Screening Room, MovieSwap… Comment verrons-nous les films demain (et lesquels)?

De nouvelles initiatives émergent pour offrir des alternatives à la salle ou aux canaux de diffusion classique. Mais à quel prix pour la création cinématographique?

C’est la très vieille histoire du ceci tuera-t-il cela? De nouveaux modes d’accès aux films existent et se développent, ce dont il y a lieu de se réjouir. Selon la manière dont ils existeront, ils participeront à un essor général ou bouleverseront, voire bousilleront le secteur. Guerre de titans à Hollywood ou start-up parisienne, les modes de diffusion des films tels qu’en eux-mêmes les réseaux numériques les changent ne cessent de créer des remous. Mutations inévitables et éventuellement désirables, avidité pour le profit immédiat, défense de positions acquises, certaines légitimes et d’autres moins, considération ou pas pour la singularité des objets dont il est question: deux initiatives, l’une aux États-Unis et l’autre en France mettent en scène la recomposition des forces et  des pratiques liées à la rencontre entre des films (pas tous) et des publics (pas le public).

 

1.Screening room Le grand bond en avant

À Los Angeles, l’affaire se met en place autour d’une initiative de l’entrepreneur Sean Parker (1), tech guru lié à l’expansion de Facebook et cofondateur du service d’abonnement musical en ligne Napster. Son nouveau projet, conçu avec le producteur Prem Akkaraju, également venu du monde musical (SFX Entertainment) s’appelle Screening Room. Il vise à offrir la possibilité de voir les films en ligne au moment même où ils sortent en salles, pulvérisant ainsi la «chronologie des médias» qui, pour être moins encadrée aux États-Unis qu’en France, y existe néanmoins, en tout cas pour garder une fenêtre d’exclusivité aux salles.

D’autres initiatives avaient tenté de remettre ce statuquo en question. Mais qu’elles émanent d’un cinéaste indépendant comme Steven Soderbergh ou d’énormes entreprises comme Netflix, elles ont toutes été vite enterrées par les grands circuits de multiplexes. Le modèle proposé par Screening Room ambitionne de passer outre, avec deux armes principales, la technologie et l’argent. La technologie, ce serait un système antipiratage extrêmement sophistiqué. Surtout, l’accès aux films via Screening Room serait très cher: 50 dollars la séance (en plus de la location du superdécodeur à 150 dollars) avec une fenêtre d’accès de 48 heures comme pour les films loués. Et, astuce, une part significative du droit d’accès acquitté par le spectateur en ligne serait reversée aux salles.

La seule existence d’un tel projet, à ce niveau financier, témoigne de l’importance de l’appétence immédiate d’un public nombreux et disposant de ressources pour les nouveautés hollywoodiennes –on pourrait écrire: témoigne de l’efficacité du marketing, la véritable industrie principale de Hollywood. Et le projet de Parker et Akkaraju a considérablement attiré l’attention lorsqu’il a reçu le soutien des quelques uns des réalisateurs les plus cotés, Steven Spielberg, JJ. Abrams, Peter Jackson, Martin Scorsese, Ron Howard, Taylor Hackford, etc., tous saluant une initiative susceptible d’élargir le public, et prenant des actions dans la start-up.

Ce sont les 500 salles indépendantes de la Art House Convergence qui sont les premières montées au créneau contre un projet qui, de fait, tendait à augmenter encore le poids du mainstream déjà archi-dominant aux États-Unis. Du coup, on aura été bien content d’apprendre l’existence de cet organisme, d’ordinaire fort discret. Prudents, les grands studios ont attendu pour se prononcer que leurs –encore?– indispensables partenaires, les grands circuits, réagissent.

Ce qui fut fait le 16 mars, avec une condamnation en bonne et due forme de la Nato (National Association of Theatre Owners) (…)

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Face à l’afflux de nouveaux films, le piège mortel de l’e-cinéma

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Petit à petit, l’e-cinema fait son nid. À mesure que les semaines passent, on voit se multiplier les annonces de films sortant directement sur les plateformes VOD ou S-VOD. L’offensive est menée par les deux grands promoteurs du système en France que sont TF1 Video et Wild Bunch. Et, avec un autre modèle de diffusion, par l’américain Netflix, qui vient d’acheter les droits de distribution d’Aloha de Cameron Crowe après s’être offert la comédie St Vincent ou la trilogie The Disappearance of Eleanor Rigby avec Jessica Chastain.

