Amour fou de Jessica Hausner, avec Birte Schnoïnk, Christian Friedel, Stephan Grossmann. Durée: 1h36. Sortie le 4 février.
C’est inexplicable, et d’une évidence totale. Une poignée de plans fixes montrant des situations mondaines entre des bourgeois allemands au début du 19e siècle se sont succédés à l’écran, et déjà la certitude est là, que rien ne viendra remettre en question : Amour fou est un film magnifique. L’histoire, qu’éventuellement on reconnaît vaguement – celle de la passion entre le poète Heinrich von Kleist et Henriette, une jeune femme mariée qui les mènera à la mort par double suicide en 1811 – ni les décors ni les costumes ni les comédiens ne semblent spécialement remarquables, et la réalisation paraît d’une simplicité qui confine à l’ascèse.
D’où viennent cette grâce et cette puissance? D’où vient ce sentiment d’être en présence de personnes réelles, charnelles, sensibles, et simultanément d’idées et de sentiments dans ce qu’ils ont de plus impérieux, de plus puissants, de plus abstraits, y compris dans leurs paradoxes, leurs impasses, leurs contradictions et leurs faux-semblants. Ce hiératisme des postures, des expressions et des cadrages souligne l’artifice de la composition, et c’est comme si cet artifice se révélait un chemin secret vers un réalisme infiniment plus réel, plus humain, plus vivant que tous les naturalismes, que les mille reconstitutions historiques qui singent ridiculement un faux présent, un faux passé. Au passage, les visages et les corps, et surtout ceux de l’interprète d’Henriette, Birte Schnoïnk, mais aussi bien les accessoires et les paysages, conquèreront une séduction vibrante, inédite, hors des canons usuels.
Le couple de bourgeois prussiens chez qui s’introduit le poète dépressif, les débats animés par les espoirs et les peurs engendrés par la Révolution française et l’épopée napoléonienne alors à son sommet, les soirées avec piano et voix, les citations littéraires et les commentaires sur la bonne société à laquelle tous appartiennent, sont comme autant de blocs solides, taillés avec une absolue précision, et du coup capables de résonner d’infinies harmoniques, quand elles semblaient d’une matière opaque et dense. Il se produira bien des événements, burlesques ou tragiques, suggestifs ou incompréhensibles, triviaux ou mémorables, au fil de cet Amour fou qui, au-delà de son apparente simplicité, se révèle à multiples enjeux – huis-clos qui s’échappe dans la nature, histoire d’amour et de mort qui excède le fait divers et la romance, coupe précise et lumineuse dans le cours de l’histoire politique et intellectuelle de l’Europe.
L’essentiel n’est pas dans cet enchainement, à peine dans son dénouement, qu’on peut connaître à l’avance ou pas. Il est dans le petit miracle répété, plan après plan, réplique après réplique, situation après situation, dans ces salons empesés et pour nous de prime abord si lointains dans le temps comme dans l’espace, dans ces paysages hivernaux comme réduits à des épures. Là tout peut arriver et, de fait, tout arrive.
Ce quatrième film de Jessica Hausner prouve, après Lovely Rita, Hotel et Lourdes, combien son talent ne cesse de s’affirmer. Sans doute, selon des perspectives différentes, on trouverait des ascendances à Amour fou, chez Dreyer, chez Straub, chez Oliveira, chez le Rohmer de La Marquise d’O, ou dans Tarot, admirable transposition des Affinités électives de Goethe par Rudolf Thome – ou même, plus surprenant, chez Ozu. Si la cinéaste autrichienne hérite, ou emprunte un peu ici et là (en quoi elle a évidemment raison), ce qu’elle en fait, dans la puissance délicate de chaque instant du film, ne peut tenir qu’à elle, elle et tous ceux qui font le film avec elle, en un miraculeux et instable équilibre toujours à l’extrême limité du déséquilibre.
En face des deux mots du titre qui sonnent comme un constat imparable, un label et un verdict, Amour fou, on ne peut qu’en poser un troisième, aussi exigeant, aussi impossible à prouver, à décortiquer ou à mettre en perspective, un mot à prendre comme un roc ou comme un cri : « beauté ».
lire le billetDominik Wojcik et Eliott Paquet dans L’Age atomique
Encore un mercredi déferlante, pas moins de 19 nouveaux titres à l’affiche. Au milieu de cette cacophonie, comment faire un peu entendre la musique singulière de L’Age atomique, premier film de Héléna Klotz ? Invoquant les spectres du romantisme façon 19e siècle et la poésie cinématographique qui hante les films de Jean Eustache et de Philippe Garrel, cette sombre traversée de la nuit de deux jeunes gens très actuels a la fragilité d’un pari sans réserve sur chacun de ses composants.
Oui, « composants », tant c’est à une expérience de physique des particules que le film donne l’impression d’assister : les visages, les corps, les lumières, les musiques, les voix, les mots, les habits, les gestes y sont traités comme autant de matériaux réduits au rayonnement qu’ils sont capables d’émettre, au tremblement qu’ils sont susceptibles de susciter. La narration, sans être absente (il y a bien une manière d’intrigue) n’est au mieux qu’un ressort utilitaire, un principe permettant de rapprocher un instant ces éléments devant la caméra-spectrographe. Victor et Rainer, les deux garçons dont le film accompagne la trajectoire, du RER à une boite de nuit, aux quais de la Seine avant le retour en banlieue et l’entrée dans une forêt rilkienne, sont des atomes errant dans le vide contemporain avant de se découvrir voués à former ensemble un molécule amoureuse. Victor et Rainer, ils sont comme Jules et Jim, mais sans Catherine. Il faudra qu’ils se débrouillent l’un avec l’autre. Malgré les apparences, leur traversée de la nuit n’a rien d’un parcours initiatique, ils n’apprennent rien en se heurtant à des obstacles (refus de jeunes filles draguées, affrontement avec un videur ou d’autres jeunes gens), obstacles qui ne sont pas vraiment des épreuves, juste des butées déviant leur parcours. Davantage que la citation de la chanson pop acidulé no future d’Elli et Jacno, le seul sens identifiable du titre pourrait d’ailleurs bien se trouver dans ce côté « élémentaire », au sens de la table de Mendeleïev. Age atomisé plus encore qu’atomique.
