National Gallery de Frederick Wiseman. 2h54. Sortie le 8 octobre.
Trois heures durant, Frederick Wiseman explore les salles d’exposition, les lieux de conférence, les laboratoires et les bureaux de la National Gallery, le grand musée londonien entièrement dévolu à la peinture, et qui réunit nombre des chefs d’œuvre de l’art européen, du 13e au 19e siècle. Le cinéaste américain Wiseman est supposé être par excellence le documentariste des institutions (ce qui est à la fois exact et très réducteur). On supposerait donc qu’il va proposer ici l’observation d’un grand musée, pour en faire l’exemple princeps de l’institution muséale en général, comme il l’a fait jadis avec les logements collectifs, les administrations s’occupant de problèmes sociaux, les tribunaux pour enfants ou les grands magasins, ou qu’il en étudie les singularités de cet établissement particulier, comme il l’a fait par exemple avec une salle de boxe ou l’Université de Berkeley.
Si ces aspects ne sont pas entièrement absents de son 38e film depuis Titicut Follies (1967), les véritables enjeux, ceux qui rendent ce film unique et passionnant, sont ailleurs. Ils font aussi de National Gallery un film n’ayant rien en commun avec les quelques autres réalisations ambitieuses dédiées à un grand musée : La Ville Louvre de Nicolas Philibert, L’Arche russe d’Alexandre Sokourov à l’Hermitage, The Old Place de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville au MOMA, Bella di Notte de Luciano Emmer à la Villa Borghese – ou le moins connu mais très beau Museum Hours de Jem Cohen au Kunsthistorisches de Vienne. https://blog.slate.fr/projection-publique/2013/12/17/museum-hours-de-jem-cohen/
En apparence, deux lignes directrices organisent le film. Mais elles convergent aussi sûrement que les lignes de fuite d’un tableau de la Renaissance, pour accomplir la réussite de National Gallery. On peut les définir simplement par « les plans où ça parle » et « les plans où ça se tait ». Le premier groupe est de loin le plus nombreux. National Gallery déploie avec une vertigineuse finesse l’infinité des dispositifs expressifs mis en œuvre, sciemment ou non, pour rendre partageable ce qui se joue dans des images, des images qui se trouvent être une bonne partie des plus grands œuvres picturales de l’histoire de l’humanité.
Explications par des guides dans les salles, conférences, présentation à la télévision, études approfondies de motifs picturaux ou de techniques, commentaires privés, discussions sur la manière d’exposer, d’éclairer, d’encadrer, de restaurer, débats sur les nécessités, les formes et les limites de la médiatisation, récits savants, poèmes allusifs ou adresse joueuse à tout petits enfants, cours de dessin, mise en évidence des enjeux narratifs, politiques, architecturaux, psychologiques, etc., de telle ou telle toile composent un infini miroitement des possibilités, des nécessités et des impasses qui accompagnent la relation entre ces œuvres et des gens.
Car si Wiseman filme beaucoup, et très bien les tableaux (ils sont ici reproduits, en entier ou par un détail, avec une qualité qu’on ne trouve pas souvent dans les catalogues et sur les cartes postales), il filme surtout des gens. Des gens qui parlent, et comment ils parlent, leurs mots, leurs gestes, leurs manière de se tenir devant un auditoire – tout ce qui fait qu’il y a du « partageable » dans la rencontre avec des œuvres visuelles, et même un partageable infini, et passionnant. Donc aussi des gens qui écoutent, mais surtout l’idée même d’écoute, de transmission, de partage, à l’épreuve de cette ouverture insondable qu’est toute véritable image, toute véritable œuvre.
Encore est-ce une facilité de réduire les plans où « ça parle » à ceux qui utilisent des mots. Car il y a bien d’autres méthodes d’expression. Les effets de montage par l’accrochage, le choix de la couleur des murs et des sols, la forme des cadres, les décisions et stratégies de restauration, la mobilisation d’autres arts en dialogue avec les tableaux – notamment la musique et la danse – sont autant d’autres « discours » mobilisés pour rendre possible, différemment, l’interaction entre des toiles couvertes de pigments en Italie ou en Hollande il y a 250 ou 450 ans, et nous.
