Le problème politique des réfugiés influe de nombreux films présentés à la Berlinale, qui a lieu du 11 au 21 février. De manière indirecte (Mort à Sarajevo de Tanis Tanovic, Cartas de guerra d’Ivo Ferreira, mais aussi L’Avenir de Mia Hansen-Løve ou Quand on a 17 ans d’André Téchiné) ou très frontale (Fuocoamare de Gianfrancoo Rosi, Ta’ang de Wang Bing, Between Fences d’Avi Mograbi).
C’est compliqué. Et comment ne le serait-ce pas? Une chose est, en effet, de placer le Festival sous le signe de l’accueil des migrants, avec vigoureuse déclaration du directeur de la Berlinale, Dieter Kosslick, soutien explicite de la présidente du jury, Meryl Streep, et de la première star invitée sur le tapis rouge, George Clooney, venu défendre Avé César des frères Coen, film d’ouverture. Il est également possible de sélectionner, dans les multiples sections et sous-sections, un nombre important de films en rapport avec cette thématique –ce qui fut fait.
Mais une autre chose est de percevoir comment la vision effective d’un film, dans le cadre d’un festival de cinéma, entre en interférence avec les enjeux complexes et fort peu festifs de la tragédie mondiale que sont devenus les phénomènes migratoires, sous l’effets des guerres, des dictatures insupportables, de la misère atroces et des catastrophes environnementales.
Ce nécessaire et troublant télescopage est exactement ce qui s’est produit avec la premier film en compétition officielle, le très puissant et subtil documentaire Fuocoammare de Gianfranco Rosi. Le film est entièrement tourné sur la désormais tristement célèbre île de Lampedusa, destination d’innombrables embarcations tentant de traverser la Méditerranée depuis sa côte Sud. Il débute aux côtés d’un garçon de 11 ans, habitant de l’île, ses jeux, sa vie de famille, ses copains, il continuera d’accompagner cette chronique tout en y mêlant des séquences rendant compte des procédures d’accueil, des tentatives de sauvetage, du travail des secouristes, des pompiers, des policiers, du médecin, de la prise en charge des vivants et des morts.
Et c’est cette manière extraordinairement attentive, pudique, précise, de ne pas séparer le «phénomène» –gigantesque, monstrueux, répété comme un cauchemar sans fin– du «quotidien», cette manière de faire éprouver combien ces damnés de la terre contemporaine et ces habitants d’une petite cité européenne appartiennent à un seul monde, le nôtre, qui fait la force et la justesse du film. Y compris dans un contexte aussi singulier qu’un grand festival de cinéma.
Fuocoammare peut sans mal être situé au sein d’une galaxie de films également présentés au début de cette 66e Berlinale. Ainsi, toujours dans le registre documentaire, du très beau Ta’ang de Wang Bing, dont le titre désigne une ethnie birmane en but aux exaction de l’armée et obligée de chercher refuge en Chine. Ou Entre les frontières (Between Fences) d’Avi Mograbi, réflexion sur les puissances de représentation du cinéma et du théâtre face à une crise migratoire et humaine, celle des réfugiés éthiopiens et érythréens en Israël, parqués dans des camps sans pouvoir obtenir aucun statut. Mais aussi bien la fiction composée par le Bosnien Danis Tanovic, Mort à Sarajevo.(…)
Les Jours venus de Romain Goupil. Avec Romain Goupil. Et Sanda Charpentier, Emma, Clémence, Jules, Caroline et Odette Charpentier, Pierre et Sophie Goupil, Valeria Bruni-Tedeschi, Marina Hands, Noémie Lvovsky, Jackie Berroyer, Florence Ben Sadoun, Esther Garrel. Et aussi, brièvement, Daniel Cohn-Bendit, Arnaud Desplechin, Rémy Ourdan, Mathieu Amalric, André Glucksman, Alain Cyroulnik… Durée: 1h30. Sortie le 4 février.
Il y a le jour. Et les jours.
Le jour, c’est celui de sa propre mort, dans la formulation contournée du marchand de pompes funèbres, expliquant ce qu’il conviendra alors qu’il soit fait, et ce qu’il est même souhaitable de faire d’ores et déjà en vue de cette inéluctable et statistiquement de moins en moins lointaine occurrence.
Les jours, ce sont ceux qui sont advenus, depuis la naissance du petit Romain jusqu’à exactement aujourd’hui, maintenant. Ils sont venus, ces jours, ils ne sont pas entièrement partis. Ils ont laissé des traces, ils ont fabriqué quelque chose. Le Romain de maintenant, justement, celui qui se dirige vers «le» jour à venir, comme tous les vivants, et qui le sait, comme tous les humains.
