“Rabin”, l’Histoire et les histoires

le-dernier-jour-d-yitzhak-rabinLe Dernier Jour d’Yitzhak Rabin d’Amos Gitaï, avec Yitzhak Hiskiya, Pini Mittelman, Tomer Sisley, Michael Warshaviak, Einat Weizman, Yogev Yefet, Ronen Keinan, Tomer Russo, Uri Gottlieb, Ruti Asarsai, Dalia Shimko, Gdalya Besser, Odelia More, Eldad Prywes, Shalom Shmuelov, Mali Levi,  Liron Levo, Yona Rosenkier, Yael Abecassis.  Durée : 2h30. Sortie : 16 décembre.

Le nouveau film d’Amos Gitai se regarde comme un thriller. D’une apparente simplicité et d’une grande intensité, il accomplit de manière presqu’invisible une opération très complexe. Celle-ci se déploie dans la circulation entre ce qu’il raconte et la manière, les manières plutôt, dont il le raconte.

Il raconte la soirée au cours de laquelle le premier ministre israélien Yitzhak Rabin a été assassiné par un fanatique juif à l’issue d’un meeting pour la paix à Tel-Aviv, le 4 novembre 1995. Il raconte l’atmosphère de haine attisée par les religieux et la droite israélienne dirigée par Benjamin Netanyahou, hystérisant l’opposition aux Accords d’Oslo ouvrant une hypothèse de paix avec les Palestiniens au sein de la société juive israélienne. Et il raconte les travaux de la commission d’enquête sur l’assassinat de Rabin.

D’un événement public, très largement couvert à l’époque par les médias du monde entier, Gitai fait une enquête haletante, non pas sur ce qui va se passer (on le sait), ni sur la découverte du coupable du meurtre (on le connaît), ni sur les responsables du geste criminel (ils ne se sont jamais cachés). Non, le ressort dramatique est ailleurs : précisément dans le nouage de ces différents composants, et leur relation avec trois enjeux plus vastes, de nature très différente : le pouvoir des mots, la situation politique au Moyen-Orient depuis 20 ans, et l’idée même d’établissement de la vérité au service de la justice.

Le cinéaste a eu accès aux archives visuelles et aux minutes de la commission d’enquête officielle, dite Commission Shamgar du nom du juge qui la présidait. Il y a trouvé la trame factuelle à partir de laquelle il peut montrer ce qui existe comme documents filmés, et faire rejouer les autres composants du récit, y compris les auditions de la commission et les délibérations de ses membres.

Mais la séparation entre archives et re-enactment est moins nette, notamment du fait d’enregistrements aujourd’hui d’entretiens avec Shimon Peres, à l’époque ministre des Affaires étrangères de Rabin, et Leah Rabin, la veuve du premier ministre assassiné.

Tout se joue dans la tension entre cette assurance (ce que nous voyons est exact, ces mots ont été prononcés, ces gestes ont été accomplis) et cette incertitude : quel écart entre les véritables protagonistes et leurs interprètes, soit une bonne part des plus grands acteurs israéliens actuels, qui ont souhaité participer au film ? Mais aussi et peut-être surtout, quel est le sens réel des paroles et des actes, au-delà de ce que croient ou savent leurs auteurs ? Et quels effets induits pour l’avenir, jusqu’à aujourd’hui, et demain ?

Une des dimensions les plus impressionnantes du film est la mobilisation verbale de l’extrême-droite, les effets d’entrainement, physiques, on pourrait dire physiologiques, le vertige des explications délirantes, y compris de la part de personnes dotées d’une autorité scientifique, religieuse ou politique de haut niveau. Pouvoir performatif, qui mènera au meurtre, pouvoir hypnotique qui se retrouve dans les déclarations pleines de fierté et d’une sorte d’allégresse d’Yigal Amir, le jeune meurtrier fanatique, tout à fait cool.

Le contrepoint de cette plongée dans les effets de langage, qui informent (au sens de « donnent forme ») à la politique israélienne jusqu’à aujourd’hui, est le trouble permanent, volontaire, stimulant, sur la nature des images que nous voyons, leurs conditions d’existence, leur mode de véracité. Ensemble, mots et images génèrent une interrogation critique – « critique » au sens d’interrogatif, pas du tout systématiquement hostile – de l’ensemble des médias.

Dans le même mouvement exactement, le déroulement des faits et de l’enquête amène une tension très forte autour de la nature exacte de ce qui est recherché par les uns et par les autres. Sans s’y appesantir, cette approche fait voler en éclat l’hypothèse implicite qu’au fond tout le monde veut la même chose, qui entrerait dans les cadres définies par des mots comme Vérité ou Justice.

Amos Gitai et sa coscénariste Marie-José Sanselme mettent au contraire en évidence les chaines d’attachements des protagonistes à des approches qui, pour des motifs juridiques, politiques, religieux, éthiques, se croisent et se nouent, mais ne se confondent pas. Rarement aura été aussi bien montré combien les grandes idées à prétention unificatrices, comme la Paix, ou la Nation, reposent sur un pari commun, presqu’un acte de foi, susceptible d’être rompu sinon à tout instant du moins dès que les conditions historiques ne sont plus réunies – une compréhension qui est loin de ne concerner que le seul pays d’Israël, ou la seule région du Moyen-Orient.

Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin raconte aussi, à bien des égards, le dernier jour d’Israël, d’une certaine idée qu’Israël, à tort ou à raison, s’est faite de lui-même depuis sa création.

Avec tout ça, le film est également une mise en évidence très claire de l’apparition et de l’installation de forces politiques nouvelles, reformulant sur mode mystique les conceptions de la droite dure israélienne, qui a existé depuis 1948. A cet égard clairement ancré dans le contexte local, que ce soit sous le régime de l’affirmation identitaire, de la référence religieuse ou de la domination brutale, cette dimension aussi s’inscrit dans une réflexion au long cours d’un cinéaste qui avait déjà consacré un film à l’assassinat de Rabin (L’Arène du meurtre, 1996) mais aussi trois longs métrages à la montée de l’extrême droite en Europe (Dans la vallée de la Wupper, 1993, Le Jardin pétrifié, 1993, Au nom du Duce, 1994).

