« Un jour avec, un jour sans », quitte et double sentimental en Corée

UN+JOUR+AVEC+UN+JOUR+SANS+PHOTO2Un jour avec, un jour sans de Hong Sang-soo, avec Jung Jae-young, Kim Min-hee. Durée 2h01. Sortie le 17 février.

Ou

Lui, on ne le connaît pas, mais on le reconnaît. Cet homme entre deux âges, réalisateur en vue, et en visite dans une ville de province. Il erre aux abords d’un temple par désœuvrement avant de venir participer à un débat sur ses films qui ne l’intéresse pas du tout. C’est un nouveau double de Hong Sang-soo, coutumier du procédé. Mais c’est aussi, surtout, cette figure beaucoup plus vaste du représentant de l’auteur de la fiction dans celle-ci, double qui propose, dans d’innombrable romans, nouvelles, pièces de théâtre, films et même tableaux, un jeu de la sincérité et de la duplicité, l’expression d’une voix intime avec les atours de l’imaginaire.

Et qu’advient-il alors ? Au mieux, comme c’est ici le cas, presque rien. La plus minimale, la plus prévisible des histoires. L’homme rencontre une jeune femme, il marchent, parlent, boivent et mangent, se séduisent un peu, et un peu plus. Coucheront-ils ou pas avant qu’il reparte vers la capitale ? C’est la moins intéressante des questions (dans les films).

Plus l’anecdote sera ténue (personne n’est tué, aucune banque n’est attaquée, aucune catastrophe naturelle ne se produit non plus qu’aucun événement politique notable, aucune menace inédite ne pèse sur la galaxie), plus la rencontre de ces deux êtres pourra être riche de ce qui mobilise ce récit : l’infinie complexité des manières d’être. Hong Sang-soo raconte ça. On pourrait même dire qu’il ne raconte que ça, depuis le premier de ses désormais 17 films – mais la liste s’allonge d’au moins un titre par an. Il le raconte avec la subtilité précise d’un Maupassant, d’un Buzzati ou d’un Raymond Carver. Il y a chez lui un génie du novéliste, saturé par une dimension qui lel singularise à nos yeux occidentaux, et qui tient à la langue, aux corps, aux mœurs de son pays, la Corée, de son environnement, l’Asie.

Dans presque tous ses films, Hong utilise une construction binaire, qui reprend différemment la même histoire, ou deux histoires jumelles (il lui est arrivé d’aller jusqu’à 3, dans In Another Country en 2012, avec Isabelle Huppert ou Haewon et les hommes en 2013, et même 4, avec Le Jour où le cochon est tombé dans le puits, son premier film en 1996).

Ici, le réalisateur Ham rencontre la jeune Heejeong dans un temple désert de la provinciale Suwon. Et puis, à la moitié du film, le réalisateur Ham rencontre la jeune Heejeong dans un temple désert de la provinciale Suwon.

Et alors ? Et alors il arrive d’abord une multitudes de détails pas du tout sans importance – les détails, c’est là qu’habite le diable, on le sait, mais sans doute aussi dieu, et surtout, si cela existe, ce qu’on pourrait appeler l’humain.

Il arrive des mots, des gestes, des silences, des émotions, des mensonges, des vérités. Mais pourquoi, pourquoi voudriez vous tellement qu’il se passe en plus on ne sait quel rebondissement spectaculaire, tel bouleversement explosif ? Qu’on viole quelqu’un, qu’on massacre quelques enfants par exemple. Alors que là, à bas bruit, de verre de soju en verre de soju, de confidence en confidence, de regards qui s’ajustent en clopes fumées dans le froid, tout arrive. Littéralement.

Et c’est le milieu du film. L’histoire est finie. Alors elle recommence. Pareil, et pas pareil. Effet comique, effet d’étrangeté, et puis autre chose. Car le même – le rituel, l’habitude, le déjà-prévu, la routine, ce qui rassure comme ce à quoi on ne sait pas échapper – est infiniment plus important, plus compliqué, et aussi plus riche et plus troublant, dès lors qu’un grand cinéaste s’en soucie, que l’abracadabrant et l’exceptionnel. Plus c’est pareil, et plus c’est passionnant.

Et pourtant ce n’est pas tout à fait pareil (ça pourrait). Chaque infime variation, chaque léger décalage, chaque glissement d’abord imperceptible et puis moins – entre elle et lui, avec les compagnons de soirée, lors du débat à l’issue de la projection – sont des stimuli supplémentaires, des éclats qui enrichissent et font miroiter ce parcours en forme d’épure.