Humain et vivant il l’est, ce Romain-là, grand corps un peu raide, grande gueule un peu de même, séducteur, naïf, filou, amoureux, batailleur. On le connaît un peu, il a fait des films, il vient de temps en temps à la radio, à la télé, dans les journaux. Il s’adresse à ses spectateurs comme si c’était ses potes, pour raconter un peu de son histoire, de ses angoisses, de ses espoirs, de ses doutes.
Un peu d’une existence pas comme les autres (aucune existence n’est comme les autres), et pourtant avec des bouts d’échos plus ou moins directs, plus ou moins audibles, avec celles de tant d’autres, mais très loin de la sociologie, de la statistique, de l’échantillon représentatif. A grandes embardées dans son parcours personnel, qui est aussi un bout de l’histoire du monde de ces cinquante dernières années, de Mai 68 à Sarajevo, de Hô Chi Minh à Daech.
Bande-annonce des Jours Venus
En France, une bonne part du dernier semestre de 2014 a été consacré à la promotion rétrospective du cinéma de Claude Sautet, réalisateur très estimable qui fut entre autres choses le chroniqueur affectueux et attentif du vieillissement de sa génération, celle qui était déjà vieille à 50 ans, en 1975. Goupil a l’air de faire la même chose, et fait le contraire. Il doit régler ses problèmes de points retraites et accompagner des vieux potes à l’hosto, ou dans la tombe, mais en 2015, à plus de 60 ans, il n’est pas encore vieux.(…)
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Qui est-elle, que veut-elle, cette femme sombre dans un bus en route vers une petite ville de la zone serbe de Bosnie, cette femme muette face à des flics goguenards qui la menacent à demi ? Qu’est-ce qui se passe, là, dans cette bourgade ? Il ne se passe rien. Et cette femme n’est pas à sa place. Elle vient de l’autre bout du monde, d’Australie. Elle s’appelle Kym. Elle était venue là en vacances, l’été d’avant, voyageuse un peu aventurière, curieuse de ce pont dont ont entendu parler tous ceux qui ont un jour prêté un peu attention à l’histoire des Balkans. Le Pont sur la Drina, d’Ivo Andric, c’est le grand roman de la région, l’œuvre qui a raconté à la fois l’appartenance commune et les divisions des peuples qui vivent aux alentours, dans un récit aux dimensions d’épopée, du Moyen-Age à la Première Guerre mondiale, et qui a valu à son auteur un Prix Nobel. Il est là, le pont. Et la Drina aussi bien sûr. C’est très beau.
Le temps est radieux, la voyageuse regarde, se balade. Elle est mal. Il y a quelque chose, qu’elle ne sait pas sans l’ignorer complètement. L’épuration ethnique, là aussi, et les centaines de morts, assassinés par les miliciens serbes en 1992 sous le regard complice de la majorité de la population. Et les deux cents femmes soumises au viol de masse de la soldatesque serbe à l’hôtel Vilina Vlas avant d’être assassinées elles aussi, presque toutes. Elle a dormi là, la touriste Kym, dans cet hôtel plutôt agréable à la lisière de la forêt. Elle a mal dormi. Même sans savoir pourquoi précisément. Maintenant, c’est l’hiver, et elle est revenue.
La Kym du film s’appelle vraiment Kym, Kym Vercoe. Elle est danseuse et actrice, à Sydney. Elle a vécu ce que raconte le film, elle en a fait une pièce de théâtre, Seven Kilometers North East, qu’elle a joué entre autres à Sarajevo, où la cinéaste bosnienne Jasmila Zbanic l’a vue. Ensemble, elles ont écrit le film, ensemble elles l’ont tourné, y compris en retournant à Visegrad, où comme leur a dit un ami les gens là-bas « n’allaient pas les violer ni les tuer, on n’est plus dans les années 90 ». Pas vraiment un cadre accueillant non plus, Visegrad. Kym est allée jouer Kym, dans ces rues, entre ces maisons, sur ce pont qui dans le roman d’Andric symbolisait le possible rapprochement des communautés et qui, un jour de juin 1992, était tellement inondé de sang qu’on ne pouvait plus y passer.
Tout ça est compliqué, alambiqué et outré, tiré par les cheveux. Il est possible que ce soit justement pour cela que Les Femmes de Visegrad réussit ce à quoi ne parvenait vraiment aucune fiction sur la guerre en Bosnie. Faire remonter autrement une histoire qu’on connaît et qu’on ignore, défaire peu à peu les verrous de la lassitude, du « j’ai déjà donné et puis y a pas qu’eux », du tournons la page.