Wild Bunch avait frappé un grand coup l’an passé avec le très remarqué Bienvenue à New York d’Abel Ferrara, avec Gérard Depardieu en Dominique Strauss-Kahn, film médiocre mais opération promotionnelle réussie à laquelle le Festival de Cannes 2014 avait servi de rampe de lancement.

À la différence de la VOD classique, même s’il utilise les mêmes plateformes de diffusion, le e-cinema désigne des films qui sont distribués directement en ligne, sans être passés par la salle ni par la télévision.

Le grand nettoyage?

Depuis le coup d’éclat du Ferrara, aucun des titres n’a beaucoup attiré l’attention. Il est possible que l’offre de films de genre, dont un slasher signé d’un petit maître de l’horreur, Elie Roth (Green Inferno, annoncé pour le 16 octobre), et une comédie horrifique des Australiens Taika Waititi et Jemaine Clement (Vampires en toute intimité, le 30 octobre), améliorent les scores, malgré un tarif, 6,99€, qui reste peu attractif –sauf si on regarde à plusieurs. Ce qui mène à s’interroger sur les effets du dispositif, s’il trouve à se pérenniser.

À terme, il ne s’agira plus seulement de trouver un débouché à quelques produits atypiques laissés de côté par un marché qui, pour le reste, continuerait de fonctionner de la même manière. Bien au contraire, le risque est considérable que le e-cinéma se transforme en arme fatale d’un grand nettoyage, dont il y a tout lieu de s’inquiéter.

Le lancement de l’e-cinéma en France est présenté par ses promoteurs comme une solution à un problème grave, qui possède la caractéristique d’être nié par l’ensemble de la profession: trop de films sortent sur les écrans français (663 nouveautés en 2014). Cet embouteillage calamiteux est aggravé par l’occupation d’un nombre trop élevés d’écrans pour les films présumés «porteurs», ou dont les distributeurs sont assez puissants pour imposer des vastes combinaisons y compris pour des ratages manifestes.

Le tabou du trop de sorties

Un tel déferlement, avec presque tous les mercredis quinze nouveautés ou plus, éjecte mécaniquement les films de la semaine précédente qui avaient besoin de temps pour s’installer, ou simplement qui ne bénéficiaient pas d’une publicité massive au moment d’atteindre les écrans. Ces nouveautés elles-mêmes, à l’exception de 2 ou 3 titres valorisés par le marketing ou la critique, se font de l’ombre et se détruisent les uns les autres. Ils sortent en salles et puis sortent des salles sans que pratiquement personne s’en soit rendu compte.(…)

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Comment Netflix veut faire sortir les films des salles de cinéma

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L’idée même de film encerclée par les géants du Net

Peu après son arrivée en France, annoncée comme susceptible de ravager l’organisation de la diffusion des films telle qu’elle fonctionne ici, Netflix, seule grande puissance mondiale de la diffusion (légale) de films et de produits audiovisuels en ligne vient d’annoncer deux projets qui ont fait l’effet de coups de tonnerre à Hollywood.

Le premier, le plus médiatisé mais pas forcément le plus significatif, concerne la production par la firme de Los Gatos (Californie), associée au producteur le plus médiatique du cinéma américain, Harvey Weinstein, d’une suite à Tigre et dragon –en VO: Crouching Tiger Hidden Dragon 2: The Green Destiny. On y retrouvera Michelle Yeoh cette fois accompagnée de Harry Shum Jr. et Donnie Yen, et dirigés par Yuen Wo-ping, éminente figure des scènes d’arts martiaux, qui avait dirigé les combats dans le n°1 réalisé par Ang Lee.