Chez ce cinéaste habitué des réflexions au long cours sur les évolutions profondes de notre monde (il est notamment l’auteur de deux autres trilogies portant chacune sur plus de 20 ans, House et Wadi), l’inscription brûlante à la fois dans la mémoire vive du crime d’il y a 20 ans et dans les effets sur le monde actuel est aussi, en un unique et puissant mouvement, travail de longue haleine sur ce qui hante notre monde – le même monde, de Tel-Aviv à Paris, de Raqqa à PACA.

 

 

 

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“La Peur” s’en va-t-en guerre

la-peurLa Peur de Damien Odoul, avec Nino Rocher, Pierre Martial Gaillard, Anioula Maidel, Patrick de Valette. Durée : 1h34. Sortie le 12 août.

Il s’agit de porter attention à trois dimensions, distinctes, et même étrangères l’une à l’autre. Et de mesurer ce qui se joue, ou se cache, dans l’espace qui, en les séparant, les réunit.

1)   La Peur est un très beau film. Un film puissant et violent, chaleureux et troublant. Inspiré du roman éponyme de l’ancien poilu Gabriel Chevallier paru en 1930[1], récit en grande partie autobiographique décrivant les horreurs quotidiennes des tranchées, et dénonçant l’imbécillité des tactiques meurtrières des officiers et l’abjection des profiteurs et laudateurs de guerre, le septième film de Damien Odoul est d’une force singulière.

Il accompagne le jeune Gabriel, parti comme tant d’autres la fleur au fusil à l’été 1914,et qui traversera quatre ans d’épreuves atroces. Odoul déploie les ressources propres du cinéma, qui comprennent l’extrême réalisme comme la stylisation la plus radicale, les puissances de la lumière, du cadre, du mouvement et de l’immobilité, des sonorités, des interactions multiples entre images et sons, du montage.

Appuyé sur une l’énonciation d’une série de lettres que Gabriel adresserait au cours des mois et des années à sa Marguerite restée au pays, le film réussit à évoquer encore bien plus qu’il ne montre. Il s’inspire pour cela de grandes œuvres graphiques ayant réussi à prendre en charge les horreurs de la guerre (Callot, Goya), mais essentiellement de cette guerre-là, d’Otto Dix à Jacques Tardi.

Souvent, un sillon gorgé d’eau boueuse dans la terre, ou trois planches noircies suffisent. L’image parfois aux limites de l’abstraction, ou noyée d’ombres, ou de brume – de fumée ; de gaz – convoque, jamais gratuitement, d’innombrables souvenirs picturaux, de Manet à Fautrier et à Bacon.

Mais les corps des acteurs, tous inconnus au bataillon, tous remarquables, sont tout aussi saisissants. Et on retrouve ici ce qui avait permis la première grande reconnaissance d’Odoul comme cinéaste, avec son film Le Souffle en 2000. Cinéaste physique, Damien Odoul est aussi un cinéaste musicien, qui sait remarquablement arpéger les tonalités des voix, les nuances des phrasés et des accents pour composer une des multiples lignes narratives de ce film qui a l’excellent goût de se dispenser de toute anecdote, de tout « ressort dramatique » – comme si la guerre avait besoin qu’on y ajoute de la ruse scénaristique. L’ombre hallucinée du Céline passe à plusieurs reprises.  Bref, La Peur est tout simplement un des meilleurs films jamais consacrés à la Guerre de 14, qui en a pourtant inspiré beaucoup, dont de très grands.

2)   Revers de cette même médaille, ce que Damien Odoul parvient si bien à faire ressentir est ce qu’on sait, ce qu’on dit de cette guerre. Sa réussite a un côté victoire à la Pyrrhus, réussissant comme peu avant lui à acter ce qui est aujourd’hui acquis : les tranchées, ce fut l’horreur, les jeunes hommes de toute l’Europe (sans oublier les Africains, ni les Canadiens – Odoul ne les oublie pas – puis les Etats-uniens) ont servi de chair à canon à des intérêts mercantis et des délires nationalistes.

La contrepartie de cette atroce absurdité-là fait, malgré tout, la singularité de 14-18 : aucune autre guerre en Europe au 20e siècle n’aura paru marquée d’une telle absence de sens – ni la guerre d’Espagne, ni la guerre contre les forces du fascisme et du nazisme, ni la guerre en Bosnie. Si mon colon la Première Guerre mondiale est comme le chantait Brassens la pire de toute, c’est aussi du fait d’une configuration qui ne s’est pas retrouvée. Et le pacifisme auquel elle a donné naissance aura eu à débattre contre des engagements qui n’auront cessé de se réclamer de la singularité des autres situations.

Ainsi donner à éprouver quelque chose de cette folie, de cette misère, de ce mépris des hommes tels qu’ils ont pris forme dans les tranchées est sans grand usage pour d’autres situations, en particulier les situations actuelles, où ni la folie de tuer, ni la misère ni le mépris des êtres ne font pourtant défaut.

Aujourd’hui où l’hypothèse de la guerre ressurgit en Europe, ou de l’amnésie indigne qui entoure ce qui s’est passé dans les Balkans il y a 20 ans au conflit ouvert en Ukraine les fantômes macabres frémissent à nouveau, l’impressionnant et précis maelström du film, dans son inscription historique même (cette guerre-là), ne peut jouer comme signal, comme appel à inquiéter.

3)   Pourquoi ce film-là, avec ses immenses qualités de film et les limites qu’on vient de dire, sort-il ce jour-là ? Mauvais jour de la mauvaise année. Quoi, un grand film d’histoire, qui met en présence autant que les moyens du cinéma le peuvent avec un événement historique majeur, la catastrophe qui enfanta dans le fer et le feu ce 20e siècle qui se montrera à la hauteur des horreurs de sa naissance, on le sort au milieu des vacances, un 12 août ?