Une des plus belles scènes du film de Jasmila Zbanic montre la rencontre, près de Sarajevo, entre Kym et un Américain venu dans la ville durant le siège, et qui y est resté, et écrit à présent des guides touristiques chantant les multiples beautés de la région, en laissant dans l’ombre ses fantômes tragiques. Lui, qui n’oublie ni ne pardonne, pense que la seule chance de la région est de « regarder vers l’avant », comme on dit. Il est tout à l’honneur du film de donner place à cette parole sans la juger.
Tout comme, peu à peu, le film gagne énormément à la présence tendue, nerveuse, pas très sympathique, de cette Kym muée en figure mythologique vengeresse, érinye antique prenant en charge un passé si proche, d’un pays si proche, corps en tension et visage fermé surgis d’un enfer qui est bien moins le sien que celui de cet endroit-là, et le nôtre. L’actrice-scénariste Vercoe réussit en tandem fusionnel avec la cinéaste Zbanic et sa caméra à trouver les chemins qui mènent à ce point aveugle, et dont l’aveuglement est, différemment, si amplement partagé.
Il y a un mois, le Guardian publiait un article racontant comment les autorités de la Republika Srpska à Visegrad avaient fait effacer le mot “génocide” du monument commémorant les massacres qui se sont produits là, comment des survivantes des viols et des meurtres avaient réussi à empêcher que soient effacées les restes d’une maison où 59 femmes et enfants définis comme musulmans ont été brulés. C’était le 14 juin 1992, rue Pioniska à Visegrad. Et vous, vous faisiez quoi, ce jour-là ? Moi sûrement j’allais au cinéma.
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Il y aurait un astre lourd du cinéma d’auteur contemporain, brutalement éjecté de son orbite. Il y aurait une multitude de corps célestes très différents entre eux mais tous porteurs d’une énergie singulière et très dynamique. Il y aurait un champ de forces venu des ténèbres anciennes. Il y aurait un bombardement cosmique de particules hétérogènes, aux charges imprévisibles, et un rayon puissant, lui aussi venu d’un autre espace-temps, et qui traverserait tout cela avec une force inattendue, et finalement féconde.
L’ « astre lourd » s’appelle Bela Tarr (et bien sûr le petit apologue qui précède se veut hommage à la scène d’ouverture des Harmonies Werckmeister). Il a quitté son labeur de réalisateur, et il a quitté son pays, la Hongrie. Ayant décidé qu’il avait filmé ce qu’il avait à filmer et que le temps était venu de transmettre, l’auteur de Satantango s’est autopropulsé pédagogue. Il a donc créé une école de cinéma, la film.factory. Et, pour de multiples raisons dont la moindre n’est pas la domination dans son pays par un parti d’extrême droite, il est allé s’établir au loin. A Sarajevo, « champ de force venu des ténèbres anciennes », cité hantée par les tragédies du 20e siècle (plus encore en cette année du centenaire de l’assassinat qui déclencha l’historique boucherie de 14) et, 20 ans après le début du siège, leur legs de misère, de corruption et de nationalismes bornés. Et les « corps célestes » ne sont autres que la trentaine d’élèves, jeunes réalisateurs choisis sur la foi de leurs courts métrages, venus du Japon, d’Autriche et de Pologne, du Mexique et de Croatie, de Grande-Bretagne et du Portugal, d’Australie et des Etats-Unis et de Corée. Et d’Espagne et de France. Chacun animé de son énergie propre, et pourtant ensemble constituant un chaleureux nuage de projets, de savoirs faire, de curiosités, de désirs et d’affects.
C’est ce « nuage » qui est soumis, à l’initiative de Bela Tarr, au bombardement de particules qui est supposé apporter à chacun les moyens de déployer ses propres ressources. Les « particules », ce sont les paroles, les idées, les savoirs, les exemples, les images et les sons des intervenants, un assez honorable aréopage de gens de cinéma – Christian Mungiu, Gus van Sant, Pedro Costa, Jim Jarmusch, Claire Denis, Apichatpong Weerasethakul, Tilda Swinton, Carlos Reygadas, le producteur Shozo Ichiyama, le spécialiste du documentaire Thierry Garrel, le chef opérateur Fred Kelemen, flanqués de quelques comparses faisant profession de parler de cinéma, pas les pires puisqu’on y trouve l’ami Jonathan Rosenbaum, Enrico Ghezzi, Ulrich Gregor, Jonathan Romney, Manuel Grosso, la curatrice du MOMA Jytte Jensen, et même moi qui écris ces lignes.