Que Netflix devienne producteur de longs métrages n’est pas un scoop, ce qui l’est davantage est la décision de sortir le film directement en VOD et sur les écrans des salles IMAX, à l’exclusion de toutes les autres. Cette exclusion des salles classiques a déclenché une rare réaction commune des grands circuits de multiplexes aux Etats-Unis: les quatre principaux, AMC, Regal, Cinemark et Carmike, ont immédiatement fait savoir qu’ils n’accueilleraient pas le film dans leurs Imax, ce qui anéantit pratiquement la présence du film dans ce cadre.

Ces circuits possèdent également de nombreuses installations à l’étranger, où la même réponse sera sans doute apportée. En France la question ne se pose même pas, le film ne pouvant juridiquement pas être distribué dans les salles Imax. Quant à la Chine, enjeu commercial majeur pour Hollywood, il n’est pas certain que le film y soit même autorisé. La Chine (où le premier Tigre et dragon, qui n’y a guère eut de succès, est par ailleurs considéré comme un ersatz un peu lourd) est aussi un des grands pays où Netflix n’opère pas– ou pas encore.

Bref, à l’arrivée, c’est pratiquement sur Netflix seulement que The Green Destiny sera visible. L’affaire a suscité de très vigoureuses réactions à Hollywood, les Studios et les grands circuits de salles s’y opposant tandis qu’une partie des professionnels plaide pour cette mutation accompagnant les évolutions des pratiques de consommation, notamment des jeunes générations.

Les journées professionnelles du cinéma français, qui se tiennent du 16 au 18 octobre à Dijon à l’invitation de l’ARP (Société civile des Auteurs Réalisateurs Producteurs), ne vont pas manquer de rappeler qui si la «chronologie des médias», qui organise l’ordre et la durée de la diffusion des films sur les différents supports, a besoin d’être revue pour s’adapter aux technologies et aux usages, cela doit se faire de manière concertée et encadrée, et pas à l’aide de coups de force comme vient de le faire Netflix.

L’affaire mobilise en réalité deux enjeux distincts. Le premier est économique. La filière cinéma a vu son chiffre d’affaires global baisser régulièrement depuis l’arrivée des services en lignes. Légaux ou pas, ils taillent des croupières à ce qui avait été de 1985 à 2005 le secteur financièrement le plus dynamique, la vidéo physique– VHS puis DVD.

A l’échelle française, c’était la conclusion la plus évidente de l’étude concernant le cinéma présentée dans le cadre du séminaire «L’audiovisuel, enjeu économique» organisé par le CSA le 2 octobre.  (…)

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Les salles de cinéma ne vont pas mourir

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Les prophètes de malheur sont en pleine forme. A vrai dire, ils n’auront jamais désarmé. Depuis que Louis Lumière a déclaré que le cinématographe était une invention sans avenir au moment même où avec son frère Auguste ils le rendaient techniquement possible, depuis que, le jour même de la première projection publique et payante du 28 décembre 1895, le père Lumière, Antoine, décourageait un spectateur enthousiaste nommé Georges Méliès qui voulait acheter cet appareil extraordinaire en lui disant qu’il ne pourrait que le ruiner, les annonces funestes n’ont cessé d’accompagner un art qui se porte pourtant très bien.

C’est ce qui fait le cœur du cinéma, la salle, qui est aujourd’hui la principale cible de nouvelles prédictions fatales. Après bien d’autres raisons, ce serait l’arrivée de serveurs de films en ligne, Netflix en tête, qui en signerait la condamnation à mort. A ces Cassandre incapables de penser les transformations autrement qu’en termes de substitution vient d’être adressé un vigoureux démenti. Leur auteur n’est pas exactement un cinéphile rétrograde les yeux fixés sur un passé aussi glorieux qu’inexorablement révolu. Et ce plaidoyer n’est pas non plus paru dans l’avant dernier numéro d’une revue des catacombes.

Signataire notamment de la trilogie The Dark Knight et de l’extraordinaire Inception, Christopher Nolan est l’exemple de ces grands créateurs de cinéma capables de vivre au cœur du système industriel hollywoodien tout en faisant vivre une idée ambitieuse des puissances du cinéma pour raconter et comprendre le monde contemporain. Dans le Wall Street Journal daté du 7 juillet, il fait paraître une tribune intitulée «Les films du futur continueront d’attirer les gens dans les cinémas». Dans le seul langage que comprennent les lecteurs de cette publication, celui de la rentabilité financière, il explique par le menu combien la salle est une installation d’avenir, avec toutes les raisons de continuer d’inventer des réponses désirables pour un public payant.