Et on le sort le août 2015. C’est-à-dire un an après une déferlante commémorative qui ne s’est finalement pas trop étendue sur l’imbécile boucherie, préférant célébrer ensemble les morts réduits à l’emploi de terreau pour notre belle construction européenne et  la marche vers un avenir cool et démocratique. Comment ne pas regretter que cette Peur, ô combien légitime, n’ait pas figuré en préambule de toutes manifestations officielles, histoire de rappeler un peu de quoi on célébrait, euh…, commémorait le centenaire.

De « la guerre de 14 » à « La Guerre », de 1914 à 2014, il s’agit donc d’un double écart, mémoriel et politique, auquel le film est confronté. D’où l’étrange sensation, simultanément, d’une véritable réussite et d’un porte-à-faux dont la responsabilité incombe pour l’essentiel à l’époque, notre époque.



[1] Réédité en 2008 par Le Dilettante, puis au Livre de poche.

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Entretien avec Rabah Ameur-Zaïmèche à propos d’Histoire de Judas: « Un film pour aujourd’hui »

CaptureRabah Ameur-Zaïmèche (assis) sur le tournage d’Histoire de Judas

 

Y a-t-il une origine à ce film ? Mon enfance. J’étais à l’école, en CM2, je ne sais pas vraiment pourquoi mais j’ai commencé à m’intéresser au personnage de Jésus. Pendant une année j’ai dessiné des crucifix, je les coloriais de toutes les couleurs. Mon instituteur était perplexe mais m’a laissé continuer, mes camarades – pas beaucoup d’arabes à l’époque – se demandaient ce qui me prenait, ils me considéraient à la limite comme un traitre.  Mais Jésus a été un personnage important, qui m’a aidé à me construire. Ce n’est pas forcément lié à la religion, en tout cas pour moi, je n’ai pas besoin de référence à Dieu, ou à un dieu, pour trouver passionnant ce personnage et avoir envie de l’explorer. Il n’y a pas besoin de Dieu pour cela, même si nous avons tous en nous un sentiment de l’invisible qui nous interroge et nous interpelle. Jésus est une figure fondatrice à mes yeux, comme d’ailleurs Mandrin  (auquel Ameur Zaïmèche a consacré son précédent film, Les Chants de Mandrin) : ce sont deux personnages sur lesquels je me suis construit. Jésus était aussi un trait d’union entre la culture du monde d’où je suis originaire, et celui qui m’accueille, la France.

Vous vous intéressez plus à Jésus qu’au Christ ? Oui. Et Judas est presqu’un prétexte, pour faire un portrait de Jésus comme personnage humain, même s’il possède une certaine puissance, et comme quelqu’un qui continue de chercher à se découvrir lui-même.

C’est un agitateur, un chef révolutionnaire ? C’est un rabbin, c’est à dire un sage, quelqu’un qui connaît les textes sacrés, et qui aide et guide sa communauté. Il possède un savoir et il veut le vivre pleinement, au présent, maintenant. C’est sans doute ce qui le distingue des autres rabbins. Et c’est pourquoi il ne veut pas qu’on inscrive ses faits et gestes, et encore moins ce qu’il dit, dans la pierre ni sur des parchemins. Il se défie de la parole qu’on fige, et qui deviendra forcément un dogme, un outil de pouvoir, un instrument de domination et de soumission. D’où la mission de détruire les transcriptions de ses prêches qu’il donne à Judas, dans l’urgence : « Fais ce que tu dois faire. Et fais-le vite. »

Il y a de ce point de vue une primauté donnée à ce qui arrive, qui le rapproche du spectacle vivant, du théâtre comme mise en forme, et en mots, et comme expérience de ce qui se passe au présent. Mais c’est un peu ce que nous avons fait aussi en réalisant le film. On a reconstitué une sorte de théâtre à ciel ouvert, un vrai théâtre antique, pour s’approcher au plus près de la présence physique. J’étais très conscient de cette frontalité en tournant, je la cherchais, je voulais que le film propose de se confronter à ce qu’incarne Jésus tel que je le montre. J’ai cherché cette rencontre directe avec des mythes fondateurs, remodelés, réappropriés. Les récits gravés dans le marbre ne m’intéressent pas, un personnage comme Jésus mérite d’être en permanence réimaginé.

Vous avez tourné en Algérie. Dans quelles conditions ? J’y reviens pour filmer, 6 ans après Bled Number One, à nouveau dans des conditions où on aborde le tournage comme une sorte de chasse, de traque. A ce moment-là, j’ai un scénario, très écrit, très complet, je dois installer mes séquences dans des décors, des environnements que je découvre au fur et à mesure, et qui transforment tout. Même si à l’arrivée le film raconte bien, selon moi, ce qui était en jeu dans le scénario. Le passage de l’un à l’autre, du projet à sa réalisation, repose sur une dépense d’énergie extrême, avec le sentiment que c’est la dernière fois qu’on fait un film, qu’il advient quelque chose qui ne va plus jamais se reproduire. Et c’est cette énergie qui nous apporte des solutions improbables, inimaginables à l’avance.

Est-ce lié aux endroits, aux décors, aux gens ? Les pierres, les gouttes d’eau participent de ce phénomène, comme le rire des enfants, le visage des hommes, des femmes, des vieillards. La montagne au début, je ne savais pas qu’elle existait. La situation est dans le scénario mais pas comme ça, il y avait des plans qui venaient avant, de manière assez explicative, et qui sont devenus inutiles : quand j’ai vu cette montagne avec la cabane au sommet, j’ai su que je recevais un cadeau immense. C’était ce qu’on cherchait, sans le savoir. Au lieu de sortir d’une narration, les personnages sortent littéralement de la matière, de la terre.

