Rencontre avec un tigre

Fifi hurle de joie de Mitra Farahani

On croit savoir. C’est certainement un documentaire portrait d’un artiste iranien qui fut célèbre à son époque. Non, c’est plutôt une fiction, un mockumentaire où la réalisatrice se met en scène, d’abord off puis in, avec l’aide d’un vieil acteur. Ah non ! c’est une variation contemporaine sur Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, où deux collectionneurs offrent une fortune à un peintre jadis célèbre, mais qui a détruit l’essentiel de son œuvre, pour créer une dernière fois avant de mourir. Fifi hurle de joie, qui est aussi le titre de cet ultime tableau, est tout cela, et davantage. Et surtout autre chose.

Autre chose au sens où il ne se soucie guère de la virtuosité qui consisterait à combiner des niveaux de compréhension, des degrés de rapports à la réalité. Fifi est un film d’amour, d’amour entre le vieil artiste révolté et homosexuel qui va mourir et la jeune artiste curieuse, affectueuse et opiniâtre qui le filme. Allant à la rencontre de Bahman Mohassess, peintre et sculpteur iranien très reconnu dans les années 50 et 60, exilé dans un hôtel à Rome où elle le déniche, Mitra Farahani sait certainement beaucoup de la vie et de l’œuvre du vieillard rieur, séducteur et furieux. Mais elle sait surtout laisser son film s’épanouir au contact de celui qu’elle a rencontré, le laisser bifurquer, revenir en arrière, s’enchanter ou s’agacer d’un mot, s’envoler d’un souvenir.

Elle sait brancher à la volée une méditation poétique et un rappel de faits historiques qui ont bouleversé le pays où l’un et l’autre sont nés et où ils ne vivent ni l’un ni l’autre, l’Iran. Elle sait capter l’impalpable de ce qui fait, œuvre ou pas œuvre, l’esprit d’invention et de création, elle sait accompagner avec une sorte de respect qui n’est pas dépourvu d’affection, en même temps que de révolte, les pas silencieux de la mort qui vient. Il y a des histoires et de l’Histoire, les murs nus et blancs d’un albergo sans luxe ni misère, il y Frenhofer et Nicolas Poussin, il y a deux jeunes et riches commanditaires venus de Dubaï, l’ombre de Mossadegh, celle de l’immense soulèvement de modernité artistique et politique des années 60 en Europe – « nous étions des tigres, nous étions des lions ».

Bahman Mohassess a été un artiste très célèbre dans son pays, qu’il a quitté après le putsch organisé par la CIA pour chasser le gouvernement iranien démocratiquement élu. Il est devenu une figure d’une intelligentsia internationale en pleine ébullition, réinventant la modernité et certaine d’être en train de changer le monde. Etrangement, l’extrême fidélité du vieil homme à cet esprit et à cette époque n’a rien de passéiste, et encore moins de dépassé. C’est comme un chant en vers libres, qui divague parfois mais dont les divagations font naître des échos bien actuels, des images bien réelles.

Le hasard veut que le même jour sort un autre film dont les seuls points communs avec celui-ci sont de relever du genre (si c’en est un) documentaire, et de raconter une histoire issue d’une intervention antidémocratique et meurtrière des Etats-Unis dans un pays indépendant. Les Enfants des mille jours de Claudia Soto Mansilla et Jaco Biderman se donne pour tâche de rappeler ce qu’a fait le gouvernement Allende durant ses trois ans au pouvoir. Et les témoignages de ceux qui travaillèrent alors aux côtés du président, à la nationalisation du cuivre, à la mise en œuvre de programmes de logement et d’éducation, à la réforme agraire et à la transformation de la place des femmes, sont aussi passionnants qu’émouvants. Il n’en est pas moins étrange que tout le film soit organisé autour de restes mortuaires, ceux du chanteur Victor Jara torturé et assassiné par la junte, grande figure de l’Unité populaire. Et il n’en est pas moins triste que tout le film soit baigné d’un rapport nostalgique à ce qui fut en effet un immense espoir noyé dans le sang et le triomphe de l’égoïsme et du fric.

Funèbre, Les Enfants des mille jours est un film de fin de crépuscule, qui ne sait rien du mouvement étudiant chilien qui montait alors même qu’il était tourné, qui ne prend la défense du passé (un passé qui le mérite absolument) qu’au nom du passé. Vivant, Fifi hurle de joie est un film où les lumières du matin répondent de celles du soir, sans limite.          