Un jour avec, un jour sans, amusant questionnement de ce que tout ce qui fait le tissu des jours comme l’étoffe des fictions, méditation poétique sur l’idée même de récit, ajoute à la désormais longue liste des œuvres siglées HSS qui, de manière ludique et minimaliste, mais avec une obstination de philosophe ami des liqueurs fortes, ne cessent de travailler la question.

Ou

Un homme s’assoit devant un temple dans une ville en Asie. Une jeune femme s’installe à proximité. Entre eux deux, quelque chose de miraculeux, une grâce de mots simples et de gestes simples. Les émotions, avouées, masquées, fugaces, joueuses, vont se déployer. Elles ne seront pas toutes heureuses, elles seront toutes justes et touchantes. A la santé de Hong Sang-soo, cinéaste de l’accueil et de l’écoute.

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Le film bête et le film fou : deux bonnes nouvelles du Japon

La Maison au toit rouge de Yôji Yamada, avec Takako Matsu, Haru Kuroki, Takataro Kataoka, Chieko Baisho. Durée : 1h31. Sortie le 1er avril.

Ningen de Çagla Zenciri et Guillaume Giovanetti, avec Masahiro Yoshino, Masako Wajima, Lee Xiao-mu, Megumi Ayukawa. Durée : 1h44. Sortie le 1er avril.

 THE LITTLE HOUSE

C’est l’histoire d’une vieille dame qui, sous l’impulsion de son petit neveu, écrit ses mémoires. Quand celui-ci les lit, le film montre en flashback ce que fut sa vie de jeune fille de la campagne, partie à Tokyo dans les années 30 servir comme domestique d’un couple plutôt moderne pour l’époque (ils habitent une maison à l’occidentale, celle du titre) et de leur petit garçon malade.

Yôji Yamada filme comme on raconte, on a envie de dire qu’il filme d’une voix douce. La Maison au toit rouge évoque la dureté des temps à l’époque de la dictature militaire et les joies quotidiennes de quelques personnes, les difficultés du temps de guerre et puis la violence absolue du grand bombardement américain de Tokyo, qui chercha délibérément à tuer des dizaines de milliers de civils, avant même Hiroshima et Nagasaki.

La Maison au toit rouge raconte surtout une double histoire d’amour, que vouèrent deux femmes très différentes, la maîtresse et la servante, au même jeune homme, artiste à l’esprit indépendant en un temps et un lieu où ce n’était ni fréquent, ni bien vu.  Et comment ces deux amours rivaux et si différents firent le bonheur et le malheur des trois.

La Maison au toit rouge raconte encore, à travers les réactions du jeune homme qui lit les mémoires, combien les représentations qu’on se forme du passé, que ce soit à propos des situations historiques ou des mœurs, sont formatées par des préjugés, des simplifications, des schématismes rarement innocents, au nom desquels sont écrasés la mémoire réelle et ses nuances.

Le film de Yamada n’est donc nullement simpliste, si on le qualifie ici de « film bête », c’est en voulant donner à cet adjectif un sens positif. Ce qui frappe, et finalement touche profondément en regardant cette histoire qui n’a rien de simple, mais qui est contée si simplement, est sa totale absence de ruse, sa volonté de n’avoir aucune avance sur ses spectateurs. Dans un temps où prolifèrent les scénarios astucieux et les petits malins qui croient accomplir quelque chose de remarquable en manipulant personnages et spectateurs, dans un mode qui valorise la poudre aux yeux spectaculaire et les effets de manches et d’esbroufe, La Maison au toit rouge réjouit par la sorte de confiance placide en son récit, ses personnages.

Signé d’un vétéran du cinéma nippon (réalisateur notamment de l’imposante série des comédies populaires Tora-san  – 48 films), inscrit dans l’histoire longue du pays, ce film est à l’évidence un film japonais. Japonais, Ningen l’est aussi, bien que cela soit bien moins évident. Signé, lui, de deux très jeunes réalisateurs européens, la turque Çagla Zenciri et le français Guillaume Giovanetti, il invente un improbable tressage de fantasmagorie et de chronique de la société contemporaine.

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On dirait que Ningen, c’est tout le contraire du film de Yamada, avec ses embardées imprévisibles dans le fantastique des croyances japonaises comme des dérives affolantes de la société moderne de l’archipel (hyper-concurrence dans les entreprises, boites de nuits délirantes, cité tentaculaire, relégation des vieux et des fous). Mais pas du tout.