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Où avez-vous tourné exactement ? Tout autour de Biskra, au pied des Aurès, là où commence le Sahara. Il n’y avait rien là-bas qui puisse représenter une ville antique, a fortiori Jérusalem. J’ai choisi de partir de la réalité telle que je la trouvais plutôt que de fabriquer des leurres, j’ai donc pris le parti de tourner au milieu de ruines qui pourraient être aussi bien celles d’un violent bombardement récent que la trace d’un très ancien empire effondré. On est à la fois dans la terre des mythes et dans un lieu actuel, qui pourrait aussi bien être Gaza.

Lorsque vous arrivez pour tourner, le scénario est très écrit ? Oui. C’est grâce à ce scénario que nous avons pu financer le film, auprès de l’Avance sur recettes, d’Arte, et avec le distributeur, Potemkine. Le scénario est très précis, y compris les dialogues. Il résulte d’un vaste travail de recherches, dans les textes bibliques et les études savantes, mais aussi la littérature. Avec Sarah (Sarah Sobol, collaboratrice de Rabah Ameur Zaïmèche à toutes les étapes de la création), pendant trois ans on s’est plongés dans des montagnes d’ouvrages. En lisant les textes, on comprend que la construction du personnage de Judas est liée à la volonté d’élargir le message du Christ aux gentils, aux non-juifs, ce qui est en particulier la stratégie de Paul. Que la nouvelle religion puisse recruter ses adeptes chez les « non-circoncis » était surement une nécessité politique, mais qui a des effets. Si on avait accusé les Romains d’être les coupables, il aurait été difficile de répandre la religion tout autour du bassin méditerranéen, ce qui est l’objectif alors : cette zone est d’abord un bassin romain.

Ce sont des interprétations qui figurent dans les documents ? Les interprétations sont innombrables. En lisant les meilleurs érudits récents, on s’aperçoit qu’en fait on ne sait pas grand chose de manière assurée. Oui Jésus a existé, et il a très probablement été crucifié. Pratiquement tout le reste, c’est du récit. La place reste donc ouverte à de multiples compréhensions. Ce que je refuse c’est qu’une interprétation soit imposée. Dès lors, il est possible de remettre en question le rôle attribué à Judas, et le mécanisme le plus simple que nous avons trouvé pour cela est qu’en fait il n’était pas là au moment de l’arrestation et de la crucifixion, il était en mission envoyé par son rabbin. Et cette mission est précisément de détruire ce qui aurait été le seul véritable évangile, les chroniques recueillies sur place des actes de Jésus. Parce que celui-ci se défie de la manière dont cela figerait son message. Lui-même connaît les textes saints, mais il veut justement apporter un autre rapport à l’invisible, quelque chose qui se vit dans l’instant, dans l’expérience de chacun et pas en appliquant des recettes établies. Il s’agit d’une expérience mystique, sans doute, puisqu’elle implique une relation avec des puissances spirituelles, mais aussi et sans rupture une expérience des rapports entre les êtres humains, et des êtres humains avec la terre, avec la nature. C’est une sacrée mission.

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Outre les textes religieux et historiques, avez-vous utilisé aussi d’autres sources ? Parmi les sources qui m’ont servi le plus directement se trouvent  Ponce Pilate de Roger Cailloix,  Le Maître et Marguerite de Boulgakov, auquel on a emprunté les répliques du procès de Jésus, et puis surtout Erri De Luca, de manière moins littérale, mais très présente. Nous avons aussi lu avec beaucoup d’admiration Histoire de Jésus de Nazareth, le scénario que Dreyer a essayé en vain de tourner durant 30 ans. Mais je me suis aussi beaucoup appuyé sue la peinture, notamment sur Caravage et sur Rembrandt. La séquence du tombeau vide avec Judas à la fin est directement inspirée du Christ au tombeau de Holbein, le plan n’était pas prévu dans le scénario, c’est le tableau qui l’a engendré. Avec Irina Lubtchansky, qui fait l’image pour la troisième fois sur un de mes films et est devenue une partenaire, nous avons beaucoup regardé ces lumières et ces compositions. J’ai aussi découvert  James Tissot, qui a peint d’innombrables tableaux consacrés à la vie du Christ et à la Passion. Mais ses œuvres me servent plutôt pour la scénographie, la disposition dans l’espace, alors que Caravage et Rembrandt aident à donner de la présence, de la matière.

dyn007_original_757_119_pjpeg__e58aabbf40ec4014e00d9028a4f4a19fLe Christ au tombeau (1521) de Hans Holbein

Christ Going to the Mount of Olives at NightJésus au Mont des Oliviers de James Tissot

En quoi était-il important de revenir, aujourd’hui, sur l’histoire de Jésus ? Pour moi les mythes, les grands récits doivent être constamment repris, réinterprétés, transformés. Sinon on court un très grave danger, celui que nos représentations soient confisquées par un appareil, un pouvoir, et figés dans un système qui empêche de réfléchir, de comprendre, en particulier ce qui arrive de nouveau. Cela vaut pour les mythes anciens comme pour des récits plus récents, ou des formes de récits dictées par les technologies actuelles, et qui elles aussi formatent et tendent à imposer une représentation unifiée du monde. Face à cela, je ressens le besoin de réintroduire du questionnement, de l’émerveillement, un possible ré-enchantement.

Pourquoi Judas ? Je n’ai jamais compris  pourquoi on avait besoin d’une idée aussi bête, aussi primaire, aussi brutale que cette trahison minable pour expliquer comment il a été pris. Pour moi, il a toujours été évident que c’était un artifice qui justifie les persécutions contre les Juifs – son nom, Judas, c’est déjà « le juif ». Et moi, je me suis toujours senti du côté des percutés, je devais être un peu juif quand j’étais petit : l’autre, celui qui est différent, et qu’on accepte pas à cause de cela. Oui, j’ai senti ça très profondément.

