Blagues à part de Vanessa Rousselot
Etre invité du Festival franco-arabe d’Amman, qui s’est tenu du 18 au 23 juin, permet de découvrir quelques aspects d’une situation complexe, et une poignée de films mémorables. Complexe, en effet, la situation d’un festival co-organisé par trois instances (la Jordan Royal Film Commission, la Mairie d’Amman et les services culturels de l’Ambassade de France) entre lesquels la complicité n’est pas forcément totale. Et ce d’autant que le jour de l’ouverture du Festival, les bureaux de l’AFP étaient ravagés par un groupe télécommandé par le Palais, après que l’agence de presse française ait fait état des manifestations hostiles qui avaient accueilli le roi en visite dans le sud du pays : la Jordanie a beau faire tout ce qu’elle peut pour se tenir à l’écart des mouvements et conflits de la région, et ostensiblement ignorer la tragédie qui se déroule de l’autre côté de la frontière syrienne, pourtant proche de la capitale, les effets du printemps arabe ne sont pas entièrement étouffés, notamment dans la partie méridionale du pays, la plus pauvre et la moins associée à la modernisation menée par le régime hachémite.
D’ailleurs les cinéastes arabes rencontrés à Amman (jordaniens, libanais, égyptiens, palestiniens ou algériens) se gardent de tout commentaire trop explicite à propos de cet immense mouvement qui balaie le pourtour méditerranéen, du Maroc à la Syrie. Non par timidité intellectuelle ou peur d’une répression qui ne menace guère, du moins dans les enceintes culturelles et confortables où nous sommes accueillis, mais par perplexité devant les événements actuels et plus encore futurs, inquiétude mêlée d’espoir et tamisée par l’infinité complexité de situations en grande partie incomparables d’un pays à l’autre.
Quant aux films, au sein d’une programmation inégale imputable en partie aux agendas différents des co-organisateurs, au moins quatre films en émergeaient avec force. Du premier, Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, il n’est pas nécessaire de reparler ici, sinon pour avoir constaté que le film était extrêmement bien accueilli et compris, quand on pouvait s’interroger sur sa réception en pays arabe et musulman. Après la séance, une spectatrice prit la parole pour informer que le Père Jean-Claude, le seul survivant du massacre de Tibhirine, se trouvait à présent dans un monastère en Syrie, où il encourrait des risques comparables à ceux auxquels il avait échappé en Algérie.
On ne reviendra pas non plus sur un autre film digne des plus grands éloges, La Chine est encore loin de l’Algérien Malek Bensmaïl, passionnante évocation de la mémoire des luttes de l’indépendance dans l’Algérie actuelle : le film a été distribué en France, où il a reçu un accueil justement élogieux.
Deux véritables découvertes en revanche. La première est un film de fiction égyptien, réalisé par un jeune cinéaste très prometteur, Ahmed Abdalla. Microphone est construit sur un principe connu, pour ne pas dire rebattu, celui du portrait d’une grande ville à travers la circulation croisée de multiples personnages. Rien de tel qu’un schéma prévisible pour constater très vite l’originalité et le sens cinématographique d’un réalisateur : dans Alexandrie sillonnée par rappeurs, petits voleurs, étudiants, grapheurs, oisifs, suractifs ou combinards, Abdalla déclenche une chorégraphie énergique et précise, laquelle donne vie à chaque plan et une très réjouissante puissance à l’ensemble. Inattendu, souvent drôle, parfois tendu à l’extrême, son film réalisé évidemment avant les événements du printemps égyptien raconte avec une justesse à fleur de peau un état de la ville, et de la société, aux antipodes de l’artificiel et complaisant Immeuble Yacoubian, sociologie appliquée et qui n’aidait à rien comprendre.
L’autre film, Blagues à part (dont il a déjà été fait mention sur slate), est un documentaire tourné par une jeune française, Vanessa Rousselot, auprès des Palestiniens, dans les territoires et avec ceux qui vivent en Israël. A des gens rencontrés souvent dans la rue, ou au hasard de visites, la réalisatrice a demandé de raconter les blagues qui ont cours chez eux. L’idée de décaler ainsi l’interminable chronique doloriste et violente de la détresse palestinienne soumise depuis plus de 60 ans à l’oppression, la dépossession et l’exil, est en soi excellente. Ne serait-ce que parce qu’elle réinterroge les stéréotypes, aussi bien les nôtres, spectateurs occidentaux abreuvés des mêmes représentations depuis si longtemps, que celles des Palestiniens eux-mêmes, ayant intériorisées leur positons de victimes ou d’opposants farouches, au risque de faire disparaître ce qui est le tissu de la vie même, d’un jour le jour inévitablement plus complexe et contrasté, sans bien entendu faire disparaître pour autant cette ombre sinistre qui obscurcit la vie de millions de gens depuis si longtemps.
Mais la réussite de Blagues à part va bien au-delà de son programme. Avec un très juste sens cinématographie, la réalisatrice laisse dériver les situations qu’elle a enclenché, les réponses à côté, les irruption d’autres rapports à la réalité et au langage, l’apparition improbable d’un vieux monsieur qui collationne méthodiquement les blagues palestiniennes classées par époques, lieux et situations politiques dans des boites d’archives, les silences comme les fous rires qui empêchent le récit, construisent un monde mental où règne le désespoir, mais qu’habitent des vivants, hommes, femmes, adolescents, vieille dame bouleversante, et non des « figures » assignées à un rôle ou une fonction (fut-ce celle de raconter une blague).
Libérateur, le rire ne l’est évidemment pas au regard de l’enfermement et de l’injustice –mais la question du rire se révèle au moins libératrice d’une manière nouvelle pour le cinéma de regarder ce qui existe. Diffusé seulement à la télévision (sur Planète, qui l’a coproduit), Blagues à part n’est jamais sorti en salles. C’est bien regrettable.
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