Nous les humains d’aujourd’hui, en ce que nous ressemblons et ne ressemblons pas à ceux qui ont peint ces tableaux, à ceux qui les ont commandés, à ceux qui les ont regardés, et aussi à ceux qui y sont figurés.
Ici se déploie l’autre ligne, la ligne silencieuse – et pourtant ô combien éloquente. Elle est composée des courtes séries de plans montrant alternativement des visages peints et des visages de visiteurs regardant la peinture. Ces visiteurs qu’on a brièvement vus attendant sagement en files interminables, y compris sous la pluie et dans le froid, ou vaquant à leurs affaires sur Trafalgar Square devant l’entrée du musée, ces gens infiniment différents. Et qui regardent.
Il y a les visages peints, et les visages « réels » – mais les visages peints ne sont-ils pas réels ? Il y a cette équation à x inconnues : le regard du visage peint, le regard du visiteur qui l’observe, le regard de Wiseman qui les observe et les filme, mon regard de spectateur. Cette équation définit un espace mental immense et incernable, où la beauté, la culture, l’Histoire, la mythologie, la technique, le plaisir, l’ennui, la fatigue ont leur part, sans rien contenir, sans rien résoudre.
Ce très simple dispositif est d’abord banal, et très vite bouleversant. Il semble d’abord être nourri de l’intérieur par l’autre ligne, celle des multiples discours et commentaires. Ceux-ce seraient la raison d’être de ceux-là, ce qui est exact bien sûr, mais insuffisant. Parce qu’il se joue autre chose, dans le face à face muet entre l’humain qui est sur le tableau et l’humain qui le regarde, entre la nymphe de Rubens et le touriste chinois, entre le guerrier ou le saint et l’étudiant ou le vieil amateur. Quelque chose de mystérieux, et qui le restera, et qui est la juste contrepartie de l’immense déploiement de discours de la première ligne.
Il faut du temps pour le comprendre, ou plutôt l’éprouver, d’où la légitimité des 3 heures de film. Mais vient le moment où les deux approches deviennent équivalentes, et essentielles l’une et l’autre. A ce moment s’accomplit ce qui devrait être la commune évidence en présence d’une œuvre, par exemple un film, et qui advient si rarement, l’unité de l’art et de la vie.
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Party Girl de Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis, avec Angélique Litzenburger, Joseph Bour. Durée: 1h35. Sortie: 27 août 2014.
Comme poussé dans le courant, il était, le spectateur découvrant ce film (au Festival de Cannes, en ouverture de la section Un certain regard), sans repère ni carte de visite. C’était quoi, ce tourbillon d’énergie, de fragments de vies cassées mais pas mortes, ces corps chargés d’histoire, de désirs, d’illusions, dans les rues pas folichonnes d’une ville de Lorraine en hiver, avec la fermeture des mines en arrière-plan, jamais visible, jamais absente? C’était du réaliste ou du délirant, du documentaire ou de la fiction, du pour rire ou pour pleurer?
Evidemment, quelques mois, une Caméra d’or et pas mal d’attention plus tard, l’incertitude est moindre. On saura même vaguement que ces gens-là, étonnants personnages de cinéma, sont aussi peu ou prou comme ça dans leur existence de tous les jours, à commencer par la party girl du titre, cette Angélique du tonnerre qui est aussi la mère d’un des trois jeunes réalisateurs, Samuel Theis –également à l’écran, comme ses frères et sœur, dans des rôles qui leur ressemblent.