Que ce PDG au bord de la faillite et fasciné par les stripteaseuses d’une boite de pole dancing soit aussi ou pas le raton laveur des contes traditionnels, que son grand ami le yakuza chinois soit l’humain du titre (mais qui est la Renarde aimée du Raton laveur ?), participe moins d’un suspens que d’un jeu partageable, auquel chacun est convié à jouer avec ses références, ses désirs et ses inquiétudes.

Ningen est aussi d’une impressionnante beauté plastique, surtout dans la troisième partie située dans une forêt de montagne, puis dans des enfers aux allures de lupanar post-moderne : on retrouve l’art singulier des deux jeunes cinéastes pour littéralement inventer des images, à partir de la réalités des lieux (y compris le si touristique Fushimi Inari taisha et son interminable chemin de portiques rouges rendu à un vertige très concret), art des images qui était une des qualités du très beau film qui les a révélés, Noor.

Mais leur manière de tisser ici réalisme et onirisme, amour fou et conte enfantin, mythe japonais et occidentaux (qui se répondent étrangement, du couple divin ayant engendré l’archipel à Orphée et Eurydice) se révèle extrêmement ouverte, accueillante au spectateur. Un cinéma étrange, assurément, mais comme une offrande où chacun est libre d’inventer son propre parcours, de cueillir les fruits qui lui plaisent.

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Les héroïnes dans la montagne

Les Trois Sœurs du Yunnan de Wang Bing. 148 minutes. Sortie le 16 avril.

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Un beau jour, comme il marchait dans les montagnes, il rencontra trois héroïnes… Ce pourrait être le début d’un récit d’aventure, un de ces « romans des lacs et des forêts » dans la grande tradition de l’imaginaire chevaleresque chinois. C’est le point de départ d’une aventure en effet, et qui ressemble d’une certaine manière à un épisode d’Au bord de l’eau (et, malgré le titre, à absolument rien de « tchékhovien »). Mais, même si on croit pas moment se trouver au Moyen-Age, un épisode très contemporain, et on ne peut plus réel. Car le voyageur était armé non d’une épée à sept lames mais d’une caméra, et les trois héroïnes étaient des enfants de 10, 6 et 4 ans. Trois petites paysannes vivant seules dans une maison misérable d’un village perché dans les montagnes du Yunnan – province du Sud de la Chine qu’on associe d’ordinaire à une luxuriance tropicale, et qui se révèle ici, sur ces versants à plus de 3000 mètres à l’oxygène raréfié, d’une austérité glaciale. La mère de Ying, Zheng et Fen est partie, leur père est en ville pour travailler. Et elles… elles travaillent aussi, elles font pousser des patates, elles font paitre quelques moutons, elles font à manger, et le feu, et le reste.

Mais elles jouent aussi, elles regardent autour d’elles, la plus grande prend soin des deux autres, elles sont chacune différente. Il y a un grand père revêche, plus fardeau que soutien, et alentour un village où on trime dans la boue, mais aussi parfois où on fait la fête. Dans des conditions de totale pauvreté et d’extrême dureté des conditions climatiques, dans une baraque sans eau ni électricité qui est encore aujourd’hui le genre de domicile de dizaines de millions d’habitants du pays du miracle économique chinois, Wang Bing filme les trois gamines sans aucun misérabilisme, ni la moindre concession à un idéalisme à la Jean-Jacques Rousseau, qui serait dans ce contexte d’un ridicule achevé.

On sait depuis le chef d’œuvre inaugural du cinéma de ce réalisateur, les neuf heures d’A l’Ouest des rails, sa capacité à accompagner la vie des plus démunis avec une extrême attention et une émotion qui devient tension dramatique. Au cours de ses grands documentaires plus récents, tous admirables (Fengming chronique d’une femme chinoise, Crude Oil, L’Argent du charbon, L’Homme sans nom) jamais sans doute il n’avait à ce point ouvert la voie à des possibilités de récit, tout en continuant à rester au plus près de ceux qu’il filme, ci littéralement au péril de sa vie – il a failli mourir du mal de l’altitude, ravageur dans ces contrées. Qui a dit qu’un documentaire ne racontait pas d’histoire ? Des histoires, ici, il en surgit sans arrêt, et dans tous les sens. Les histoires, que l’on voit ou qu’on devine, de ces gamines, leurs élans et leurs difficultés. Mais aussi les histoires qu’inévitablement on associe, par ce qu’on sait ou croit savoir, parce qu’on imagine de ce lieu ou de lieux comparables, par les souvenirs qui viennent de la littérature, de la peinture, du cinéma. Et le film, sans s’en soucier particulièrement – nul jeu avec des citations et des références ici – navigue de facto, inévitablement, au milieu de cet océan qui est pour chaque spectateur en partie différent (et pour nous, spectateurs français, inévitablement très différent de pour Wang Bing), et en partie commun. En quoi le film est aussi, est d’abord une aventure pour chacun, une sorte de croisière dans un monde à la fois rempli de signes reconnaissables et totalement inédit.