Je m’y trouvais pour la deuxième année consécutive durant 15 jours en mars, où j’aurai été le modeste véhicule du « rayon venu d’un autre espace-temps » : l’œuvre de Jean-Luc Godard. Les interventions à la film.factory sont dénommées masterclass, comme à peu près n’importe quoi aujourd’hui. Ce n’est pas par fausse modestie que je me suis présenté devant les élèves en disant espérer que s’il y aurait ici un « maître », maître au sens oriental plutôt que romain ou scolaire, ce serait Godard, ou plutôt les films de Godard – maîtres dont j’ambitionnais d’être seulement l’assistant pas trop maladroit (mais quand même avec en tête la figure de Marty Feldman en Fidèle Igor).
Un jeune carabinier et des petits soldats…
Et là, je veux dire là chez Bela Tarr, là à Sarajevo, là devant ces étudiants-là, les films accomplirent leur tâche au-delà de tous mes espoirs. Une poignée seulement à travers l’œuvre de Godard, il ne s’agissait pas d’en faire l’histoire, il s’agissait d’y chercher une énergie productive, questionnante, à la fois déstabilisatrice et utile, à travers les décennies d’une activité qui aura toujours été extraordinairement de son temps. Le Petit Soldat, Une femme mariée, Week-end, Le Gai savoir, Ici et ailleurs, Vivre sa vie et Sauve qui peut (la vie) à la suite, Scénario du film Sauve qui peut (la vie) et Scénario du film Passion, les épisodes 1A et 3A d’Histoire(s) du cinéma auront ainsi émis une succession de chocs, où la beauté, la brusquerie, la virtuosité ludique, même les effets de décalage induits par la distance dans le temps (ah les habits et les musiques sixties ! et le vocabulaire seventies !) auront agi comme une succession de stimulations reçues 5 sur 5 par des jeunes si loin, si proches des questions telles qu’ici posées, et reprises, déplacées et, sinon résolues, du moins prises en charge avec bravoure et honnêteté, jusque dans le péremptoire de la période « révolutionnaire » ou la mélancolie de la période récente, et qui – comme la tristesse – dure toujours. Bien entendu, comme il se doit, le laborantin de service (moi) n’aura pas été plus épargné par ces effets. Il s’en porte fort bien.
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On le sait, l’auteur des Harmonies Werckmeister et du Cheval de Turin avait annoncé sa décision irrévocable de cesser de réaliser des films. Il avait promis de se consacrer désormais à la transmission de la haute idée du cinéma qu’il incarne. C’est ce qui est en train de se produire, avec l’ouverture à Sarajevo de la Film Factory conçue par le cinéaste hongrois.
Le seul pays où, malheureusement, il était certain de Béla Tarr n’établirait pas son école était à l’évidence le sien, soumis au véritable massacre du monde culturel, et notamment cinématographique qu’y perpètre le gouvernement fascisant de Victor Orban, parmi bien d’autres méfaits. C’est à Sarajevo que le réalisateur a trouvé les conditions propices à ce projet, qui entend associer excellence artistique et conformité aux critères universitaires internationaux. L’enseignement de la Film Factory, de niveau doctoral, donnera lieu à une thèse qui prendra la forme de la réalisation d’un long métrage de production bosnienne par chaque élève. Essentiellement pratiques, les cours menés par beaucoup des plus grands artistes contemporains du cinéma comprendront également des enseignements théoriques, auxquels contribueront plusieurs critiques (dont l’auteur de ces lignes).
L’approche de Béla Tarr se veut à la fois internationale et marquée par une très heure ambition sur les enjeux éthiques et esthétiques de l’image de cinéma, comme il s’en explique dans le communiqué de presse qui vient d’être publié.
Sarajevo, le vendredi 28 septembre 2012
Aujourd’hui à Sarajevo, la Faculté de science et technologie de l’Université de Sarajevo a annoncé la création du cursus doctoral de trois ans dénommé la Film Factory. Ce projet a été mis en place par le cinéaste hongrois Béla Tarr, en coopération avec des professionnels du monde entier. La liste des enseignants d’ores et déjà annoncés pour les deux premiers semestres met en évidence l’ampleur et l’ambition de ce projet. Béla Tarr , Fridrik Thor Fridriksson, Jean-Michel Frodon, Jonathan Romney, Thierry Garrel, Ulrich Gregor, Tilda Swinton, Gus Van Sant, Jonathan Rosenbaum, Manuel Grosso, Carlos Reygadas, Aki Kaurismaki, Andras Renyi, Fred Kelemen, Kirill Razlogov, Jytte Jensen, Jim Jarmush, Atom Egoyan, Apichatpong Weerasethakul participeront à cet enseignement, qui commencera le 15 février à Sarajevo.