Angélique a 60 ans, et il serait parfaitement malhonnête de prétendre qu’elle ne les fait pas. Elle vit depuis toujours de ses charmes, entraîneuse aimant cette vie d’ivresses diverses, de rencontres le plus souvent sans lendemain avec de nombreux hommes. Mais il y en a un qui en pince pour Angélique, comme on disait dans les chansons réalistes. Un gars qui s’appelle Michel et qui est tout de suite une sorte de héros, disons comme ce qu’aurait dû jouer Gabin après guerre s’il était resté fidèle au Gabin du Jour se lève, de La Grande Illusion et de La Bête humaine au lieu de devenir, à la ville comme à l’écran, un notable bedonnant, arrogant et madré.
Car quelque chose de Party Girl vient de là, de cette mémoire d’un cinéma qui croyait que les pauvres étaient intéressants –pas les pauvres folklo qui font des choses bizarres, juste les gens dans le RER et le bistrot du coin. C’est lui, Michel, qui porte cet aspect, elle, Angélique, ses copines du dancing et sa famille explosée/fusionnelle, viendraient plutôt de du côté de la Magnani de Mamma Roma ou de la Gena Rowlands des Cassavetes les plus chauds (et de Husbands, même si seulement côté masculin).
Il y a sans doute une injustice à placer ainsi Party Girl sous toutes ces références de cinéma, alors que d’une part le film se tient très bien tout seul, d‘autre part il naît à l’évidence de ce que, faute de mieux, on appellera la réalité –les histoires de boulot et de fête et de sentiments et de rupture et de tristesse et de vie de ces gens-là, précisément ceux qu’on voit sur l’écran.
Il ne figure ni en tête des box-office, ni dans les panthéons cinéphiles. Images du monde et inscription de la guerre est pourtant un film très célèbre, une sorte de star, du moins parmi ceux qui cherchent à réfléchir avec le cinéma. C’est pourquoi il faut remercier les éditions Survivance de rendre enfin disponible en DVD le film de Haroun Farocki, devenu une des pierres de touche de la pensée des images, et de leur rôle dans l’histoire. Terminé en 1988, au terme de trois années de travail, le film s’ouvre sur des vagues, construisant aussitôt un rapprochement, plus poétique que logique, entre mouvement des flots et mouvement de la pensée. Ainsi procèdera Farocki, qui cherche à rendre sensible des effets de ressemblances, de rimes formelles, par où passent d’autres éléments de sens que les ordinaires constructions du discours. Le résultat est nécessairement complexe même si le film se regarde sans aucune difficulté, il est même pratiquement infini comme le ressac, en tout cas d’une extraordinaire richesse.
Images du monde et inscription de la guerre s’élabore autour des enjeux de construction du ce qui est vu du fait de la combinaison d’une pratique humaine et de l’emploi d’appareils. Des dispositifs d’optique et de mesure qui, à partir du 18e siècle, participent à la naissance de la modernité aux outils contemporains, dans des contextes variés où dominent les deux approches, plus symétriques qu’opposées, de la recherche scientifique et de la visée guerrière, les stratégies de vision et de monstration sont interrogées sur un mode critique.
Rien de systématique dans la manière de faire de Farocki, il ne s’agit ni d’écrire un catalogue ni d’établir une chronologie, il s’agit de partager des sensations qui ouvrent de nouveaux champs de pensée, qui suggèrent des nouvelles connexions, des rapprochements inédits et possiblement féconds. C’est le processus même de la pensée exploratoire (interconnexion de synapses auparavant jamais reliées), et c’est le processus même du cinéma, plus précisément du montage au sens large tel que l’a défini Jean-Luc Godard il y a plus d’un demi-siècle (Montage mon beau souci, Cahiers du cinéma, décembre 1956).