En faisant de Judas le personnage principal, vous avez voulu remettre en question cette perception si bien établie que « judas » est devenu un nom commun pour désigner un traître ? Oui, il me semble que depuis toujours je ressens qu’il y a une arnaque dans cette distribution des rôles, et qu’au moins on peut l’interroger. On voit alors que le récit de la vie de Jésus, de ce qu’il représente, n’a pas du tout besoin de ce qu’on a fait de Judas pour garder sa signification et sa puissance. Je crois même que c’est une histoire plus juste, plus humaine ainsi. Je ne prétends pas réécrire l’Evangile, seulement interroger ce qui s’est figé, de manière on le sait tardive, et fabriquée a posteriori, dès lors que cela produit des effets négatifs. Mon film n’est pas un film d’historien ou d’exégète, c’est un film pour aujourd’hui. La quête de la vérité doit rester de chaque époque, de chaque instant, au sein même des histoires, des mythes, des représentations parmi lesquels nous vivons, et qui nous aident à nous construire mais aussi peuvent devenir des carcans, des barrières mentales quand ils se transforment en dogmes. La vérité n’est pas fixée dans les livres, elle est toujours dans les intervalles.

Le son joue également un rôle important. Le travail sur le son vise à faire ressentir que le monde que l’on voit à l’écran existait avant, et continuera après notre départ, une fois que la situation semblera s’être dénouée. Il contribue à inscrire l’action dans une autre durée que celle du cours des événements. Le vent, les insectes, les oiseaux donnent cette dimension, grâce au son direct mais recomposé avec Nikolas Javelle, le monteur son et mixeur de tous mes films.

Qui sont les acteurs ? Jésus est joué par un ami, Nabil Djedouani, un réalisateur de films documentaires et de fiction. J’ai toujours été frappé, dans sa douceur, par sa ressemblance avec Jésus. Il a été essentiel à la naissance du film, dont il est aussi le premier assistant réalisateur. Mohamed Aroussi, qui joue Carabas, est un acteur qui a une formation de danseur. J’ai aussi demandé à mes cousins de me rejoindre, ils jouent la plupart des seconds rôles et ils étaient à la régie sur le plateau. A cause de la longueur des répliques, j’ai privilégié des comédiens venus du théâtre pour jouer les Romains, comme Régis Laroche qui joue Ponce Pilate, Roland Gervet dans le rôle du centurion, Xavier Mussel dans celui de Ménénius ou Nouari Nezzar dans celui de Caïphe. Marie Loustalot qui joue Bethsabée, était assistante caméra.

Vous êtes vous posé la question de la langue ? On entend des bribes d’arabe et de berbère, ça ne me dérange pas, Jérusalem était une ville très cosmopolite, avec des mercenaires, des marchands, des esclaves venus de tout le monde méditerranéen, et au-delà. Pour le reste, le film est parlé en français, c’est normal, c’est un film français. Je ne vois pas pourquoi je raconterais l’histoire dans une autre langue, ce serait ridicule. Le problème n’est pas la reconstitution, ce qui compte c’est la foi dans notre cinéma, la cohérence, l’énergie intérieure du film. On ne peut jamais filmer le passé, on ne peut filmer que ce qui est devant la caméra, des hommes et des choses d’aujourd’hui. Tout le film tient à son rapport au présent.

Le film a-t-il été difficile à produire ? Oui, comme tous mes films. Mais c’est aussi le cinéma que je veux faire, et le film ressemble à ce que je cherchais. Il est né dans ce processus long de la recherche dans les documentations, les musées, les bouquins, et puis le texte qui arrive, qui déferle, le scénario s’écrit en trois semaines. Le texte est écrit, à la virgule près, avec les dialogues. Le plus contraignant a été l’obligation de tourner très vite, cinq semaines de tournage en tout, cela demande à la fois de beaucoup prévoir et de s’adapter sans cesse. On travaille sans filet. Ensuite, le film est là, mais il faut aller le chercher au montage, il change encore, il se cache, il fuit, il mute. Il faut beaucoup de patience, d’exigence et de gentillesse pour l’apprivoiser, et qu’il vienne se poser à nos côtés.

Le film est dédié à votre père. Pourquoi ? Merci de me poser la question. Histoire de Judas est dédié à mon père parce qu’il fut pour moi exemplaire. Il est mort juste après le tournage. Exemplaire, il le fut à plus d’un titre : par sa patience, sa persévérance, sa gentillesse et son travail. Il a réussi à franchir toutes sortes d’obstacles : de simple chauffeur, il est devenu propriétaire de toute une flotte de transport. Pour lui, la vie ne se subissait pas, elle devait être vécue pleinement en ouvrant les portes sur le monde et sur les autres. Et ce qui lui importait le plus pour l’éducation de ses enfants, ce n’était pas la richesse matérielle, mais leur accès au chemin de la connaissance. Aujourd’hui, je pense faire le même métier que lui, mon père transportait des marchandises, je transporte des rêves.

Lire la critique d’Histoire de Judas sur Slate.fr

(Une version plus courte et légèrement différente de cet entretien figure dans le dossier de presse du film).

 

 

 

 

 

 

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La «Marche» de l’histoire contemporaine

La Marche de Nabil Ben Yadir

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C’est une si belle histoire que manifestement, personne ne s’est demandé s’il était souhaitable de se poser à son sujet la moindre question de cinéma. Des gens (le réalisateur, le producteur, les comédiens, mais aussi l’éditeur du livre de Christian Delorme, le «curé des Minguettes», paru aussi sous le titre La Marche chez Bayard le mois dernier) se sont avisés qu’il convenait de commémorer ce geste effectivement digne de mémoire que fut la Marche pour l’égalité et contre le racisme, du 15 octobre au 3 décembre 1983, de la banlieue lyonnaise à Marseille, de Marseille à Dreux et de Dreux à Paris.Ils ont eu raison. Ceux qui ont entrepris d’en faire un film n’y ont vu qu’un moyen de donner de la visibilité à l’événement. Dont acte.

La composition du groupe de marcheurs, les péripéties de leur odyssée, les manœuvres de ceux qui cherchèrent à les bloquer ou à les récupérer fournissaient une trame narrative imparable. Avec de surcroît une solide interprétation, le film emporte une adhésion et une émotion au service d’une cause qu’ici, on ne songe pas une seconde à remettre en question.