Béla Tarr, doyen de la Film Factory, a ainsi expliqué son sens : « Alors qu’il y a de plus en plus d’images partout autour de nous, paradoxalement nous ressentons la constante dégradation de ce langage. C’est dans ce contexte que nous cherchons à démontrer, avec insistance et conviction, l’importance de la culture visuelle et la dignité de l’image pour la prochaine génération de cinéastes. Notre objectif est de former des cinéastes sûrs de leurs moyens et habités par un esprit humaniste, des artistes dotés d’un point de vue personnel, d’une forme d’expression personnelle, et qui font usage de leur pouvoir créatif au service de la dignité des hommes et en phase avec la réalité au sein de laquelle nous vivons. Affronter les questions concernant notre vision du monde et l’état de notre civilisation sera une caractéristique du nouveau programme d’études doctorales à Sarajevo ».
Ce cursus de trois années associera études théoriques et pratiques à travers une succession de master classes assurées par des spécialistes (réalisateurs, scénaristes, acteurs, chefs opérateurs, théoriciens) sous la direction de Béla Tarr, et donnant lieu à des films, produits en Bosnie, et signés de grands cinéastes du monde entier.
L’appel à candidatures sera ouvert du 1er au 21 octobre 2012. Le processus de sélection mènera au choix de 16 candidats. L’appel à candidature est international et la Sarajevo Film Academy espère attirer des candidats venus de toutes les parties du monde. « La qualité des films figurant dans les dossiers de candidature sera décisive pour la sélection » a indiqué Béla Tarr.
Les droits d’inscription s’élèvent à 15 000 Euros par an.
Le programme a été élaboré conformément au « processus de Bologne » (European Credit Transfer System). Les candidats recevront une aide pour chercher des financements auprès de fondations et auprès des gouvernements de leurs pays d’origine. La Faculté de science et technologie de l’Université de Sarajevo et la Faculté de cinéma, Sarajevo Film Academy, piloteront ensemble le programme Film Factory. Durant les deux premières années, les étudiants tourneront 4 courts métrages, tandis que durant la troisième année, ils travailleront à leur thèse, c’est à dire à la préparation ou à la réalisation d’un long métrage.
Emina Ganić, directrice du développement de la Faculté de science et technologie et directrice exécutive de la Sarajevo Film Academy, souligne l’impact que le programme est susceptible d’avoir sur l’industrie du cinéma en Bosnie Herzégovine : « La Bosnie Herzégovine est un petit pays, avec des moyens matériels limités, mais qui s’est déjà fait une place sur la carte du monde cinématographique, grâce notamment à des artistes tels que Danis Tanovic, Jasmila Žbanic ou Aida Begic, et grâce au Festival du film de Sarajevo. Notre projet tend à faire de la Bosnie Herzégovine, et en particulier de Sarajevo, un lieu dédié à la création artistique, qui offrira aussi de nouvelles possibilités professionnelles aux producteurs, aux techniciens et aux artistes de ce pays. »
Béla Tarr est devenu lié à Sarajevo grâce à ses nombreuses visites à l’invitation du Festival de Sarajevo. Lui-même explique le choix de la ville en soulignant : « après avoir beaucoup réfléchi au meilleur emplacement pour installer ce programme, il ma paru évident que la vitalité et le multiculturalisme de Sarajevo faisaient de cette cité le meilleur lieu possible. »
Le programme complet des enseignements de la Film Factory et le formulaire de candidature sont disponibles sur www.filmfactory.ba . Toutes les questions peuvent être adressées à info@filmfactory.ba.
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Rithy Panh (à droite) face au public après la projection de Duch à Sarajevo
Il y a 20 ans commençait un des événements les plus significatifs, et les plus honteux, de la fin du 20e siècle, le siège de Sarajevo. Le 6 avril 2012, 11 541 chaises rouges, et vides, installées dans l’artère principale de la ville par l’artiste Haris Paovic, rendaient hommage aux victimes du plus long siège de l’Europe.