Si Farocki emprunte des chemins buissonniers qui parcourent deux siècles d’histoire européenne, l’épicentre de sa méditation vagabonde est clairement situé là où en effet à été radicalisée à mort la question de l’image : à Auschwitz. C’est en particulier l’occasion de l’aspect le mieux connu du film, l’explication de la manière dont les caméras embarquées sur les avions de reconnaissances alliés photographièrent le camp d’extermination, mais qui ne donnèrent lieu à aucun effet : ce que montraient ces photos n’a pas été vu par les spécialistes chargés de les analyser, tout simplement parce qu’ils cherchaient autre chose. Ils ont vu Birkenau, mais ne l’ont pas regardé. Ce n’est qu’à la fin des années 70, après la diffusion de la série Holocaust à la télévision américaine, que deux agents de la CIA exhumèrent les clichés, et découvrirent avec quelle précision étaient figurés les bâtiments, y compris les chambres à gaz et les crématoires.
Par touches suggestives, Farocki donne à comprendre ainsi l’importance de la construction des regards, des cadres historiques, politiques, psychologiques, médiatiques dans lesquelles les images toujours sont vues, mais vues d’une certaine manière. Il établit les conditions d’une politique du point de vue, et d’une critique politique des systèmes de représentation – ceux des géographes, des architectes, des retransmissions de matches de foot, etc. aussi bien que des dirigeants politiques et militaires.
Il interroge également la complexité de ce qui se joue entre deux regards, celui qui « prend » l’image, et celui est pris par elle. Il le fait en convoquant deux situations où des rapports de force violents interfèrent entre les deux : homme/femme, prisonnier/geôlier, colonisateur/colonisé, bourreau/victime. Il met en branle cette réflexion à partir du portrait d’une femme juive photographiée par un nazi et figurant sur un des clichés de l’Album d’Auschwitz, et la série de portraits d’identité de femmes algériennes forcées de se dévoiler, réalisés sur ordre par le soldat (et déjà grand photographe) Marc Garanger durant la Guerre d’Algérie (1). A partir de ces deux exemples extrêmes, c’est toute l’incertitude de ce qui circule entre deux regards, y compris beaucoup moins clairement assignés à des positions d’inégalité, qui est mobilisé par le travail d’une mise en scène conçue comme une mise en échos par Farocki.
S’il date d’un quart de siècle, le film frappe par son actualité, malgré les immenses bouleversements qu’a connu l’univers de l’image depuis sa réalisation. Il est même impressionnant d’acuité contemporaine, notamment dans l’ample réflexion sur le virtuel, le simulacre, le maquillage qu’il propose, à partir de prémisses qui empruntent notamment à Michel Foucault et à Jean Baudrillard.
Mie en partage d’une méditation par le choix et l’organisation d’images extraordinairement hétérogène, Images du monde et inscription de la guerre est d’une puissance d’évocation qui dépend directement de la beauté de son organisation. Aucune affèterie décorative ici, mais la certitude que c’est dans le juste assemblage des idées, des mots, des éléments visuels et sonores, des rythmes et des scansions, dans un art de la composition qui vient de la musique même s’il emploie d’autres instruments, que se trouve la possibilité d’ouvrir à chaque spectateur les ressources de sa propre réflexion, dans un processus qui fait toute sa place au plaisir.
Un deuxième film de Harun Farocki, En sursis, figure dans la même édition DVD. Il s’agit d’un travail à partir des plans tournés au camp de transit nazi de Westerbork aux Pays-Bas, en mai 1944. Commandité par l’officier SS dirigeant le camp, réalisé par des prisonniers juifs, le film, muet, n’a jamais été terminé. Certains de ces plans ont été souvent utilisés par des films de montage, depuis Nuit et brouillard, ils contiennent quelques unes des très rares images de déportation vers les camps de la mort, dont un portrait d’une petite fille dans un wagon à bestiaux qui fut longtemps une « icône » de l’extermination des Juifs, jusqu’à ce qu’on découvre qu’elle était en fait une rom de l’ethnie Sinti.
