Cosmos d’Andrzej Zulawski. Avec Sabine Azéma, Jean-François Balmer, Johann Libereau, Jonathan Genet, Victoria Guerra, Clémentine Pons, Andy Gilet. Durée: 1h42. Sortie le 9 décembre.
Il y a des miracles, oui. Au cinéma aussi. Ainsi Andrzej Zulawski, le réalisateur polonais de L’Important c’est d’aimer et de Possession, cinéaste spectaculaire et inégal, disparu des radars cinéphiles depuis une bonne décennie, et réapparaissant avec le plus improbable des projets. Rien moins que de porter à l’écran Cosmos, le roman monstre de son compatriote Witold Gombrowicz, le projet impossible par excellence. Et réussissant son affaire, hold-up poétique, coup de Trafalgar enchanté, gambit du fou mettant échec et mat toute prévision et toute rationalité.
Transposé au présent et au Portugal, le récit halluciné et volontiers grotesque qui donne sa matière à l’ultime roman de l’auteur de Ferydurke s’invente d’extraordinaires matérialisations de cinéma. Pour qui n’a pas lu le livre d’origine, ce sera une extraordinaire aventure de chaque instant, surgissements constants de propositions visuelles, langagières, émotionnelles, portées par une énergie qui excède les barrières entre bon et mauvais goût, délire et méditation. Un film fantastique où le fantastique ne serait ni formaté ni frelaté. Pour qui connait ce grand livre, c’est un enchantement singulier de découvrir comment Zulawski suscite ces transpositions parfois littérales à la folie, et parfois de pure et judicieuse réinvention.
Il y parvient grâce notamment aux interprétations de Sabine Azéma et Jean-François Balmer s’en donnant à cœur joie dans le registre délirant. Dans une veine extrême où s’illustrèrent entre autres Manoel de Oliveira et Raoul Ruiz, Andrzej Zulawski relayé aussi par une escouade de jeunes et très vaillants acteurs (Johann Libereau, Jonathan Genet, Victoria Guerra, Clémentine Pons, Andy Gillet) circule du romantisme nervalien à sa parodie bouffonne, de la quête par l’absurde d’un chiffre secret du monde à des scènes comme des sauts dans l’inconnu.
Ce cinéma-là cherche, et par définition s’il cherche, il ne trouve pas toujours. Surtout, ce qu’il a « trouvé », la réussite d’une séquence, la beauté, la drôlerie, la puissance interrogative d’un moment, ne garantit rien pour le suivant. C’est un cinéma sans accumulation de capital, un cinéma qui mise tout à chaque instant – évidemment qui souvent perd.
Zulawski a fréquemment travaillé dans ce sens, avec des réussites diverses, dont la plus belle restait son premier film, La Troisième Partie de la nuit. S’en prenant au texte luxuriant de Gombrowicz, il entraine dans une sarabande qui rend justice au roman et ne cesse de surprendre. , avec quelques moments explosifs, mais aussi des suspens, des retraits, des digressions où la beauté seule commande.
Par on se sait quel contre-sens, il est d’usage que la formule “ça ne ressemble à rien” soit péjorative. C’est pourtant une haute et belle idée d’une œuvre d’art, si cette non-ressemblance au déjà-vu invente sa propre cohérence, sa propre justesse. Ainsi va Cosmos.
lire le billetAlain Resnais est mort le 1er mars à 91 ans, dont quelque 80 ans de cinéma. Lui qui venait d’offrir au Festival de Berlin son nouveau long métrage, Aimer, boire et chanter (en salles le 26 mars) a effet souvent raconté avoir dès l’enfance réalisé des petits films avec des moyens de fortune.
«Homme-cinéma» à un degré rarement atteint, Resnais s’en défendait, insistant toujours sur le rôle selon lui décisif de ses scénaristes, de ses acteurs, de ses producteurs, de ses techniciens. C’était la marque d’un autre trait essentiel de sa personnalité, une courtoisie modeste et souriante, une manière d’adoucir en permanence le tranchant de son exceptionnelle intelligence par une douceur et une élégance qui auront marqué à jamais quiconque aura eu le privilège de le fréquenter, ne serait-ce qu’un peu.
Venu à Paris de sa Bretagne natale (il est né à Vannes) pour tenter d’être acteur –il joue un tout petit rôle dans Les Visiteurs du soir de Carné–, il s’inscrit à l’Idhec, l’école de cinéma qui vient de naître, dont il sort diplômé en 1943 dans la section montage. Le montage, pour celui que le jeune critique Jean-Luc Godard qualifiera bientôt de «deuxième monteur au monde après Eisenstein», ne sera jamais une technique, mais un langage aux ramifications infinies et aux puissances suggestives sans fin, qu’il pratiquera comme une dimension essentielle de son art –et mettra au service d’innombrables réalisateurs, le plus souvent de manière bénévole et discrète.
Après la Libération, on le retrouve à deux places qui, ensemble, le dessinent assez fidèlement. L’une est l’appartenance à l’organisation Peuple et culture, où il fréquente André Bazin et se lie d’amitié avec Chris Marker: Resnais, ennemi de toute déclamation, est et restera un homme engagé dans son temps, impliqué dans les débats et les combats de son époque, cherchant par sa pratique à contribuer à transformer un monde dont il sait les injustices et les violences.
Au même moment, la fin des années 1940, il débute comme réalisateur en tournant une série de courts métrages consacrés à des tableaux de Van Gogh, Picasso, Gauguin: le noir et blanc pour approcher autrement la couleur, les mouvements de caméra à l’intérieur du cadre pour atteindre à une logique organique de la composition peinte, le commentaire comme mise en jeu constante de ce qui est visible préfigure, dans ces exercices en apparence modestes, nombre des pistes qu’empruntera la quête du cinéaste.
Cette dimension politique et cette dimension esthétique trouvent leur première convergence explicite avec Les statues meurent aussi, coréalisé en 1953 avec Marker, admirable mobilisation des ressources du cinéma (les mouvements d’appareil, les éclairages, le montage, la voix off) pour embraser la reconnaissance de la beauté des objets fabriqués en Afrique par la mise en évidence de l’oppression coloniale. Le film est immédiatement interdit, il le restera longtemps.