La même semaine s’étaient retrouvés à l’Holliday Inn la plupart des reporters qui permirent qu’au moins ne soit pas oubliées les victimes du siège serbe, et qui contribuèrent à faire de Sarajevo le symbole des tragédies « post-modernes », même si dans les faits d’un terrifiant archaïsme, qui ont accompagné le changement de siècle. De Vukovar à Srebrenica et à Pristina, massacres, viols et purification ethnique qui ensanglantèrent les Balkans ont laissé aujourd’hui une situation désespérante, notamment dans la Bosnie soumise par les Américains et les Européens à un système kafkaïen, qui, suite aux Accords de Dayton (14/12/1995) ruine à l’avance tout espoir de réconciliation et de développement. Autant dire que la véritable situation n’a rien d’exaltant. Ce n’est certainement pas ce qui dissuadera la population de faire la fête, a fortiori sous un soleil radieux opportunément revenu à la fin du mois. Et c’est donc dans ce contexte contrasté que s’est tenue une série de manifestation organisées à l’initiative d’une des plus anciennes institutions culturelles de la ville, le Festival de théâtre MES, sous l’intitulé « Module Memory ». Dans un cinéma rénové et désormais géré avec dynamisme par un collectif d’étudiants, le Kriterion, le Centre André Malraux, haut lieu de résistance par les arts et la pensée durant le siège et jusqu’à aujourd’hui, avait eu l’heureuse idée de convier Rithy Panh à présenter son film Duch, le maître des forges de l’enfer.
Affiche de la projection au Kriterion
Triple bonne idée, même. D’abord parce que la « rencontre » avec le chef tortionnaire du camp de supplices et d’assassinat S21, dans la simplicité radicale de sa mise en scène, offrait aux spectateurs sarajéviens à la fois la découverte d’une situation historique différente et mal connue d’eux, et une sorte de mise en perspective de ce à quoi ils ont eux-mêmes confrontés : la possibilité de regarder en face, sans complaisance ni simplification, sans oubli ni diabolisation, les auteurs de crimes immenses dont ils ont été victimes. Ensuite parce que les échanges avec le cinéaste à l’issue de la projection permettaient de mettre en évidence comment des tragédies profondément différentes, et qu’il ne s’agit en aucun cas de confondre, sont susceptibles de se faire échos, de susciter à distance, et par leurs différences même, éléments de compréhension et construction de réponses, même toujours partielles et instables. Cela est d’autant plus vrai lorsque se rencontrent ceux qui l’ont éprouvé dans leur chair, habitants de la ville martyre et survivant du génocide perpétré par les Khmers rouges[1].
Sur les quais de la Miljacka, rencontre de Rithy Panh avec le journaliste du Monde Rémy Ourdan, qui a couvert la totalité du siège, et le cinéaste Romain Goupil, qui y a beaucoup filmé.
Enfin parce que, en cinéaste, Rithy Panh ne se contente pas de faire des films, dont l’admirable ensemble documentaire dédié au génocide (Bophana, La Terre des âmes errantes, S21 la machine de mort khmère rouge, Duch). Il est le créateur d’un centre de recherche et de documentation audiovisuelle, Bophana, installé à Phnom Penh, et qui réunit, restaure et indexe toutes les archives disponibles sur l’histoire du Cambodge, et notamment – mais pas seulement – la terreur khmère rouge. Il y forme aussi des professionnels de l’image et du son, futurs cadres d’une pratique du cinéma dans son pays par ses habitants eux-mêmes (et plus seulement ses dirigeants). A Sarajevo, dont la souffrance a été filmée sous toute les coutures quand celle du Cambodge restait dans une quasi-totale obscurité, Rithy Panh s’est aussi beaucoup enquis du travail d’organisation de cette mémoire visuelle, rencontrant notamment ceux qui s’y consacrent – dont la documentariste Sabina Subasic, (Viol, arme de guerre, La terre a promis au ciel) ou Suada Kapic, créatrice du site de documentation Fama Collection consacré au siège de la ville. Et bien sûr avec Ziba Galijasevic, qui dirige le Centre André Malraux aux côtés de son fondateur, Francis Bueb.
A gauche, la cinéaste Sabina Subasic accompagne Rithy Panh lors de la visite d’une exposition sur le siège. A droite, R. Panh, S. Subasic et Agnès Sénémaud, présidente du Centre Bophana devant un autre lieu de mémoire consacré à une autre tragédie, le Musée juif de Sarajevo.
[1] Lire impérativement L’Elimination de Rithy Panh avec Christophe Bataille (Grasset), récit inspiré de sa propre expérience.
En mémoire de Sarajevo, en l’honneur du Centre André Malraux inventé par Francis Bueb, l’exposition « Notre Histoire » présente le travail des grands photographes qui ont vécu la guerre en Bosnie. Cette exposition n’est ni honorifique ni mémorielle : un choc contemporain.