A nouveau Farocki déploie sa capacité à réfléchir à partir de ce qui est montré, et des conditions dans lesquelles cela est montré. Contrairement aux autres réalisateurs ayant recouru à ces plans, il en montre la totalité, sans aucun ajout d’image, et sans non plus ajouter de sons : dans un souci de respect du matériau existant, il choisi d’en faire un film muet. Muet mais pas sans paroles, celles-ci étant formulées sur des cartons qui scandent le déroulement du film. Mais En sursis surprend par le ton volontiers comminatoire de ces cartons, où le réalisateur indique ce qu’il convient de voir, et comment il convient d’interpréter ce qu’on voit, ou même ce qu’on est supposé éprouver. Ainsi est-on surpris de lire, à propos de la célèbre image de la jeune fille sinti, que « sur le visage de la jeune fille on lit la peur de la mort ou le pressentiment de la mort », et que cela expliquerait que le caméraman aurait dès lors évité les gros plans, alors que rien ne permet d’attribuer un sens spécifique à ce visage ou à cette expression, et c’est ce qui en fait justement la puissance bouleversante.
Ainsi Farocki s’éloigne ici de la relation ouverte aux images dont la nécessité à été affirmée et les ressources démontrées dans Images du monde – et dans un grand nombre d’autres de ses œuvres importantes, comme I Thought I Was Seeing Convicts, à partir d’enregistrements de vidéosurveillance en prison, ou les installations Eye Machine I, II et III, qui font échos aux travaux de Paul Virilio sur l’imagerie militaire. Cette attitude de magistère affaiblit la force du film, sans pourtant détruire l’importance des éléments rassemblés et mis en lumière.
L’édition DVD est accompagnée d’un important travail d’explicitations confié à deux universitaires spécialistes de l’œuvre de Farocki et de la réflexion sur les images, les historiennes Christa Blüminger et Sylvie Lindeperg. Dans un entretien filmé, en bonus, et dans deux textes figurant dans le livret d’accompagnement, elles mettent en évidence la multiplicité des enjeux mobilisés par les deux films, en particulier l’originalité, la pertinence et les effets féconds pour d’autres (historiens mais aussi et même surtout simplement citoyens) d’Images du monde et inscription de la guerre.
1) L’Album d’Auschwitz, préface de Simone Veil, coédition Al Dante et Fondation pour la mémoire de la Shoah.
Femmes algériennes 1960, Marc Garanger, éditions Contrejour.
lire le billetDessine-toi de Gilles Porte sort en salle ce mercredi 26 janvier
On se souvient de l’immense entreprise initiée par Gilles Porte, dans le monde entier, à partir d’autoportraits dessinés par des enfants. De très petits enfants, entre 3 et 6 ans, que le cinéaste et chef opérateur est à nouveau parti visiter, doté cette fois d’une caméra, au Kenya, en Allemagne, en Birmanie, en Palestine, au Japon, en Mongolie, en Italie, aux Iles Fidji, chez les Inuits… Il s’agissait cette fois de les filmer, selon un dispositif très particulier : à travers une plaque de verre, sur fond neutre, tandis qu’ils tracent des traits avec un gros feutre noir, et que la caméra surélevée les regarde selon ce dénivelé qui sépare les adultes des petits.
Bon, des petits enfants, de l’exotisme, des dessins, un dispositif, on voit venir le mélange de chantage au mignon, au multiculturel et au geste artistique. Et alors on se trompe lourdement. Gilles Porte avait dix façons de rentabiliser de manière racoleuse l’immense matériel visuel accumulé durant ses voyages et ses rencontres avec quelque 4000 enfants. Au lieu de quoi il a choisi une proposition déroutante, audacieuse, et où il se joue bien autre chose que la rencontre avec de mignonnes frimousses united colors et des attendrissants dessins de gosse.