Se moquant au passage de son collègue Tarantino qui n’a rien trouvé de mieux que de déclarer que le cinéma disparaitrait avec l’utilisation de la pellicule (sic), Nolan pense, ou en tout cas s’exprime selon les critères en vigueur dans son monde, celui du grand spectacle et des blockbusters. L’essentiel de son argumentaire est parfaitement transposable à d’autres formes de cinéma. Mieux: il vaut pour le cinéma dans son ensemble, au-delà des gigantesques différences, voire des antagonismes violents qui séparent une idée du cinéma représentée par, disons, Transformers VI et le prochain film d’Alain Cavalier ou de Naomi Kawase.

C’est pourquoi le plaidoyer de l’auteur de The Dark Knight est si significatif. Il trouve écho dans un projet tellement sans commune mesure qu’il semble appartenir à un autre monde, mais qui en fait est une autre façon de travailler le même sujet. Une élève du département distribution/exploitation de La fémis, Agnès Salson, et son compagnon Mikael Arnal ont entrepris un tour de France des salles indépendantes. Après un échantillonnage un peu partout dans le pays (Saint-Ouen, Dijon, Bayonne, Paris 5e, Romainville, Orléans, Saint-Etienne…), ils ont mis en place un parcours organisé sur la route duquel ils se sont lancés le 12 juillet, et dont ils publient chaque jour la récolte.

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Hollywood peut-il se désintoxiquer du blockbuster?

Certaines très grosses productions boivent la tasse, des «petits» films cartonnent, Steven Spielberg et George Lucas prédisent la fin des blockbusters et la fin du cinéma tel qu’on le connaît. Les majors ont des raisons de s’inquiéter. Mais les indépendants encore plus.

 

C’est l’été des (apparentes) remises en question à Hollywood. Ou plutôt, plusieurs interrogations se mêlent, suscitant à la fois un sentiment généralisé d’inquiétude et pas mal de confusion. A l’origine de ce remue-ménage, un nombre inhabituel de très grosses productions qui connaissent un échec cinglant au box-office, tandis que quelques films aux budgets modestes tirent leur épingle du jeu.

After Earth de M. Night Shyamalan avec Will et Jaden Smith et Pacific Rim de Guillermo Del Toro, déjà sortis en France, White House Down de Roland Emmerich avec Channing Tatum et Jamie Foxx, Lone Ranger de Gore Verbinski avec Johnny Depp (le duo gagnant des Pirates des Caraïbes), RIPD avec Jeff Bridges et Ryan Reynolds, tous productions à plus de 150 millions de dollars, se ramassent au box-office. Dans le genre mégaspectacle à effets spéciaux et explosions tous azimuts, seul le miraculé World War Z (à qui tous les analystes avaient prédit un sort encore pire) est un succès.

Deux événements sans rapport direct viennent alimenter commentaires inquiets et appels à un autre schéma.

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Il était une fois… Shirin

Le 20 janvier, sortie en salle d’un film à nul autre pareil, Shirin d’Abbas Kiarostami: à la fois un conte magique, sensuel et cruel, et une mise en jeu radicale de la place du cinéaste, de l’acteur, et du spectateur.

« Dans une salle de spectacle, l’art sort des spectateurs. » Henri Langlois.

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Il était une fois une princesse. Si belle, si libre, si prête à suivre les élans de son désir. Elle fut aimée d’un roi, Khosrow, et d’un ouvrier, Farhad. Elle les aima l’un et l’autre. Elle fut malheureuse et sincère, libre et déchirée. Elle s’appelait Shirin, son histoire est une légende inspirée de personnages réels – le roi sassanide Khosrow II Parwiz (590-628) et la reine d’Arménie qui donna son nom à une ville aujourd’hui sur la frontière entre Iran et Irak, Qasr-e Chirin. Les amours de Shirin ont été chantées par le grand poème épique perse, Le Livre des rois, puis, au 12e siècle, le poète Nezâmi a dédié à son histoire sensuelle et tragique son œuvre Khosrow et Shirin, rendant ce récit aussi célèbre en Iran que le sont, en Europe, ceux de Roméo et Juliette ou de Tristan et Yseult.