Solide docu-fiction usant quand elle le peut de quelques archives, la reconstitution de Nabil Ben Yadir construit un monument mémoriel et sentimental qui pourrait n’être qu’un hommage à une initiative remarquable d’un petit groupe de Français du début des années 80. Emmenés par Olivier Gourmet en prêtre des banlieues, Hafsia Herzi en lumineuse égérie et le très tonique Vincent Rottiers, avec le soutien de Philippe Nahon en bougon compagnon de route et de Jamel Debbouze, ludion solidaire et farfelu, les marcheurs du film tracent un parcours rectiligne à travers la France pluvieuse de l’automne 83 vers la reconnaissance émue de tous les démocrates dignes de ce nom.

Hélas pour nous mais, du moins, heureusement pour le film, celui-ci trouve pourtant, chemin faisant, une autre dimension, plus complexe, plus troublante, plus travaillée d’incertitude. (…)

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De Toronto, deux images de la guerre d’Algérie

Plus grand festival de cinéma d’Amérique du Nord et rampe de lancement sur le marché étatsunien pour les films du monde entier, y compris hollywoodien, le Festival de Toronto (TIFF) a lieu du 6 au 16 septembre. La manifestation s’est construit une place  enviable en jouant à la fois la carte de la quantité (on y montre des centaines de films) et de la qualité (on y présente une bonne part du meilleur de la production récente, sans se soucier de savoir si les films ont déjà été projetés ailleurs). Grosses productions des Majors, films expérimentaux et documentaires issus de pays émergents y cohabitent dans une sorte de boulimie bon enfant qui fait le charme, mais aussi l’efficacité de la manifestation.

Imad Benchenni dans le rôle titre de Zabana! de Saïd Ould-Khelifa

Parmi les inédits, découverte de Zabana ! de Saïd Ould-Khelifa. Le titre reprend le nom d’Ahmed Zabana, premier militant du FLN exécuté par la justice française – 221 autres subiront le même sort. Consacré aux débuts de la lutte d’indépendance en Algérie et au sort de combattants arrêtés et emprisonnés, jusqu’au 19 mai 1956, date de l’exécution de Zabana et d’un de ses compagnons de lutte, le film se trouve de fait le seul grand geste cinématographique produit par l’Algérie pour célébrer les 50 ans de l’indépendance. Suite à une étrange gestion de l’affaire, le ministère de la culture algérien a en effet seulement débloqué courant 2012 les fonds nécessaires à la réalisation de films en l’honneur de l’occasion – qui plus est dans des conditions qui ont alimentés polémiques et contestations. On devrait donc voir arriver plutôt en 2013 ou 2014 les fruits de cette mobilisation décalée.

Polémiques et contestations ont également surgi dans les médias algériens après que le film n’ait pas été retenu par le Festival de Cannes, auquel il était candidat. Une décision qui, outre le relatif intérêt artistique du film, peut s’expliquer par le fait que la Croisette se souvient encore du tumulte suscité par les nostalgiques de l’Algérie française lors de la présentation de Hors la loi de Rachid Bouchareb en 2010. Toujours est-il que cette absence a été dénoncée comme l’expression de l’incapacité des Français à accepter un point de vue algérien sur les événements.

Reconstitution historique des débuts de la lutte armée pour l’indépendance, puis évocation des brutalités et des tortures commises par l’armée et la police française, ainsi que des distorsions de la loi à l’initiative des plus hautes autorités de l’Etat, Zabana ! est un monument commémoratif à la mémoire des premiers héros de l’indépendance. Le combat et le sacrifice des membres du FLN y sont montrés d’une manière qui ne fait place à aucune complexité ou interrogation – au points que, paradoxalement, ce sont les Français, chez lesquels on trouve un communiste solidaire et un ou deux personnages ayant des cas de conscience, qui semblent un peu moins figés, face au monolithe de l’engagement et du courage de la totalité des personnages algériens.

La caractéristique la plus notable de Zabana ! est sa manière d’insister méthodiquement sur les ressemblances entre la Résistance française au nazisme (ou plutôt l’imagerie qui s’en est imposée, dans l’évocation des maquis comme des cellules urbaines combattantes) et les militants armés du FLN. Le parallèle entre Ahmed Zabana et Guy Mocquet est même explicitement formulé. Simultanément, d’une manière qui n’aurait sans doute pas été aussi insistante il y a 10 ou 20 ans, les références à l’islam et au coran sont ici très présentes, témoin de l’inflexion récente du discours officiel en faveur d’une place croissante réservée à la religion. L’omniprésence sur la bande son des « Allah o Akbar » dans la dernière partie du film peut être perçue comme une manière de réaffirmer que le FLN n’a pas attendu son opposition islamiste pour combattre sous le drapeau de dieu. Mais cette insistance renvoie aussi, aujourd’hui, aux combats actuels du monde arabe, notamment en Libye et en Syrie, suggérant une connexion tout à fait différente entre l’épisode historique raconté et d’autres événements, connexion complètement hétérogène à celle concernant la Résistance française. En quoi le système de signes mobilisés par Zabana !, film officiel dont la première mondiale a eu lieu le 30 août à Alger en présence de personnalités du régime algérien, s’avère malgré tout plus complexe qu’il n’y paraît. Et peut-être qu’il ne le souhaitait. Les échos qu’un tel film est capable de susciter en France restent à observer, en un temps où la pression de la droite dérivant vers l’extrême a réussi à empêcher une personnalité aussi modérée que Benjamin Stora d’organiser une exposition consacrée à Albert Camus dans le cadre de Marseille Provence 2013.