Sous son apparente simplicité, Dessine-toi est en fait d’une complexité impossible à décrire sans l’affaiblir. Sans un mot de commentaire, dans un face à face troublant avec des enfants qui, seuls ou à deux, se coltinent la tâche de se représenter eux-mêmes, l’enchainement des plans suscite de multiples interrogations, qui concernent aussi bien notre propre regard et la manière dont il est construit par la réalisation, l’enjeu de la représentation de soi, ce qu’il y a de comparable et d’incomparable entre ce que dessinent des enfants que séparent des milliers de kilomètres et des océans de différences matérielles et culturelles. C’est qu’il s’en passe des choses, grâce à la façon dont filme Gilles Porte ! Cette frontalité obstinée du filmage ne nous laisse nul répit, nul échappatoire vers un confort de témoin amusé et condescendant. Tout cela est bien trop sérieux, trop profond.
Il se passe, donc, une myriade de choses sur les visages des enfants, dans les moments d’attente avant de dessiner ou pendant, chez ceux qui cherchent longtemps et ceux qui se lancent tout d’un coup, ceux qui ont déjà des idées en tête, ceux qui se laissent guider par leur main, ceux qui se circonscrivent à un trait et ceux qui n’en finissent plus de se figurer et transfigurer dans une jungle de lignes, une exubérance de graphes. Et encore, il s’en passe aussi des choses dans les dessins eux-mêmes, et dans notre manière de les regarder, d’y instaurer nos propres repères, nos références.
Chaque plan d’un enfant en action (c’en est une, ô combien !) est riche d’un infini de réactions, qui ne peut se déployer que grâce à la durée, à la répétition/variation qui est au principe du film, la systématique du dispositif et la singularité de chaque cas conspirant pour stimuler nos émotions et nos pensées. Mais bien sûr le montage (avec Catherine Schwartz) ne se contente pas de coller des plans les uns derrière les autres, il organise des ensemble, suggère des proximités, des distances, des échos. Toujours sans rien expliciter. Moins nous en savons côté informations factuelles (on en aura au générique de fin, et plus si désiré), plus nous y réfléchissons, nous imaginons, nous nous rappelons aussi, même si c’est loin, notre enfance, celle d’autres enfants, les nôtres ou pas…
Sans un mot, donc, il est question de liberté et de modèles, il est question de joie et de peur, de rapport à soi-même et aux autres. Seulement 1h10 pour traverser tout cela, méditer tout cela, jouer avec tout cela ?
Mais ça n’est pas tout. Gilles Porte s’est livré à deux autres opérations, qui déploient et multiplient encore les dimensions que mobilisent le film. Les deux gestes sont passionnants, même si leurs résultats paraissent inégaux. Le premier est d’avoir confié certains dessins à une équipe de graphistes qui y ont ajouté de l’animation. C’est parfois rigolo, parfois très beau, souvent un peu vain, même si la manière de faire soudain bouger « bonshommes » et traits revendique une autre forme de liberté, une invitation à d’autres ouvertures, d’autres surprise.
Liberté, ouverture, surprise, c’est ce qu’offre sans réserve l’autre ajout, celui d’une musique carrément au-delà que tout ce qu’on aurait pu espérer. Louis Sclavis offre une des plus belles compositions de sa longue et féconde carrière, sa musique est comme une autre source de lumière pour mieux voir ce qu’on voit, explorer ce vers quoi le film nous incite à aller, et qui est si vaste et touffu.
lire le billetIl a occupé les unes des journaux et les couvertures des magazines en 2010. Parce qu’une vieille dame très riche lui avait donné de l’argent, beaucoup. Mais qu’a-t-il fait, lui, en 2010? Il a fait son métier, son métier d’artiste. Il a publié. Pas un livre mais dix. Ce garçon est un peu excessif. Il est surtout talentueux. Et quand retombe un peu le bruit et la fureur des émois de «l’affaire», reste l’amertume que nul n’ait semblé prêter attention au fait que cet homme-là, François-Marie Banier, est un grand artiste. Je ne dis pas qu’il est aussi un grand artiste, mais que c’est ça qui est, qui devrait rester le plus important.