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Cannes jour 8: entretien avec Don DeLillo

«Avec Cosmopolis adapté par David Cronenberg, mes mots ont pris une autre vie»

Sans hésiter un des plus grands écrivains vivants, couvert de récompenses pour ses romans depuis la fin des années 70, l’écrivain Don DeLillo a conquis une immense célébrité à partir de la parution d’Outremonde[1] en 1977. Son œuvre est sans doute celle qui prend le complètement en charge une réalité contemporaine qui est d’abord celle de son pays, les Etats-Unis, mais aussi l’état du développement, du déséquilibre, des imaginaires et des désespoirs de l’Occident.

Cinéphile érudit, DeLillo a depuis toujours installé le rapport au cinéma au cœur de ses romans, depuis Americana, son premier livre (1971), histoire d’un homme qui abandonne son travail dans la pub télé pour réaliser un film. Ce rapport au cinéma travaille son œuvre de l’intérieur, sans nécessairement renvoyer à des films ou à des réalisateurs existants: c’est bien d’une intelligence cinématographique du monde prise en charge par la littérature qu’il s’agit surtout.

Assez logiquement, les livres de DeLillo ont fait l’objet de multiples projets d’adaptation. Et tout aussi logiquement, ces projets avaient toujours échoué, jusqu’à ce que David Cronenberg s’empare du 13e roman de l’écrivain, Cosmopolis, pour en inventer une admirable transposition filmée.

Comment est né le projet d’adapter Cosmopolis?
Don DeLillo: Je ne suis pas à l’origine de ce projet. En 2007, le producteur Paulo Branco m’a invité à participer au Festival d’Estoril, qu’il organise au Portugal. Il aime que des gens qui ne font pas de cinéma, des écrivains, des peintres, des musiciens, fassent partie du jury, et de fait c’est un grand plaisir de discuter de films dans ce cadre. C’est à cette occasion qu’il m’a fait part de cette idée, qui vient d’ailleurs de son fils, Juan Paulo.

Il avait déjà pris une option sur les droits. Je connaissais sa carrière de producteur, la liste impressionnante des grands cinéastes avec lesquels il a travaillé, donc j’ai été d’accord. S’est alors posé la question du réalisateur, et je crois que là aussi c’est Juan Paulo qui a suggéré David Cronenberg. Le temps que j’en entende parler, Cronenberg avait déjà accepté, c’était réglé, et de la meilleure manière qu’on puisse imaginer. C’est allé très vite en fait.

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“Point Oméga”, le cinéma puissance 4 de Don DeLillo, maître du suspens

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Depuis longtemps, chaque fois que j’ai l’occasion de parler de l’œuvre de Don DeLillo, je dis qu’il n’est pas seulement, selon moi, le plus grand écrivain américain vivant, mais aussi un des plus grands cinéastes américains contemporains. Et ce bien qu’à ma connaissance il n’ait jamais rien réalisé.

L’affinité de DeLillo avec le cinéma est évidente, dès son premier roman, Americana (1973), dont le personnage principal se lance dans un projet de film radical. Et un de ses plus grands romans, Les Noms (1982), comporte ce qui est sans doute le meilleur portrait littéraire d’un cinéaste – partiellement inspiré de Martin Scorsese – jamais composé. Mais il s’agit de bien autre chose que de références cinématographiques ou de personnages faisant des films. Et cela n’a rien à voir non plus sur la possibilité de transposer ses textes à l’écran : l’appétissante perspective d’une adaptation de Cosmopolis par David Cronenberg, annoncée pour l’an prochain, n’est en rien significative à cet égard – il faut avoir confiance en Cronenberg pour se réapproprier tout à fait l’ouvrage.

Begley-DonDelilloVDon DeLillo à l’époque de L’Homme qui tombe

C’est autre chose que ces voisinages superficiels. C’est l’écriture de Don DeLillo qui construit un rapport aux êtres et aux choses, à l’espace et au temps, qui relève d’une interaction du réalisme et de la fiction qui est cela même dont le cinéma est capable. Et qui ne se trouve pas chez les autres écrivains. Par exemple, bien que n’existant que sous forme imprimée, Libra (1988) est aussi le meilleur travail cinématographique sur l’assassinat de Kennedy qui soit, quand le film JFK d’Oliver Stone est un exercice (assez pauvre) de composition mélangeant journalisme et discours militant.