El Hadi, le grand oncle du réalisateur, refait ses gestes d’il y a 50 ans

La guerre d’Algérie est également présente à Toronto grâce à un autre film, le documentaire Fidaï réalisé par Damien Onouri (et produit par Jia Zhang-ke). Le jeune réalisateur français – dont le père est algérien – va à la rencontre de son grand-oncle, qui fut un des combattants du FLN sur le territoire français durant la Guerre d’Algérie. Davantage qu’une leçon d’une histoire sur des événements d’il y a plus d’un demi-siècle, le film est une interrogation sur la mémoire, sur les traces d’événements traumatiques tels qu’ils s’inscrivent dans les souvenirs, dans les corps, dans la perception qu’en ont la famille et l’entourage, dans l’emploi de certains mots et l’absence de certains autres. Avec subtilité, Fidaï compose la contrepoint de l’imagerie commémorative exemplairement représentée par Zabana ! (et par des centaines d’autres films du monde entier visant à embaumer le passé dans une geste héroïque et simplifiée). Hommage à un combattant de l’ombre qui avait gardé secret une part de son passé, le film d’Onouri est surtout une manière ouverte d’interroger la manière humaine de vivre avec son histoire. Question qui est clairement loin d’être réglée, ni en Algérie ni en France.

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Omar m’a tuer, la construction d’un innocent

l faut dire d’abord qui a regardé le film qui sort ce 22 juin. Moi qui écris ces lignes, je crois «en mon âme et conscience» que le jardinier Omar Raddad n’aurait jamais dû être condamné en 1994 pour le meurtre de Ghislaine Marchal à Mougins. C’est mon opinion depuis longtemps, telle qu’il m’a été possible de me la forger à travers les articles des journaux que je lis, la parution du livre de Jean-Marie Rouart Omar. La Construction d’un coupable (Editions De Fallois), quelques informations à propos du procès en cassation de 1995.

Comme spectateur, ma situation est incomparable à celle de quelqu’un qui considère Raddad coupable, ou qui ignore tout de l’affaire. Dans la situation qui est la mienne, qu’est-ce que j’attends de la projection du film Omar m’a tuer de Roschdy Zem, consacré aux suites du meurtre de madame Marchal? Plusieurs choses.

1) J’attends que l’existence de ce film fasse mieux connaître ce que je considère, à titre privé, comme une injustice.

2) J’attends le plaisir que procure de voir incarnées et défendues des opinions que je partage.

3) J’attends d’apprendre davantage, de comprendre un peu mieux (pas tout, mais un peu mieux) ce qui s’est passé et ce que cela signifie.

4) J’attends, comme avec tout film, des plaisirs de spectateur, des émotions, des surprises.

5) Et j’attends, comme avec tout film, que le cinéma m’aide un peu à construire un rapport au monde dans le lequel je vis.

Les points 4) et 5) soulignent qu’en aucun cas on ne renonce aux légitimes attentes d’un spectateur de cinéma quand un film se consacre à un dossier important ou à un enjeu moral grave. Et que ce serait la marque d’un grand mépris envers ceux qui ont fait le film de croire révoquées ces attentes-là du fait du «sujet».

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Du bois dont on fait les légendes

A propos de L’Armée du crime de Robert Guédiguian (sortie le 16 septembre)

Il faut attendre le générique de fin de L’Armée du crime, le nouveau film de Robert Guédiguian, pour lire sur l’écran le mot qui commande tout le projet. Avec une honnêteté qui lui fait honneur, et qu’il partage avec bien peu de ses confrères, le cinéaste avertit qu’il a pris quelques libertés avec l’exactitude historique pour mieux parvenir à son but : donner corps à une légende. La légende, donc, du groupe Manouchian, ces résistants communistes d’origine étrangère regroupés au sein de la FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans – Main d’œuvre immigrée) qui passèrent à l’action violente contre l’occupant allemand sans attendre d’ordre de leur parti, et parfois contre sa stratégie, accomplirent à Paris un nombre impressionnant d’actes de guerres (meurtres et sabotages), furent capturés et torturés par la police française, et fusillés.

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Les témoins (cf. Testament : Après quarante-cinq ans de silence, le chef militaire des FTP-MOI de Paris parle, de Boris Holban, Calmann-Lévy, 1989 et le film Des terroristes à la retraite de Mosco, 1985) et les historiens (cf. notamment Le Sang de l’étranger : Les Immigrés de la M.O.I. dans la Résistance de Stéphane Courtois, Denis Peschanski et Adam Rayski, Fayard, 1989 et le film La Traque de l’Affiche rouge de Jorge Amat, 2006), mais aussi le poème L’Affiche rouge de Louis Aragon devenu chanson de Léo Ferré, et le film de fiction du même titre réalisé par Franck Cassenti en 1976 (avec notamment Pierre Clementi et Laszlo Szabo) avaient déjà travaillé selon bien des manières le savoir et l’imaginaire du combat des jeunes gens fusillés le 21 février 44 au Mont Valérien. Mais il y a beaucoup entre le fait de ne pas être ensevelis dans l’oubli du passé et la possibilité de devenir une légende au sens fort. Le projet du film est bien, par le travail d’une fiction, de rendre présents, dans l’esprit des spectateurs, des êtres et des faits du passé, et de leur conférer une importance particulière, qui fasse référence. Il s’agit d’inspirer une forme particulière de croyance, non pas en l’exactitude scientifique des faits décrits, mais en la légitimité du sentiment inspiré par un récit.

A ceux qui rétorqueront qu’il ne faut pas croire bêtement aux légendes, répondons qu’il ne faut « croire bêtement » à rien, ni aux conteurs ni aux savants, ni aux poètes ni aux historiens. La nécessité de l’esprit critique ne disparaît jamais, et moins encore lorsqu’une affirmation ou une description se donne les apparences de l’objectivité. Que le travail de la fiction, et qui a du moins l’honnêteté de se donner comme telle, appelle donc aussi du recul, de la distance, y compris vis-à-vis des émotions éprouvées (et pas seulement des arguments et de leur enchaînement) ne disqualifie en rien le processus même de la fiction, ni celui de la croyance. Croire et douter, c’est le viatique infiniment recommencé du spectateur.