Héléna Klotz rivée aux côtés de ses deux personnages, de ses deux interprètes, sera parvenue à filmer à la fois deux choses – ce qui est tout même pas mal. Elle aura, avec attention et affection, capté les infimes modulations qui montrent ces deux jeunes gens, même quand ils sont horripilants ou sans intérêt, imparablement vivants. Et elle aura, avec une sorte de vertige accepté, pris en charge un état de solitude infini, de mort sans sépulture ni épitaphe du social, de perte sans reste du commun qui ne laisse place qu’à un onirisme mélancolique et dépeuplé. Alors, bien sûr, comme le jour se levait, les amoureux sortirent de la forêt. Mais ils n’avaient nulle part où aller, ni rien à faire.
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Peter Doherty et Charlotte Gainsbourg
Tout de suite quelque chose ne va pas. Le corps, ou plutôt la présence, la manière d’être là à l’écran de ce jeune homme en costume bourgeois du 19e siècle. Un corps – et un visage – que beaucoup reconnaitront comme ceux du musicien punk rock Peter Doherty, une apparence qui surprendra les autres par son côté poupin, pas tout à fait fini, quelque chose d’imprécis et de flottant dans les traits et la manière d’exister. Ni un homme jeune du 19e siècle (l’idée qu’on s’en fait), ni un héros de film (l’idée qu’on s’en fait).
Ah oui, tout de suite, autre chose aussi ne va pas. L’action se situe à Paris, mais tout le monde parle anglais, à commencer par cette omniprésente et lancinante voix off, qui est supposée être celle d’Alfred de Musset, tout de même.
Tout de suite, ceci et cela que ne va pas suscite un trouble, une curiosité, d’abord un peu sceptique avouons-le, ne serait-ce que parce que la réalisatrice de Stella ne semblait pas particulièrement armée pour une telle entreprise. Mais bientôt il apparaît que ces écarts initiaux suffisent, et annoncent le meilleur : de cette brèche, Sylvie Verheyde va faire un abîme, avec le renfort de Charlotte Gainsbourg, qui tarde à apparaître et aussitôt s’impose, incroyable de justesse et de force fragile. Un abîme fascinant et musical, qui se met à résonner d’improbables échos, entre la mélancolie du dandy et un très actuel mal-être, entre des façons éloignées d’utiliser les mots, pour avouer et tromper à la fois la difficulté d’aimer et de ne pas aimer, façons qui semblent soudain très actuelles, mieux, très quotidiennes, malgré leurs tournures datées et leur vocabulaire choisi.
La lumière, les lumières et les ombres, ont une grande part à la mise en place de ce vertige affectif et sonore. Les extérieurs laiteux, comme pris dans une lumière blanche qui, loin de tout décoratif, invente un espace entre onirisme et trivialité répondent en mineur aux intérieurs, d’une sombre sobriété, qui anéantit les fadaises de la « reconstitution d’époque ». A l’unisson, les corps, ceux des deux personnages principaux mais aussi des autres protagonistes, conquièrent une étrange forme d’existence, à la fois très réelle et fictionnelle, jusque dans l’infilmable scène d’orgie, cérémonial dérisoire tournée sans aucune arrogance envers les situations et ceux qui s’y trouvent confrontés. La gestuelle aussi, très singulière, frôlant le comique parfois (et c’est heureux !), entre chorégraphie, convenances et simplicité.
Lentement mais sûrement, l’entière légitimité d’être allé chercher l’ancien chanteur de The Libertines pour le rôle s’impose. Une star du rock plutôt destroy est-elle l’équivalent contemporain d’un poète romantique d’il y a 150 ans ? Question bidon, en tout cas superficielle et limitée. Analogie bas de gamme et histoire de l’art tâtasse. Le film s’échappe vite de cette facilité, existe pour lui-même, accueille les harmoniques et les contradictions des personnages, des acteurs, des références. Ça bouge. Plutôt lentement, sinon secrètement, mais de manière vivante.
Est-ce la présence de Doherty qui détermine l’usage de l’anglais ? Peu importe, ce décalage devient une précieuse ressource du film, l’entraine vers le cœur de ce qui vibre dans cette réalisation où, dans la littéralité même de la reprise de grands passages du livre de Musset, c’est la notion d’adaptation qui s’évanouit. Au point que la seule fausse note est finalement dans le titre : il ne s’agit ici pas plus du 19e que du 21e siècle, pour tout ce que cela pourrait avoir de sociologique ou d’anecdotique. Il s’agit de personnes humaines affrontées aux choix, engagements, renoncements et aveuglements de la vie, il s’agit de désir, de courage et de lâcheté, de lucidité et d’arrangements. Peut-être, sans doute, était-ce déjà ainsi chez Musset, la distance dans le temps et les couches de vernis scolaire l’avaient occulté. Ce film qui littéralement invente son présent en témoigne avec un éclat d’autant plus fort qu’il semble assourdi.
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