Les Chevaliers blancs de Joachim Lafosse, avec Vincent Lindon, Reda Kateb, Valérie Donzelli, Louise Bourgoin, Bintou Rimtobaye. Durée: 1h52. Sortie le 20 janvier.
Un pas de côté, et puis un second. Deux pas salutaires. Le premier est volontaire, il n’est pas sûr que ce soit le cas du second.
Premier pas: Joachim Lafosse s’inspire d’une affaire qui est encore dans les mémoires, celle de L’Arche de Zoé, ces humanitaires qui allèrent chercher des enfants au Tchad en 2007 dans des conditions douteuses, qui leur valurent d’être condamnés par la justice tchadienne, la justice française et l’opprobre généralisée des médias et des opinions publiques.
Racontant des faits similaires, le film rend très vite tout à fait clair qu’il ne reconstitue pas l’affaire, même avec la licence du passage à la fiction. Il ne s’agit pas de rejouer ce qu’ont fait les activistes à l’époque, il s’agit de nourrir un récit, et un questionnement, à partir de ce qui a porté leur entreprise, les conditions dans lesquelles elle s’est mise en place, son environnement et ses justifications.
À cet égard, le scénario comme l’interprétation sont très habiles à simultanément convoquer des éléments factuels –le désert, les problèmes de transport, le rapport à l’argent des différents protagonistes, la question de la médiatisation– et à les réinventer comme enjeu de cinéma, c’est-à-dire comme ouverture, comme élément de trouble.
C’est ici que se situe le deuxième pas de côté. À en croire le réalisateur Joachim Lafosse, notamment ses déclarations dans le dossier de presse, son projet est bien de condamner les formes d’interventionnisme humanitaires aux relents colonialistes et les dérives qu’elles engendrent, mais de le faire de manière plus générale quand dans le seul cas des zozos de Zoé. Or, sans trahir ce projet, regarder Les Chevaliers blancs sans être déjà convaincu de ce qu’il faut y voir en fait un meilleur film.
Un film qui, du fait même de ses exigences dramatiques et spectaculaires, dépasse son propre programme. (…)
Wild de Jean-Marc Vallée, avec Reese Witherspoon, Laura Dern, Thomas Sadoski. Durée 1h56 | Sortie le 14 janvier 2015
Loin des hommes de David Oelhoffen, avec Viggo Mortensen, Reda Kateb. Durée 1h41 | Sortie le 14 janvier 2015.
Reda Kateb et Viggo Mortensen dans Loin des hommes
Il y a les histoires. Et puis il y a les contextes, géographiques, historiques, sociologiques, psychologiques… Il y a aussi les styles, les partis-pris d’organisation des images et des sons. Un film, d’une manière ou d’une autre, raconte une histoire dans un contexte et avec un certain style. Mais toujours un film fait, ou plutôt un film est fait aussi d’autre chose. De tout ce qui est aussi là, dans l’image, dans la bande son également. Certains cinéastes cherchent à éliminer au maximum ces surplus, perçus comme des parasites à leur projet, d’autres au contraire s’en réjouissent, en tirent parti quitte à faire confiance, un peu ou beaucoup, au hasard.
Parmi tout ce qui est là «en plus», il y a, souvent, ce qu’on appelle «la nature». Filmer dans la nature est une chose, pas très compliquée. Filmer avec la nature en est une autre. Cette semaine sortent deux films plutôt réussis, qui se passent l’un et l’autre dans la nature. C’est d’ailleurs leur seul point commun: pas la même histoire, pas le même contexte –époques différentes, pays différents, situation politiques et psychologiques différentes. Mais ici et là, dans Wild, film de Jean-Marc Vallée et dans Loin des hommes de David Oelhoffen, le rapport à la nature, immense, sauvage, magnifique, occupe une place majeure. (…)
lire le billet
Depuis qu’on l’a découvert en 1995 grâce à Coute que coute, le nom de Claire Simon est surtout associé au documentaire, même si elle a fréquemment mis en question ce définirait ce domaine, et a également réalisé des fictions, dont le très beau Sinon oui (1997). Avec Gare du Nord, la réalisatrice propose ce qui est incontestablement une fiction, et même un projet très romanesque, mais tout entier nourri d’une approche documentaire concernant le lieu qui donne son titre au film, et ceux qu’on y croise, un fois ou tout le temps. Cette approche a d’ailleurs aussi donné naissance à un autre film, Géographie humaine, qui sera cette fois sans hésiter défini comme documentaire[1].
Mais dans Gare du Nord, il y a des personnages, des récits, un jeu concerté de rencontres et d’esquives, de recherches fructueuses ou pas, de trouvailles voulues ou non. Il y a, et là se joue beaucoup de la réussite du film, un tremblé de la distinction entre rencontres fortuites sur les quais et dans les escalators et narration concertée. Ce sont les interprètes qui incarnent le mieux ce tremblé qui donnent aussi au film ce qu’il a de plus vivant, d’à la fois fragile et porté par un élan : Reda Kateb en apprenti sociologue amoureux, Monia Chokri en fille larguée par son couple et son job, et les autres, dont on saura pas dans quelle mesure ils jouent, dans quelle mesure ils sont marchand de bonbon, vendeuse de lingerie, sorcière ou flic. Alors que Nicole Garcia, prof de fac en chimio, ou François Damiens, animateur TV éperdu d’angoisse de la disparition de sa fille, portent le fardeau de rôles plus fonctionnels, plus concertés, d’emplois plus joués qu’éprouvés.