On a repéré, à raison, une sorte de pressentiment d’événements futurs dans les livres de DeLillo : c’est le pouvoir même que recèle le cinéma de voir le monde dans ses potentialités, potentialités que la mise en scène (pour le dire mieux que le mot « fiction », qui induit en erreur) rend sensible. Outremonde (1997) « annonce » le 11 septembre comme Deux ou trois choses que je sais d’elle de Jean-Luc Godard annonçait Mai 68, comme Fight Club (1999) de David Fincher a lui aussi « annoncé » la destruction des tours. Parce qu’elle tresse de multiples agencements de causes et d’effets, on a dit l’œuvre de DeLillo « conspirationniste » alors qu’elle est seulement une prise en compte de la complexité du réel, une mise en forme par l’écriture des enchevêtrements de forces qui y agissent, selon un processus infiniment plus « réaliste », et donc plus en phase avec la réalité politique, que les soi-disant grands romans politiques américains comme Pastorale américaine et Complot contre l’Amérique de Philip Roth ou Underworld USA de James Ellroy, qui sont de gentilles bluettes politiques, mais de grands romans moraux – tout autre chose.

Les livres de DeLillo sont politiques, et cinématographiques, parce qu’ils ne se nourrissent que de ce qu’il appelle les « effets », les traces dans le réel, les manifestations perceptibles des forces qui agissent le monde. C’est ce qu’il résume lorsqu’il dit « Prenez Libra : je n’ai eu l’idée d’écrire sur Lee Harvey Oswald que vingt ans après les faits, en découvrant qu’il avait habité dans le Bronx près de l’endroit où j’avais vécu aussi. A l’époque, il avait 13 ans et j’en avais 16. J’ai réalisé que je pouvais peut-être me faire une idée de cet homme car pendant une année j’avais vu les mêmes choses que lui, j’avais vécu dans le même environnement. Voilà pourquoi Libra commence dans le Bronx. Cela m’a surpris d’écrire sur l’assassinat de Kennedy, je ne l’ai jamais planifié. C’était un défi enrichissant de m’impliquer dans l’histoire à ce point, parce que cet événement a eu un effet sur la conscience du monde. Dans le cas du 11 Septembre, j’étais déterminé à ne pas décrire l’attentat en train de se produire derrière l’épaule d’un personnage. Je voulais écrire sur ses effets. Pour l’Irak, c’est un peu pareil. » Ce passage se trouve dans la meilleure interview en français de l’écrivain que j’ai pu lire, accessible sur le site des Inrocks.

9782742792306J’avoue volontiers que ce sentiment très fort éprouvé à la lecture des livres de DeLillo est difficile à démontrer, tout simplement parce que « ce qu’est le cinéma » est pratiquement impossible à formuler autrement que par des approximations autour d’un ressenti : un certain rapport au monde. Et voici que le nouveau livre de DeLillo s’en vient comme rédiger la notice de cette idée même. Point Omega, dont la (remarquable) traduction par Marie-Catherine Vacher vient d’être publiée chez Actes Sud, est le petit livre noir de cette alchimie. Il s’ouvre par un texte impressionnant, qui élève au cube, si j’ose dire, la relation au cinéma. DeLillo y écrit en effet ce qui se joue dans un film classique, Psychose d’Hitchcock, film une première fois réinterrogé dans son processus physique même par l’installation de Douglas Gordon 24 Hour Psycho, qui dilate sur 24 heures une projection du film, et à son tour analysé (au sens chimique comme au sens psy) par le travail du romancier sur cette expérience.

Les critiques littéraires américains (deux adjectifs qui présupposent une aversion évidente envers pareille entreprise) ont logiquement détesté le livre, même si la reconnaissance dont jouit DeLillo les empêche de le dire ouvertement, on ne sait jamais. Nombreux sont ceux qui, faute d’attaques plus frontales, ont écrit que c’était sûrement très bien tout ça, mais plus proche de l’essai théorique que du roman. Contresens total.  C’est précisément comme artiste lui-même, comme artiste de l’écriture, que Don DeLillo parvient à formuler quelque chose de décisif sur la nature du cinéma, ou plutôt sur ce qu’est un rapport cinématographique à la réalité, aux êtres humains, au récit, etc. – rapport dont nous savons désormais qu’il peut être mis en œuvre avec d’autres outils que ceux du cinéma au sens technique (par exemple en littérature, mais aussi dans les arts plastiques), tandis que nombreux sont hélas les films entièrement dépourvus de cinéma.