Photo Enrico Dagnino
Histoire. Il y a ceci et cela. Ceci, disons : l’Histoire. Histoire récente, mais histoire sans aucun doute. Celle de l’éclatement de la fédération yougoslave au début des années 90, de la guerre en Bosnie, des crimes de masse à nouveau en Europe, de Sarajevo sous le feu des canons et des snipers, de l’infamie de Srebrenica. Et l’histoire de la résistance, militaire et politique, incarnation d’une idée – démocratique et multiculturelle – en même temps que combat de chaque jour, dans le sang, la boue, les privations. Et aussi l’histoire des manœuvres et atermoiements de la diplomatie française. Et encore, parmi d’autres mais plus et mieux que la plupart, l’histoire de Francis Bueb apportant en plein siège livres et films, rations de vie et non de survie, inventant l’utopie en acte du Centre André Malraux sur la place Markale, celle-là même que les obus serbes ont noyé de sang et de chair explosée, au cœur de la ville. Une histoire héroïque, mais oui. Et qui le deviendra davantage lorsque la guerre s’arrêtera. Il fallait être fou pour venir, il faut l’être beaucoup plus pour rester. Aujourd’hui, 15 plus tard, 15 ans d’action quotidienne dans ce qui est devenu un petit pays qui n’intéresse ni les politiques ni les médias du monde, le travail du Centre André Malraux est plus exemplaire encore.
Le Centre André Malraux à Sarajevo
Exemplaire. Exemplaire de ce qu’il est possible qu’un engagement ne s’arrête pas lorsque les trompettes de l’épopée se taisent. Exemplaire d’un travail de chaque jour, avec des romans, des musiques, des films, des leçons de langue, travail qui construit de l’intelligence et de l’ouverture, parmi des gens qui ni vous ni moi ne connaissons. Exemplaire d’énergie pour entretenir le lien avec les créateurs et les penseurs d’aujourd’hui, qui avaient réagi au siège de Sarajevo, mais après. Et qui reviennent, ou qui viennent.
Francis Bueb devant le plan de la ville assiégée, au moment de la préparation de l’exposition à Sarajevo (décembre 2009)
Les chanteurs, les écrivains, les dessinateurs, les cinéastes, les compositeurs, les graphistes, les philosophes, les journalistes, les urbanistes, les médecins, les architectes. Des très célèbres (Alain Souchon, Jane Birkin, jean-Luc Godard, Chris Marker, Jean Rollin, Jeanne Moreau, Eri de Luca, Emmanuelle Béart, Jorge Semprun, Enki Bilal, Rodolphe Burger, Gilles Clément… ) et des moins célèbres, pas moindres. Exemplaire de ce que pourrait, devrait être l’action culturelle internationale, à l’heure où on découvre le désormais dénommé soft power (hum…). Pas le nivellement par le bas de la consommation de masse, mais la construction quotidienne, joyeuse et bordélique, d’avancées ensemble vers ailleurs. Ils font ça, tous les jours, à Sarajevo et à Stolac, Bueb et celles et ceux qui l’accompagnent.
Exposition. Et il y a cela, une exposition. Eux étaient là quand ça tirait et que ça mourait de partout. Photographes de guerre, ils ont témoigné, en journalistes et en artistes – exceptionnelle conjonction. Mais surtout, contrairement à ce qu’ils font d’ordinaire, ils sont revenus, après, quand la guerre était finie. Ils sont revenus à cause du Centre André Malraux. Ces sont leurs photos d’alors qui composent cette exposition intitulée « Notre histoire ». Le « notre » de l’intitulé engage. Il engage les photographes, et tous les artistes qui ont contribué à faire vivre l’idée incarnée par le Centre. Il engage un rapport collectif qui nous concerne tous, même s’il n’occupe guère nos pensées.
Une exposition de photos, donc. D’abord conçue et présentée à Sarajevo, en décembre dernier, et désormais à Paris, chez Agnès b. (qui fut dès le début impliquée dans le refus de l’écrasement de la Bosnie, dans l’invention de gestes qui refusent et qui aident). Les photos sont signées de beaucoup des grands noms du photojournalisme moderne, Chauvel, Peress, Natchwey, Van Der Stockt, Rondeau, Delahaye, Aviv, Boulat… comme de nombreux photographes ex-yougoslaves. L’exposition est composée à partir de la singularité de chacun de ces photographes, dans une invention des assemblages et des mises en forme qui construit bien davantage qu’un alignement d’images même impressionnantes.
Photo Patrick Chauvel
Photo Ron Haviv
Photo Laurent Van Der Stockt/Gamma
La variété jamais gratuite des tirages, des formats, des dispositions produit un déplacement des distances, une interrogation des places (places de ceux qui ont pris les photos, places de ceux qui les regardent), une inquiétude du regard.
Ainsi l’expo « Notre histoire », en célébrant les 15 ans du Centre André Malraux à l’appel duquel les photographes ont à nouveau répondu, fait exister dans l’espace public la richesse et l’importance de se qui s’est joué alors à Sarajevo, sur les routes de campagne et dans les collines de Bosnie.