Mais il est évident que Claire Simon s’intéresse surtout à la manière dont les bribes de fictions croisées qu’elle trame entre rames de RER et verrière spectaculaire, et dans les replis des magasins, des trafics, des travaux et des départs en mettent en valeur la richesse, la complexité. L’important ici n’est pas tant le détail ou l’anecdote que ce qui malgré tout les fait composants d’un même monde, la Gare du Nord assurément, mais notre monde aujourd’hui tout autant.
[1] Outre les deux films, la fiction et le documentaire, la riche matière accumulée Gare du Nord fournit également une autre mise en forme, le site Voyage en ligne.
lire le billet
Agathe Bonitzer et Reda Kateb dans A moi seule de Frédéric Videau
Il y a lui. Un gars solitaire, facilement violent, qui travaille à la scierie. Il y a elle, une toute jeune fille. Lui, un jour, il y a longtemps, l’a prise, elle. Elle était petite fille alors. Il l’a prise comme un trésor, et l’a gardée. Huit ans. Et là, il la laisse partir. Ça commence comme ça. Après ça se déplie, dans les deux sens, vers le passé de ce qu’a été leur vie à tous les deux, Gaëlle et Vincent, Gaëlle captive de Vincent, et vers le futur pas écrit, pas facile, de Gaëlle. Pour Vincent, c’est facile, c’est écrit : no futur. Qui reconnaitra « l’affaire Natascha Kampusch », cette adolescente autrichienne séquestrée durant des années, n’aura pas tort, mais cela ne lui servira à rien. A moi seule ne reconstitue ni ne paraphrase un fait divers. A moi seule construit une fiction à partir d’une situation imaginaire, la situation constituée par ce que sont les personnages de fiction Gaëlle et Vincent, qui a sans doute été suscitée par la lecture des journaux – ou, aussi bien, par la mémoire du si beau film, fort différent, de Jacques Doillon, La Drôlesse.
Frédéric Videau est cinéaste. Pas prof de morale, ni journaliste, ni psychologue. Ce qui l’intéresse est la matérialité de ce qui advient entre des êtres réels mis en forme par les outils du cinéma – la caméra, l’enregistrement du son, le montage, la musique. Videau, ou pour mieux dire le film de Videau n’explique pas ce qui est bien ou mal, ni pourquoi un jeune homme s’empare d’une petite fille, ni pourquoi elle réagit de telle et telle manière face à celui qui la séquestre et l’adore, ni en quoi cela serait métaphore de tout ce que vous voulez et qui s’écrit avec une majuscule : la Liberté, l’Amour, la Solitude, l’Oppression, la Propriété, etc. Tout ça, et bien davantage, c’est votre affaire, à vous spectateur, si vous voulez.
Frédéric Videau, lui, s’occupe de ce qui passe, ombres et lumière sur un visage. De ce qui vibre dans une intonation, dans le choix involontaire de certains mots, dans la rapidité d’un coup, la lourdeur d’un silence, l’incongruité d’un rire. Vincent le lui a dit d’emblée, il ne va ni la tuer ni la violer. Ce qu’il veut, on ne sait, il ne sait pas. Ce que veut Gaëlle ? Sortir bien sûr, se sauver. Mais c’est quoi, se sauver ? Dissymétrie dynamique qui fait l’étrange énergie de ce film dont la partie claustro, dans le pavillon-prison de Vincent, semble palpiter de plus d’ondes vitales que la partie ouverte sur le monde, le monde des parents, de la police, des amis d’enfance, des routes, des villes. Ce paradoxe à son tour ne symbolise rien, ne proclame rien. Il est, comme l’usage troublant des gros plans, comme le changement de couleur de cheveux de Gaëlle, comme le choix des lumières plus chaudes à l’intérieur, d’un gris froid dehors, hanté de cette double interrogation, dont les deux termes ne se recouvrent ni ne se font pendant : ici l’insondable du geste singulier, hors du sens aussi bien que hors-la-loi, de l’homme et de la relation qui l’unit à la jeune femme, là le mystère d’une personne qui se construit en affrontant le monde, quelles que soient les formes que prend ce monde.
Il va de soi qu’une telle entreprise, à la fois secrète et toute entière fondée sur la matière et la chair du réel, est entièrement déterminée par ce qu’offrent les comédiens. Ils sont tous étonnants, et dans le rôle de Vincent, Reda Kateb, découvert avec Un prophète et Qu’un seul tienne et les autres suivront, est bouleversant de présence, d’opacité, de violence rentrée (ou pas), de complexité brute. Tiens, au fait, Reda Kateb est « arabe » (en fait berbère, il est apparenté au grand écrivain Kateb Yacine), Vincent, lui, est sans doute « gaulois », ça n’a juste aucune importance, et que ça n’en ait à ce point aucune n’est pas la moindre trace de la qualité et de la justesse de ce que font et l’acteur et le cinéaste. Les autres interprètes (Sophie Fillières, Noémie Lvovsky, Jacques Bonnafé) sont parfaits, dans des rôles fugaces, et qui pourraient être anecdotiques, alors qu’ils électrisent les scènes de « liberté » du film de multiples et complexes intensités. Mais c’est Agathe Bonitzer, exceptionnelle et exceptionnellement filmée, qui irradie le film de l’intérieur, en crée littéralement les conditions d’existence, avec un sens de la nuance débarrassé de toute affèterie, de toute grimace, de tout ce qu’on appelle « jeu d’acteur » et qui n’en est si souvent que la caricature. Plan après plan, Agathe Bonitzer condense et réfracte de manière toujours émouvante, toujours intrigante, l’étonnant concentré de forces obscures mobilisé par le projet du film. Et ainsi lui donne vie.
lire le billet