, de s’inventer, deviennent dans le contexte du spectacle Robert Cantarella fait le Gilles particulièrement sensibles, à la fois efficaces et touchants.
Assis, les mains mobiles, Cantarella parle. Il a, bien visible, une oreillette dans laquelle il entend les enregistrements de Deleuze, les cours eux-mêmes c’est-à-dire aussi les toux, les raclements de gorge, les hésitations, les digressions. Assis parmi les spectateurs, un autre acteur, Alexandre Mayer, interprète toutes les interventions venues du public de Paris 8 qui avaient émaillé les cours, interrogations de fond, perturbations polémiques ou problème de manque de sièges dans la salle. Robert Cantarella fait le Gilles c’est le réel accepté comme tel pour faire théâtre. Aucune ruse sur le dispositif, aucun ajout, aucune simplification de la trace sonore enregistrée, aucune « théâtralisation ». Et grâce au caractère élémentaire de cette opération, il advient quelque chose de l’ordre du chamanisme, d’un chamanisme joyeux, où la jubilation de penser de Deleuze est comme élevée au carré par la jubilation de jouer de Cantarella. La drôlerie, souvent si vive chez Deleuze, se démultiplie du fait du dispositif, où le caractère aventureux du cheminement de sa pensée devient exploration commune, amicale, des arcanes d’un champ de réflexion.
Il n’est évidemment pas neutre que le champ de réflexion en question soit le cinéma. Car ce que réalise (le mot aura rarement été aussi approprié) Robert Cantarella, en faisant ainsi un spectacle scénique de ce qui fut aussi à bien des égards une performance d’acteur, celle de Deleuze enseignant, cette construction d’une présence sensible des traces d’une présence réelle, c’est justement la mise en œuvre, sans caméra ni écran, d’un processus cinématographique. Ce n’est d’ailleurs pas cette dimension qui avait le plus intéressé Deleuze, venu à penser avec le cinéma à partir de questionnements philosophiques portant essentiellement sur les modes spécifiques d’organisation des signes répondant de différentes approches du réel par des systèmes conceptuels.
Ce que fait Robert Cantarella en faisant le Gilles relève de la mise en œuvre, dans les lieux et avec les outils du théâtre, d’un rapport au monde et aux corps qui tient pour l’essentiel du cinéma. La pensée du cinéma que Cantarella met en œuvre ne redouble pas celle de Deleuze, elle ouvre un écart mobile entre elles, et c’est ainsi qu’ils sont à la fois un, deux, et bien davantage. Proférée par Cantarella la parole de Deleuze s’avance à la rencontre de Buster Keaton et de Jean-Luc Godard, de John Ford et de Kenji Mizoguchi, et ceux-ci deviennent des personnages présents. Parfois la rencontre rate, Robert Deleuze revient en arrière, change d’interlocuteur. Et voici personnages de films, acteurs, cinéastes (ou même mouvements d’appareil ou gestes de montage) rendus aussi présents par la parole de Deleuze que Deleuze est rendu présent par la voix de Cantarella. Voici que la salle de répétition de la Ménagerie de verre n’apparaît plus du tout vide.
Une séance sur Viméo (mais on a compris, j’espère, que ça n’a rien à voir avec l’expérience qui advient à la Ménagerie de verre)
Robert Cantarella fait le Gilles. Chaque premier lundi du mois à 18h.
La Ménagerie de verre 12/14 rue Léchevin, 75011 Paris
Entrée libre dans la limite des places disponibles
Réservations par téléphone : 01 43 38 33 44 du lundi au vendredi
Par mail : info@menagerie-de-verre.org
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Journal d’une demi-Berlinale n°4
Il est absolument incompréhensible que la présentation de Pina, Dance, dance, otherwise we are lost, le nouveau film de Wim Wenders à la Berlinale le 13 février dernier n’ait pas été salué comme un événement majeur, et l’incontestable sommet de ce Festival. D’abord parce qu’il s’agit d’un film magnifique et bouleversant, le plus beau réalisé par Wim Wenders depuis très longtemps. Ensuite parce qu’il s’agit d’une œuvre pionnière, qui ouvre une nouvelle voie pour le cinéma de manière plus décisive qu’aucune autre réalisation 3D à ce jour. Enfin parce qu’on pourrait se souvenir, en Allemagne un peu mieux qu’ailleurs, que l’auteur de Paris Texas et des Ailes du désir a été durant une décennie tenu non sans raison comme le meilleur cinéaste de sa génération, et que si son succès même l’a conduit dans des chemins décevants et solitaires, c’est une manière d’événement de le voir renouer avec un tel niveau d’excellence, non pas en retournant sur ses pas (il ne l’a jamais fait, c’est tout à son honneur, même quand cela s’est traduit en errances, et en errements) mais en s’aventurant sur des chemins nouveaux, que seuls un grand artiste de cinéma, un grand connaisseur amoureux du cinéma était capable d’explorer.