Collision. Ce qui précède, j’aurais pu l’écrire il y a une semaine. Depuis, je suis allé à l’exposition. Au vernissage, même, qui est forcément aussi un moment mondain, et encore, dans ce cas, un lieu de retrouvailles, avec beaucoup de gens qui ont partagé des histoires, parfois des drames, qui parfois ne se sont pas vus depuis des années. Et puis Bueb, venu en voiture de Sarajevo pour transporter des images qui redoutaient l’avion. Et des célébrités. Tout cela était plutôt sympathique, très chaleureux, pas de raison de bouder ces affects-là. On était à l’expo, quoi, on était contents.
Mais voilà qu’il y avait les murs, les murs blancs de la galerie, et sur les murs, les images. Oh, on en connaissait beaucoup, et puis on en avait vu d’autres, comme on dit. Des images de guerre, c’est pas ce qui manque. Mais là… Là, très au-delà des excellents motifs politiques, esthétiques, amicaux qui motivaient l’événement, et le justifient pleinement, un grand coup dans le ventre. Un choc inattendu, presque incongru dans cette ambiance parisienne plutôt faite pour partager un heureux moment.
Ces photos, encore une fois, ne sont pas exceptionnellement atroces, l’actualité, hélas, nous en met sous les yeux de nouvelles qui ne leur cèdent en rien sur ce terrain. Ce qu’elles ont de spécial tient certainement à leur immense qualité de prise de vue et à l’intelligence sensible qui a commandé la manière de les présenter. Mais pas seulement. Parce que ce qui se passe, c’est qu’il s’agit de photos de maintenant. D’aujourd’hui.
Aujourd’hui, 1993 ? Je ne joue pas sur les mots. Ces images éclatent de l’évidence de leur « ici et maintenant ». Aller à leur rencontre c’est éprouver la vanité du « ceci et cela » : il n’y a plus l’Histoire (même récente, et reconnue comme tragique) et il n’y a plus l’exposition (même très réussie). Il y a la violence intacte, l’urgence d’un présent habité d’intolérable. Ce qui a permis ces atrocités est là, toujours là, dans nos murs. Absolument rien des conditions qui les ont engendré n’a disparu, n’a été résolu – exclusion, mépris de l’autre, omniprésence des armes, cynisme politique, pulsions nationalistes, déplacements forcés de population, misère noire, valorisation des égoïsmes à toutes les échelles : on dirait au contraire que ça s’est aggravé.
Et c’est irruption du passé tel que capté au présent par des grands photographes qui trouve cette force d’actualité, d’interrogation non seulement sur ce qui est advenu il y a 15 ans mais sur ce qui nous entoure. C’est cela qui rend cette si bien nommée exposition « Notre Histoire » si importante et si nécessaire.
“notre histoire”
agnès b. 17 rue Dieu 75010 Paris
du lundi au samedi de 14h à 19h
ET AUSSI: Concert de soutien au Centre André Malraux, le 3 mai 2010 à 20h
à l’Alhambra (21 rue Yves Toudic, Paris 10ème)
Avec Rodolphe Burger, Jacques Higelin, Lou, Dominique Mahut, Rachid Taha
Digression1 : Changement de sujet, mais pas de terrain. Parmi les noms connus associés à ce qui s’est joué en Bosnie, ceux de Jean-Luc Godard et de Bernard Henri Lévy. Il est aussi beaucoup question de Godard en ce moment, du fait de la parution de sa biographie par Antoine de Baecque (Editions Grasset). Et il est beaucoup question de Godard depuis quelques années sous l’angle complaisamment exploité par les médias de son soi-disant antisémitisme, le nom de BHL étant régulièrement invoqué comme témoin à charge. Il est tout à fait à l’honneur de ce dernier de s’être livré à une mise au point d’une grande clarté dans la dernière livraison de La Règle du jeu, apportant en même temps que des informations peu ou pas connues une judicieuse remise à leur place des enjeux. Et ça fait du bien.
Digression 2 : Autre nom associé, entre autres, à Sarajevo, celui de M. Chat, alias Thoma Vuille, qui orna des grands chats jaunes de la liberté les tramways de la ville martyre, et donna corps à l’expression qui faisait appeler « roses » les impacts de balles dans les murs. M. Chat publie aujourd’hui un livre retraçant les tribulations de son félin amarante de par le monde , et en expose quelques apparitions sur toile dans la galerie Le petit endroit, 14 rue Portefoin (75003 Paris). C’est une autre histoire, c’est aussi « notre histoire », sur un versant ludique, mais les yeux habités delà même lueur.