Si les artistes commettent des délits, il n’y a aucune raison qu’ils n’aillent pas en prison comme tout le monde, ce n’est pas la question. La question est que, parce qu’artiste et alors qu’il n’était l’objet d’aucune condamnation, ni d’ailleurs à vrai dire d’aucune accusation criminelle, on se soit payé de si bon cœur ce saltimbanque, ce parasite. Riche sans être banquier, sans même passer à la télé, ça n’allait pas du tout. La gauche démago et la droite gestionnaire étaient bien d’accord.
lire le billetNénette de Nicolas Philibert est une réjouissante et émouvante rencontre, pas tellement avec la vieille ourang outang du Jardin des Plantes qu’avec les joies mystérieuses du cinéma.
Oui, le regard d’abord. Mais tout de suite davantage, bien davantage. Ce regard est riche de l’indécidabilité de ce qui s’y joue, de la puissance d’interrogation de ce qui est partagé, et de ce qui ne l’est pas, entre animaux et humains. Puisqu’entre les animaux – en tout cas les mammifères – et les humains, ce qui se ressemble le plus ce sont les yeux. Aucun spectateur n’ignore que ces yeux qui occupent tout entier l’écran au début du film sont les yeux de Nénette, la femelle orang-outang du Jardin des plantes. J’allais écrire « la guenon », j’ai esquivé, le mot porte quelque chose d’absurdement péjoratif, ces sous-entendus qui parasitent nos rapports aux autres sont, aussi, un des enjeux du film.
Aux autres ? Quels autres ? Les animaux sont pour nous des « autres », et à un degré plus ou moins grand tous les êtres qui appartiennent à ce que nous appelons « la nature ». Des autres plus différents de nous que les autres humains, et pourtant pas encore de manière absolue. Et voilà un autre enjeu du film, qui lui aussi très tôt se met en branle : l’infini processus de différenciation de l’altérité (désolé pour le jargon, je ne sais comment le dire autrement), tel que nous l’éprouvons, et qui est le même processus ou se jouent les rapports entre hommes et femmes, entre adultes et enfants, et aussi le racisme, l’antisémitisme, le nationalisme.
Car Nénette, avec son aspect d’une extrême simplicité (1h10 à regarder un singe), est une incroyable machine à ressentir, à percevoir, et par le cheminement qu’engendrent ces sensations et les émotions qu’elles suscitent, à réfléchir. Voilà un film qui ne plaira pas à Frédéric Martel, devenu grand prêtre médiatique de la lobotomisation par le marché de la mal-culture.
Je voulais parler de ce qu’il y a en plus de ce regard, dès le début du film, mais je ne peux pas, pas encore. Parce qu’à lui seul tel que Nicolas Philibert l’affronte, et nous met en situation de l’affronter, ce regard qui ouvre le film, à tous les sens du verbe « ouvrir », appelle silencieusement à un dialogue dont nous ne savons pas d’avance la langue, en même temps qu’il inspire le trouble de tout face-à-face. Ce que je lis dans ce regard, dans quelle mesure est-ce ce qui s’y trouve, ce que j’y projette, ce que des conventions et des préjugés y impriment ? Question du vivre ensemble, question du cinéma aussi, qui toujours par son dispositif même est à la fois – mais, à nouveau, dans quelle mesure ? – un peu de réalité qu’il a enregistré, ce qu’il a construit et projeté, et les mises en formes conventionnelles (cadre, montage, codes de représentation) dans lesquelles il s’est coulé.
Nénette nous regarde. Il n’est pas, il ne sera jamais question de se mettre à sa place. Et cet écart infranchissable, qui contredit violemment le racolage anthropomorphiste des animaleries Disney, de L’Ours, des Oiseaux migrateurs et autres Marche de l’empereur, cet écart nous rapproche, nous humains spectateurs de cinéma, d’elle, la vieille orang outang de Bornéo. C’est un paradoxe, si on veut, mais un très vieux paradoxe. Cela s’appelle la rampe, ce dispositif qui en traçant la séparation entre le ceux qui regardent et ceux qui sont regardés permet la construction d’un espace de symbolisation et de langage, qui nécessite ou pas l’énoncé de dialogues sur scène.