Passé ce prologue consacré à 24 Hour Psycho, le livre met en œuvre dans l’ordre du récit littéraire ce qu’il a décrit à partir de l’installation de Douglas Gordon. Il le fait en « ralentissant » à son tour à l’extrême le processus dramatique, c’est-à-dire le face-à-face entre un vieil intellectuel qui a participé à la planification de la guerre en Irak et un jeune documentariste. La fille du vieil homme les rejoint dans leur refuge au milieu du désert, Mojave ou Sonora, une hypothèse de relation amoureuse avec le cinéaste, la possibilité d’un crime, l’énigme d’une disparition font partie des classiques « rebondissements », mais les événements rebondissent comme ralentis à l’extrême. Un livre de « suspens », mais qui prend acte du glissement du sens de ce mot tel qui s’est produit, disons, entre Hitchcock et Antonioni. Dans ce décor de western, dans la torpeur californienne (ou est-ce l’Arizona ?), les durées, les rythmes, les gestes, les idées se désarticulent, se désaffectent. En rupture avec un univers du contrôle, de l’apparence, de l’accélération et de la manipulation dont la guerre en Irak serait une sorte d’hyper-symptôme sinistre et spectaculaire, le processus de récit applique une mise en crise douce, et d’autant plus radicale et profonde qu’elle est soft.

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Anthony Perkins dans Psychose d’Alfred Hitchcock, David Hemmings dans Blow-up de Michelangelo Antonionio

L’enjeu n’est pas, n’est jamais intérieur à une réflexion seulement sur l’art, ou sur les seuls processus esthétiques de représentation. DeLillo le dit très clairement à propos de ce que Gordon avait fait du film de Hitchcock : « Ce film avait la même relation avec l’original que l’original avec l’expérience vécue réelle ». Ce que j’ai appelé la réflexion au cube sur le cinéma à propos de 24 Hour Psycho est en fait une réflexion sur la réalité à la puissance 4. La différence est que dans le corps du récit « l’original » (qui serait un roman classique mettant aux prises ses trois protagonistes sur fond d’échec de la guerre en Irak) n’est pas ici exposé. Point Omega est en ce sens plus audacieux que 24 Hour Psycho, puisqu’il met en jeu l’état subliminal, travaillé de l’intérieur par le geste artistique, en escamotant le matériau intermédiaire, ces représentations « au premier degré » qui ignorent, et donc dissimulent, qu’il y a toujours du dispositif, un metteur en scène, de la représentation spectaculaire.  Qui évacue qu’il n’y a qu’un monde, « la réalité », et que les images, les œuvres, les signes en font partie, et que tout ce qui prétend le nier est machine de leurre et d’oppression.

C’est ce que met en œuvre l’épilogue du livre, en activant non sans humour la fusion de son cadre et de son « contenu » (le prologue et le corps du récit), par un retour dans la chambre noire au cœur du Musée d’art moderne de New York où un personnage anonyme passe ses journées avec l’œuvre de Douglas Gordon.  Ce point de convergence, cette revendication d’un seul monde avec lequel il faut apprendre à avoir affaire en suspendant les effets de sens trop explicites et les illusions d’optique de l’idéologie et de la marchandise, c’est le sens même de l’expression « Point Omega », empruntée à Teilhard de Chardin en opérant un glissement de sens qui en respecte l’esprit tout en le dénudant de tout aspect religieux.

Tout ça avec un petit livre de 140 pages, qui se lit comme on traverse un songe, qui ne donne que l’envie d’y revenir.

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Les reflets ont les yeux rouges

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Je retourne voir Oncle Boonmee celui qui se souvient de ses vies antérieures, le film thaïlandais que j’avais tant aimé à Cannes, au point de me débrouiller pour assister à deux séances. A cette époque, l’idée qu’Apichatpong Weerasthakul pourrait avoir la Palme d’or aurait semblé à blague un peu absurde, un peu douloureuse… Maintenant il sort en salles, mercredi prochain 1er septembre.

C’est le début du film, voici le grand buffle noir qui rompt la corde, qui court dans le champ, et entre dans la forêt. Il est comme un personnage de conte, mais on ne sait pas s’il est dangereux ou lui-même en danger, c’est un gros quadrupède un peu maladroit, c’est un monstre de puissance, c’est peut-être un symbole mais de quoi ? Les plans sont élémentaires, très lisibles en même temps que riches de sens possibles, dont aucun n’est compliqué. L’homme retrouve le buffle, tire sur la corde pour le ramener. A un moment, l’animal ne veut plus avancer, l’homme fait un mouvement étrange qui remet la bête en marche, c’est gracieux et banal, donnant en même temps l’impression d’un curieux mouvement de danse et du geste connu de quelqu’un dont c’est le métier de s’occuper des buffles. Je repense à ces commentaires hostiles, hargneux, après le palmarès cannois.