Mais il faut revenir d’abord au film lui-même. Revenir à sa beauté fulgurante, qui s’invente aux confins des splendeurs chorégraphiques conçues par Pina Bausch, de l’émotion suscitée par sa disparition, et de la manière de filmer, en scène et en extérieur, en action et en paroles, ce qui a été construit par le Tanztheater Wuppertal. Revenir à l’émotion dans l’évocation de la personnalité de la chorégraphe par celles et ceux qui l’ont accompagnée dans sa quête, émotion que Wenders rend d’autant mieux perceptible qu’il la ressent lui-même. Cette affection du cinéaste pour celle à qui il dédie ce film en même temps qu’il le lui consacre est pour beaucoup dans l’ovation qui a salué le film à l’Urania, l’immense salle berlinoise où il était possible aujourd’hui de le « rattraper ». Pour comprendre le bonheur qu’offre Pina, il faut revenir à cette source inépuisable de beauté et de force cinématographique à laquelle il puise généreusement : filmer le travail. Filmer les corps et la pensée au travail, la sensibilité et l’inspiration transmuées patiemment en gestes, en actes, en pratiques : dans cet exercice-là, le cinéma est irremplaçable.
Employer la 3D pour un tel projet semble de prime abord absurde, ou vain. Il faut à Wim Wenders une intelligence égale de la danse telle que la concevait Pina Bausch et du cinéma pour au contraire en faire l’occasion d’une double magnification, d’une double évidence. Evidence retrouvée de la poésie, de l’humour et de l’énergie qui président à cette succession vertigineuse de créations collectives, évidence d’un rapport nouveau mais pourtant qui se justifie en permanence de l’image cinématographique à l’espace tridimensionnel. En regardant le film, on s’aperçoit que la 3D permet ce qui au cinéma aurait été presqu’impossible autrement : construire physiquement la constante articulation de l’individuel et du collectif qui se joue en permanence dans les ballets de Pina Bausch, dans son travail avec ses danseurs. Et aussi : donner toute leur présence aux corps des danseurs et plus encore des danseuses, aux volumes des seins, des fesses et des cuisses, et à l’érotisme puissant qui s’impose dès la représentation du Sacre du printemps, au début du film, en même temps que sont admirablement rendus les drapés et les textures, mais aussi la puissance des masses de corps, féminins ici, masculins là, qui s’aimantent et qui s’affrontent.
Mais Wenders n’en reste pas là. Il ne se contente pas de filmer l’espace scénique, il y pénètre. Et s’y déplace, avec ceux qui en sont en principe les seuls occupants. Il ose des mouvements de caméra 3D qu’on aurait crus impossibles sans des déséquilibres et des pertes de repères, mais que sa sensibilité de cinéaste (admirablement soutenue par le travail du spécialiste de cette technologie, Alain Derobe) transforme en véritables harmoniques visuelles du spectacle dansé. Et encore : il sort les danseurs dans les rues de Wuppertal, les emmène dans l’étonnant métro suspendu pour un scène gag mémorable avec monstre et oreiller, ou de vertigineux travellings embarqués. Il les envoie à la piscine, les installe dans une cimenterie ou au milieu d’un carrefour. Et voilà cette danse des pulsions intimes inscrite dans le monde, jouant des proximités et des lointains (« si loin si proche », bien sûr), des souvenirs et du présent, de la stylisation extrême et d’un réalisme prêt à en découdre avec les matières, avec les lumières, avec les morphologies, avec les bruits et les choses du monde.
Ce n’est pas, pas du tout comme assister à un spectacle de Pina Bausch, c’est par de toutes autres voies retrouver leur vérité profonde, leur justesse. Et c’est, en tournant un documentaire où la mise en scène est revendiquée à chaque plan, montrer combien la 3D peut tenir toute sa place dans la construction de représentations du réel, aussi loin des impératifs du spectacle forain de l’heroic fantasy ou du dessin animé que d’un pseudo-naturalisme du relief. C’est affirmer que toute image de cinéma, documentaire ou de fiction – c’est ici de manière si évidente les deux à la fois – est une construction, un geste de cinéaste, et que bien sûr la 3D peut y prendre sa place, et devenir partie prenante du vocabulaire d’un artiste.
On s’en fiche de faire un concours de créativité entre Cameron et Wenders, à ce jour il existe deux grands films en 3D, Avatar et Pina. L’un comme l’autre sont riches de promesses immenses, on a vu à ce qui a suivi Avatar combien ces promesses étaient difficiles à tenir, celles dont le film de Wenders est porteur le sont tout autant, il n’en est que plus remarquable, et plus chargé de désir de voir ce qui viendra ensuite.
Elle est belle, elle est noire, elle ne ressemble à aucune héroïne de cinéma. Elle est quoi ? Durant 2h40, le film la regarde, l’offre à nos regards. Elle a désormais, pour l’Histoire, un nom: « la Vénus hottentote », formule si intrigante, si sonore et imagée qu’elle aussi oblitère une histoire compliquée, incertaine. Elle a pour bagage depuis bientôt deux siècles un statut, celui de victime du racisme et du colonialisme, et une statue, celle fabriquée à partir des moulages effectués à même son corps par l’Académie de médecine sous la conduite de Cuvier. A même son corps, vif ou mort.
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