Dans Nénette, on s’en doute, pas de dialogue de celle qui est regardé. Et donc pour Nénette un statut compliqué, qui n’est ni celui d’une actrice, ni celui d’un personnage. Nénette est une présence physique, dont le regard, plus tard les gestes, les attitudes, les mimiques portent une immense quantité de suggestions dramatiques, comiques, affectueuses, etc., selon des modalités inusuelles, et qui du coup ont en outre le mérite d’interroger sans cesse ce que nous sommes habitués à regarder sur un écran – des acteurs et des personnages dans les films de fiction, mais même dans ce qu’on nomme documentaire, des personnes qui se tiennent là pour ce qu’elles sont ou prétendent être, qui portent un récit, ne serait-ce que celui de leur existence ou de leur activité.
Mais la construction du film de Nicolas Philibert ne repose pas sur ce seul échange de regard avec Nénette. Dès la première image deux autres éléments décisifs sont mobilisés. Le premier tient à la présence, discrète mais essentielle, d’une vitre entre la caméra et le singe. De manière plus ou moins explicite, ce qui se passe à l’extérieur de la cage de Nénette est reflété par cette vitre – autant dire que par le plus simple des moyens le cinéaste accomplit ce paradoxe fondamental au cinéma qui est de faire exister le hors-champ dans le champ. Car, avec les visages et les mouvements des visiteurs qui se devinent dans cette vitre, et à l’occasion la caméra du réalisateur, c’est le monde tout entier qui devient présent, sur un mode qui à la fois ne laisse jamais oublier que l’être filmé est un être prisonnier, et que ce qu’on voit de lui est inscrit dans un rapport au monde à son tour d’une grande complexité.
On pourra dire que ce rapport est celui du voyeurisme, ce sera vrai, à ceci près qu’on ne saura toujours pas ce qu’on a dit. Du moins peut-on assurer qu’il y ait du désir, de la compassion, de l’ironie, des formes de mépris ou de frayeur, des tentations de rabattre l’inconnu sur le connu sous d’innombrables formes. Ce tissu d’affects est ce qui construit la cage où est enfermé l’être singulier que nous aussi nous regardons. Et cela se perçoit très bien dans le jeu ininterrompu de signaux qu’émet cette plaque de verre, signaux parfois très discernables et parfois à peine.
A quoi s’ajoute encore, et de manière immensément riche et complexe, tout ce qui advient sur la bande son. La composition inventive de ce qu’on voit (Nénette), et de ce qu’on entend (les visiteurs, habitués ou touristes de passage, les gens du zoo qui s’occupent d’elle, des savants, un texte de Buffon, une sorte de poème un loufoque…) ne cesse de déployer davantage ce qui relie et ce qui sépare – ce qui relie et ce qui sépare les hommes entre eux, les hommes des animaux, les spectateurs du spectacle, du double spectacle, celui du zoo et celui du cinéma… Cet espace saturé de question est la raison d’être de Nénette, comme à vrai dire de tout film digne de ce nom, la Règle du jeu aussi bien qu’Avatar.
Le « sujet » n’importe qu’à peine, dans le documentaire pas plus que dans la fiction. La Ville-Louvre n’était pas un film sur le Louvre, ni La Moindre des choses un film sur les aliénés, ni Etre et avoir un film sur l’école (mais il y a eu un malentendu qui a fait son succès inattendu). Comme tous les films de Nicolas Philibert, Nénette n’est pas un film « sur » ce qu’il montre. Ce n’est ni un film sur les singes, ni un film sur le fossé entre humains et animaux, ni un film sur les zoos et leurs visiteurs, encore moins un film sur l’incommunicabilité (au secours !). Drôle, touchant, compliqué, surprenant, Nénette est un film. C’est bien mieux.
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