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Il était une fois un artiste de cinéma. Il avait exploré jusqu’au confins des ressources de son art. Pourtant, à ses débuts de réalisateur, Abbas Kiarostami se concevait lui-même comme un pédagogue autant que comme un artiste, et c’est ainsi qu’il découvrit très tôt que les moyens de l’art du cinéma pouvaient aider à mieux comprendre le monde et à mieux le faire comprendre. Ainsi réalisa-t-il des courts métrages pour donner à voir les effets de pratiques quotidiennes(Deux solutions pour un problème, Avec ou sans ordre…), ainsi fut-il, en cinéaste, le témoin précis de la Révolution iranienne comme aucune autre révolution n’aura eu de chroniqueur, à la fois témoin et analyste(Cas n°1, cas n°2), ainsi étudia-t-il, toujours grâce à la mise en scène, les effets des systèmes d’enseignement (Les Premiers, Devoirs du soir) et de justice (Close-up) ou les comportements civiques (Le Concitoyen). Il advint qu’il y avait dans ces projets de recherche plus de grâce et de beauté que dans tant de films autoproclamés œuvres d’art, et surtout que cette élégance et cette beauté s’avéraient les moyens nécessaires pour accomplir leur tâche. Dès le début (Le Pain et la rue, le premier court métrage, L’Habit de mariage, le premier moyen métrage, Le Passager, le premier long métrage), les films de fiction portèrent eux aussi la marque de cette manière de mieux voir le monde en sachant le filmer avec davantage d’élégance.

Kiarostami a depuis longtemps affirmé que toute œuvre digne de ce nom n’était jamais offerte achevée à un public, qui serait alors réduit au seul statut de consommateur, mais n’avait de sens que si elle restait ouverte, pour être terminée par chacun, pour lui-même. Voilà 25 ans qu’il dit que c’est seulement dans le regard et dans le cœur des spectateurs qu’une œuvre s’accomplit, et que sa tâche à lui est seulement d’ouvrir le plus possible l’espace où chacun pourra entrer. Il n’est pas le premier à l’avoir dit, et mis en œuvre, même si rares sont ceux qui l’auront fait avec autant de constance et de talent. Mais il est le premier à avoir poussé au bout de sa logique cette intelligence de l’art, en filmant les spectateurs eux-mêmes pour voir et donner à voir comment les visages et les corps manifestent ce qu’éprouvent les esprits et les cœurs devant une proposition artistique. La première traduction concrète de ce renversement a été l’œuvre intitulée Tazieh, où Kiarostami filme en gros plans puis montre sur des grands écrans les visages (séparés) des hommes et des femmes assistant, bouleversés, à une représentation du théâtre religieux traditionnel qui, en Iran, commémore chaque année le massacre de Kerbala, événement fondateur de l’islam chiite. Plusieurs variations dans les modalités de représentation de Tazieh (avec le spectacle lui-même ou comme installation autour d’une captation télé) ont commencé de déployer les ressources de cette approche paradoxale : à la fois indirecte (l’essentiel n’est plus ce qui se joue sur scène ou à l’écran mais ce que se traduit sur le visage des spectateurs) et plus subtilement directe (aucun spectacle n’a de sens en soi, ce sont ses effets sur le public qui comptent).

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Il était une fois un film, Shirin. A dire vrai, il était deux fois le film Shirin. Car Abbas Kiarostami a bien, sous ce titre, réalisé deux œuvres de cinéma. Que l’une des deux ne soient perceptibles que sur la bande son n’en fait pas moins un film, celui qui raconte, de manière très simple, très « visuelle » même si ces images ne se forment que dans nos esprits, l’histoire de Shirin. Comment elle tomba amoureuse du roi Khosrow après avoir vu son portrait. Comment celui-ci la surprit nue alors qu’elle se baignait. Quels chassés-croisés les séparèrent longtemps. Comme après que Khosrow en eut épousé une autre elle fut aimée et aima en retour le tailleur de pierre Farhad. Les batailles, les ruses, les exploits, les frayeurs, les moments de joie et de désespoir. Les meurtres sanglants et les douces étreintes. Ce film dont toutes les images sont inspirées à notre imagination par le son – à nous spectateurs occidentaux qui découvrons ce récit comme, bien différemment, à des spectateurs iraniens qui le connaissent par cœur – est « vu » par des spectateurs, que nous regardons. Voici le deuxième film.