Reste à voir comment Robert Guédiguian s’emploie à rendre légendaires Missak Manouchian et ses camarades. Atteindre ce résultat exige de mener à bien simultanément deux opérations, complémentaires mais distinctes. La première consiste à inscrire les figures et les actes du passé dans le présent. Aucune chance qu’ils acquièrent une stature légendaire si ce qu’ils furent et ce qu’ils firent ne résonne pas puissamment avec aujourd’hui. Les légendes sont mortelles : elles dépendent des préoccupations de l’époque où elles sont perçues comme telles, quel que soit le caractère grandiose ou exceptionnel des faits qui ont permis qu’elles deviennent légendaires. Quand ces préoccupations changent, les légendes qui s’y rapportaient meurent.

Le film cherche donc à inscrire l’histoire racontée dans le présent, à la fois sur les versants privé et public. Ainsi le scénario insiste sur le quotidien des jeunes résistants (les rapports amoureux de Manouchian et de sa femme Mélinée, les relations familiales de Marcel Rayman et de Thomas Elek) afin de nous les rendre plus proches, dotés d’une psychologie « éternelle », c’est-à-dire aussi valable pour des adolescents ou un jeune couple actuels. Surtout – versant collectif – il souligne deux aspects : l’attitude de la police française, dénoncée comme coupable directe des horreurs et infamies alors commises mais de manière à laisser entendre que rien n’empêcherait que ça recommence (avec en écho subliminal les reconduites brutales à la frontière des sans-papiers) et la manipulation du mot « terrorisme » par le pouvoir, avec des argumentaires qui n’ont pas tellement changé, voire des citations anachroniques (« terroriser les terroristes »).

Sur ce plan, Guédiguian fait un choix politique : il ne cherche pas à faire du groupe Manouchian une légende pour tout le monde, il vise à produire une figure idéalisée pour ceux qui combattent l’organisation sociale actuelle. Sans jamais se livrer à quelque chose d’aussi stupide qu’une assimilation de la situation présente à celle de la France occupée, il fait ce qu’on appelle au cinéma du montage : il fait jouer ensemble des systèmes d’échos, échos dans la résonance desquels naissent – éventuellement – les légendes.

Mais pour que cela advienne, il faut, si on file la métaphore de l’écho, qu’existent des espaces de vibration et de résonance. Il faut du vide pour que ça vibre et que ça touche. Et le vide est bien, hélas, ce qui manque à son Armée du crime. Le film énonce tout, et simplifie tout. Il ne laisse place à aucun doute, à aucun trouble. Les jeunes résistants sont beaux, libres, généreux, ils aiment la vie même s’ils donnent la mort, etc., alors que l’organisation politique est bornée et bureaucratique, les flics sont un ramassis d’ordures, ad lib. Nul trouble non plus, et surtout, quant à la manière de filmer, tout cela est montré dans une frontalité qui semble découpée dans du carton et éclairée des projecteurs d’une foi historique et morale verrouillée comme un credo. Mise en scène sans ombre, envahie des tristes « accessoires d’époque » dont la fausseté souligne celle, bien plus triste encore, du jeu des acteurs. Rien qui vive ni qui vibre. Comme si la certitude du bon droit assurée par le sujet dispensait de se poser aucune question de mise en scène de cette histoire-là, justement. Comme si, après 100 000 films de reconstitution historique, aucune question n’avait été posée.

Au moment où deux événements dans le monde des images font travailler avec ardeur ces questions de mise en récit et en images de l’histoire, et précisément à propos de la même période historique, je veux parler de la sortie d’Inglourious Basterds au cinéma et de la diffusion d’Apocalypse sur France 2 (1), cette platitude n’est pas seulement confondante. Elle est ravageuse contre l’objectif déclaré de Guédiguian. Pas de légende possible sans ouverture, sans élan au-delà de soi-même et de son propre sujet. Exemple par excellence : le western n’a certes pas dit la vérité de la conquête de l’Ouest américain, il en a créé la légende, qui fut active pendant des décennies, grâce à la force inventive, exagérée, sauvage, de son cinéma. Et nul ne fut plus grand que John Ford, qui n’était certainement pas un historien méticuleux, pour accomplir ce sursaut. Mais qui, lorsqu’il « imprima la légende » selon la formule célèbre de L’Homme qui tua Liberty Valance, a dit avec force une autre vérité, à la fois esthétique et historique, en manipulant hardiment les faits et gestes, et les « bons sentiments ».

Comme souvent, le cinéma dit quand même la vérité, du moins sur lui-même. Et c’est le cas d’emblée avec L’Armée du crime, qui s’ouvre par une scène où sont appelés, off, un par un, les noms des membres du groupe Manouchian, suivis à chaque fois de la formule « Mort pour la France ». On entend bien ce que veut Guédiguian en faisant tout de suite entendre ces noms « difficiles à prononcer » comme le disait Aragon : à la fois individualiser ses personnages en les nommant un à un et se placer de ce côté-là, aujourd’hui où sont traqués et expulsés d’autres gens aux noms exotiques. Mais en entendant cette litanie, on voit hélas surtout tout de suite à quoi on aura affaire : à la construction d’un monument aux morts. Le contraire d’une légende.
JMF

(1) Sur le film de Tarantino, voir notamment le débat ouvert sur Slate.fr par Jonathan Schel
http://www.slate.fr/story/9835/linconsequence-du-spectateur et par la critique de Jean-Luc Douin dans Le Monde : http://lemonde.fr/archives/article/2009/08/18/inglourious-basterds-a-t-on-le-droit-de-jouer-avec-adolf_1229561_0.html et les beaux textes critiques parus dans les Inrocks du 26 août sous la plume d’Axelle Ropert et dans les Cahiers du cinéma de septembre sous celle de Serge Bozon.
A propos d’Apocalypse, lire le commentaire de Samuel Gontier sur le site de Télérama http://television.telerama.fr/television/apocalypse-non,46881.php

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