Que des gens n’aiment pas le film, c’est bien leur droit. Mais qu’est-ce qui a suscité une telle agressivité ? Un mot, comme une marque infamante, revenait : « intellectuel ». On avait récompensé un film intellectuel ! ou «un film pour intellectuels » – ils disent « pour intellos », moi je ne veux pas employer ce mot, pas plus que je ne dis « négro » ou « bicot » ou « youpin », j’y entend le même racisme, la même haine de soi pervertie en haine de l’autre, la même misère.

Le film est commencé depuis 5 minutes, pour la première fois, un grand être noir et velu aux yeux rouges luminescents apparaît. Il fait peur, un peu. Il fait rire, plutôt. Il est beau, aussi. Tout ça en un plan bref, avec une grosse peluche sur laquelle on a collé deux ampoules de lampe de poche, et qui n’a nul besoin de faire semblant d’être autre chose. Une image de cinéma, comme venue de chez Méliès, une vision de carnaval tropical.

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Intellectuel ? L’attaque est tordue, malsaine. Parce qu’elle accuse faussement, et de surcroît elle accuse au nom de ce qui n’a rien de condamnable. Nulle part la soumission au marché ne se dit plus ouvertement que dans le mépris asséné à longueur de messages médiatiques contre l’activité de l’intelligence : ne pensez pas, ressentez ! Ne réfléchissez pas, suivez votre instinct. Soyez comme des enfants, comme des animaux, obéissez aux pulsions, laissez parler ce qu’il y a de primitif en vous. Que règnent la jouissance et la peur. Les effets se calculent en milliards de milliards, dans toutes les monnaies du monde, et en indigence du politique. Le meilleur des mondes.

Il y a des films ennuyeux, creux, prétentieux, inutilement bavards, bêtement didactiques, asservis à des théories fumeuses… autant de travers qui méritent d’être dénoncés. Mais que des films mobilisent l’intelligence ? Comme si l’intelligence s’opposait à l’émotion, alors qu’on sait depuis une éternité que seules les émotions peuvent mettre en mouvement l’intelligence – ou au contraire la bloquer. Une éternité peut-être pas, mais quand même 2300 ans et des poussières, un certain Aristote nous avait expliqué tout ça plutôt clairement. Un intellectuel, lui aussi.

Donc c’est débile et dégoutant de reprocher à un film d’être intellectuel. Mais en plus, ce n’est particulièrement pas adapté à Uncle Boonmee. En quoi est-ce « intellectuel » de regarder une vache dans un champ ? Ou un buffle ? On peut y trouver bien des sujets de réflexion, d’accord – d’ailleurs c’est le cas avec le film. Mais en soi il n’y a là rien qui requiert ni entrainement des méninges, ni accumulation de savoir abstrait. Et c’est comme ça pendant tout le déroulement de cette expérience entièrement placée du côté des sensations physiques, des rêves, de l’imaginaire.

Oncle Boonmee est malade des reins, il sait que malgré les dialyses il n’en a plus pour longtemps. Dans sa ferme, où il pratique l’apiculture à proximité de la forêt tropicale, il organise le travail en fonction de ses problèmes de santé, avec le contremaitre, un immigré laotien qui a bravé la politique discriminatoire qui a cours en Thaïlande (aussi). La belle-sœur de Boonmee et son grand fils viennent s’occuper de lui. Le soir, à table, on papote quand sur une chaise vide se matérialise la femme de Boonmee, morte depuis plus de 10 ans. Et puis voici que débarque un géant aux yeux rouges, entièrement recouvert d’une hirsute toison noire. Il dit être le fils de Boonmee, parti sans explication il y a des années, à la recherche des singes fantômes que, photographe intrépide, il voulait attraper avec son appareil. Ce sont eux qui l’ont attrapé, et surtout l’une d’entre elle, à laquelle il s’est uni pour pénétrer le mystère de ces êtres surnaturels, et est devenu l’un d’eux. Il raconte tout ça comme il dirait qu’il est allé acheté du riz chez l’épicier du coin.