Il bénéficie du plus prestigieux casting dont jamais rêva un réalisateur : toutes les grandes actrices de son pays, à travers quatre générations, sont présentes à l’écran – parmi elle s’est glissée, on le sait, une grande actrice étrangère, Juliette Binoche. Des actrices, des vedettes, de très belles femmes. Car le film de Kiarostami ne s’appelle pas Khosrow et Shirin comme le texte dont il est inspiré, mais Shirin. C’est son histoire à elle, contée par elle, et c’est, dans la lumière réfractée sur le visage de toutes ses spectatrices, quelque chose de leur histoire à elles toutes. Elles, ces « sœurs » qu’invoque l’héroïne malheureuse, et dont le sort touche si profondément celles qui regardent, et que nous voyons. Elles, les femmes d’Iran – et aussi bien, les femmes de façon générale.

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Que regardent-elles véritablement ? De quel phénomène lumineux devinons-nous la réfraction sur ces visages si beaux, si différents, si intenses ? Nous ne le saurons pas. Pas plus que nous ne savons ce que regardait en fait Falconetti ligotée au bûcher de Jeanne d’Arc, ce que regardait Vivien Leigh au pied de l’escalier d’Autant en emporte le vent. Un rail de travelling peut-être. Ce sont des actrices.

Mais ce sont des femmes. En faire, aujourd’hui, en Iran tel que ce pays est réglementé, les uniques êtres visibles dans la lumière est à la fois une affirmation courageuse et digne, et un gag offensif : le film retourne la séparation entre hommes et femmes imposée dans les espaces publics par la loi de la République islamique, pour faire de toutes les femmes ses héroïnes, tout en transgressant ostensiblement cette loi puisqu’il y a aussi des hommes dans cette salle, même s’ils demeurent constamment dans la pénombre des arrières plans.

Il était une fois la salle de cinéma. Pour ses 60 ans, le Festival de Cannes avait demandé à une trentaine de réalisateurs du monde entier un petit film à la gloire de ce lieu dont on annonce sempiternellement la disparition ou au moins la désuétude. Kiarostami avait alors donné un petit extrait de ce qui allait devenir Shirin (avec le son d’un autre film, Roméo et Juliette, projeté hors champ). On ne mesurait pas alors ce qui devient si évident avec le long métrage achevé : qu’il s’agit aussi d’un chant d’amour à ce lieu à nul autre semblable qu’est la salle de cinéma, et d’une étude très précise de ce qui s’y joue d’essentiel. Là où se construit, dans le noir et face à une lumière deux fois réfractée – par l’écran, qui est le même pour tous, par chaque visage, qui n’est jalais le même – un rapport à l’intimité et au collectif sans équivalent dans aucun temple, aucun théâtre ni aucun stade.

Il était une fois l’histoire d’une aventure de cinéma, qui réunit un des artistes les plus renommés de son temps, un récit populaire, émouvant et spectaculaire, un grand nombre de très belles femmes… Une aventure de cinéma, c’est aussi, Kiarostami ne cesse de le dire, l’aventure d’une rencontre entre le film et des spectateurs. Tous les spectateurs ne sont pas disponibles d’emblée à assister non pas à un film mais à deux, à laisser leur esprit inventer davantage qu’à recevoir un objet tout fabriqué, à accepter l’écart entre bande image et bande son. Pourtant, si le film surprend nos habitudes, il n’y a là en lui qui fasse obstacle à une rencontre de l’émotion. L’histoire est belle et simple, il suffit de se la laisser conter. C’est l’éternelle invitation des Mille et une nuit, où Shéhérazade magiquement démultipliée nous entraine dans un conte qui est aussi notre histoire.

(Ce texte figure dans le dossier de presse du film, distribué par MK2)

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