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C’est loufoque, mais certainement pas compliqué. C’est rigolo, avec en permanence tout un environnement d’échos que viennent enrichir d’innombrables notations, notamment sur le passé de guerre civile de la région – Boonmee croit que sa maladie est une punition pour avoir naguère « tué trop de communistes », quand l’armée enrôlait les paysans comme supplétifs pour traquer les guérilleros dans la jungle. Plus tard nous verrons des photos, peut-être prises par le fils, du temps où il ne ressemblait pas encore à King Kong. On y voit de jeunes gens en uniformes de rangers, traces de cette présence de la guerre loin d’être remisée dans le passé. Ils jouent. Ils posent pour l’appareil avec le grand singe aux yeux rouges.

Puisque dans ce monde intensément hanté – et à l’occasion joyeusement hanté – rien n’est remisé à l’écart, rien n’est exclu. Tout circule, franchit les limites du temps, les barrières entre la vie et la mort, entre passé et présent, entre humains, animaux, esprits et choses. C’est une idée d’un monde ouvert, utopique sans doute mais c’est aussi une idée du cinéma dans un rapport organique à la réalité, que j’ai proposé de rapprocher de l’animisme. Apichatpong Weerasethakul y puise aussi la possibilité de s’exprimer cinématographiquement avec d’autres moyens que la caméra.

Est-ce cette perte de repères qui a tant énervé les adversaires du film ? C’est possible, et ce serait compréhensible. Parce que malgré son humour, et ce qui m’apparaît comme une souveraine élégance, un sens de la composition et du mouvement marqué en permanence du signe de la beauté (mais ça, je ne peux pas le prouver, je peux seulement le revendiquer pour moi, et espérer le partager avec d’autres), malgré les innombrables éléments d’inscription du réel dans ce film, il y a, à n’en pas douter, quelque chose de déroutant à regarder Oncle Boonmee. La réponse facile est de dire qu’il est dans la nature des œuvres d’art de dérouter, et que ceux qui n’aiment pas ça aillent se faire foutre, comme disait Michel Belmondo. La réponse un peu plus exigeante, si on a formé le projet de ne pas traiter les contempteurs du film avec le mépris qu’eux-mêmes manifestent pour lui et ceux qui l’aiment, est de dire qu’en effet, c’est un curieux chemin que le cinéaste thaïlandais nous invite à emprunter. Un chemin où on peut circuler à la fois ici et là, à pied et en songe, où on peut rester assis dans la chambre à regarder la télé et aller manger au restau, être moine et un beau jeune homme plein de vigueur, une princesse au visage disgracié et un fils prodigue.

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« Les reflets sont réels » dit le poisson-chat qui sait donner du plaisir aux femmes affligées. Les reflets sont réels, c’est une définition du cinéma. Les fantômes qui y viennent à notre rencontre, selon la formule définitive de Wilhelm Murnau dans Nosferatu, il y a à peu près aussi longtemps qu’Aristote, appartiennent à notre monde eux aussi, pour la très bonne raison que de monde, il n’y en a qu’un. Et qu’on y est (jusqu’au cou, si j’ose dire). Et bon, ça, d’accord, ça peut énerver.

C’est bientôt fini maintenant, Boonmee va mourir. Avant une grande expédition mystique et enfantine dans une grotte utérine au fond de la jungle, on voit quelques plans qui rappellent un court métrage sidérant de Weerasethakul, qui s’appelait Vampire, un film d’horreur né du seul rayon d’une lampe torche dans les branches de la forêt – et toutes les puissances de la nuit semblaient invoquées dans le hors champ, un hors champ qui se trouvait dans le cadre, l’occupant presque en entier, hormis l’espace éclairé. C’est ainsi que nous tournons en rond dans la nuit, et que les feux nous consument, selon la formule à double sens qui dit nos existences bien réelles, bien quotidiennes, en même temps qu’elle désigne la mélancolie de l’embrasement du vieux monde.

Oncle Boonmee qui se souvient de ses vies antérieures, c’est la lanterne magique des frères Lumière rallumée dans la jungle de nos angoisses et de nos désirs, reflets réels. Réincarnations innombrables de très vieilles histoires, toujours actives, inquiétantes, amusantes, cycles de ce cinéma permanent où, dans la matérialité des changements de formes, se rejouent sans fin ce qui rapproche et ce qui sépare. Mystérieux et si simple, voici un film chargé de ressources pour essayer d’habiter la vie, ici et maintenant.

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