Bien sûr, essayer de convaincre d’aller passer deux et demi à regarder un documentaire sur trois petites paysannes chinoises misérables (ce que j’essaie de faire en écrivant ces lignes) passe pour une gageure absurde. Ce qui est sidérant, c’est l’écart entre la très naturelle réticence que peut susciter une telle perspective et l’évidence du plaisir, de la tension intéressée, émue, admirative qui accompagne chaque séquence, chaque minute des Trois Sœurs du Yunnan, si jamais on a franchi le pas qui mène à leur rencontre.

Parallèlement à la sortie des Trois Sœurs du Yunnan, le Centre Pompidou présente une rétrospective des films de Wang Bing, ainsi que sa correspondance vidéo avec le réalisateur espagnol Jaime Rosales, et un choix de ses photos.

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Soudain j’ai vu, passer des oies sauvages

2 automnes 3 hivers, de Sébastien Betbeder. Sortie le 25 décembre

2automne

Lui, c’est Arman. Elle c’est Lucie. Ils habitent à Paris, aujourd’hui. Ils ont fait des études, plutôt parce que ça se fait que par vocation, plutôt genre histoire de l’art pour elle, arts plastiques (à Bordeaux) pour lui. Ils ont une vie, techniquement parlant, mais auraient tendance, chacun et chacune de son côté, à trouver que ce n’en est pas une, de vie. Pour des raisons aussi floues que compréhensibles, le dimanche matin, elle comme lui court dans le parc, près de chez eux. Un jour, par hasard, ils se rentrent dedans.

On l’a vu. On l’a écouté aussi. Arman, puis Amélie sont venus à l’écran le dire face caméra, ils apparaissent régulièrement pour raconter ce qu’ils sont capables de dire de leur état. En voix off, ils commentent aussi ce qu’on les voit faire, ça répète un peu ce qu’on voit, mais l’illustration ce n’est pas le texte. C’est peut-être ça, leur problème.

En tout cas, ça fait sourire, et puis un peu rêver – même si on n’a pas la trentaine (comme moi), qu’on n’habite pas Paris (comme moi), qu’on n’a pas fait histoire de l’art à la fac (comme moi). Après, les aventures d’Arman et de Lucie, et de Benjamin le copain d’Arman, et même un peu de Katia la copine orthophoniste de Benjamin, de Lucie la sœur barrée new age d’Amélie, de Jan le cousin gothique dépressif des montagnes de Katia… feront sourire et s’interroger plus encore, et puis frémir et carrément rigoler, et puis plus du tout.

2 automnes 3 hivers, de Sébastien Betbeder

Lui, c’est Arman. Elle c’est Lucie. Ils habitent à Paris, aujourd’hui. Ils ont fait des études, plutôt parce que ça se fait que par vocation, plutôt genre histoire de l’art pour elle, arts plastiques (à Bordeaux) pour lui. Ils ont une vie, techniquement parlant, mais auraient tendance, chacun et chacune de son côté, à trouver que ce n’en est pas une, de vie. Pour des raisons aussi floues que compréhensibles, le dimanche matin, elle comme lui court dans le parc, près de chez eux. Un jour, par hasard, ils se rentrent dedans.

On l’a vu. On l’a écouté aussi. Arman, puis Amélie sont venus à l’écran le dire face caméra, ils apparaissent régulièrement pour raconter ce qu’ils sont capables de dire de leur état. En voix off, ils commentent aussi ce qu’on les voit faire, ça répète un peu ce qu’on voit, mais l’illustration ce n’est pas le texte. C’est peut-être ça, leur problème.

En tout cas, ça fait sourire, et puis un peu rêver – même si on n’a pas la trentaine (comme moi), qu’on n’habite pas Paris (comme moi), qu’on n’a pas fait histoire de l’art à la fac (comme moi). Après, les aventures d’Arman et de Lucie, et de Benjamin le copain d’Arman, et même un peu de Katia la copine orthophoniste de Benjamin, de Lucie la sœur barrée new age d’Amélie, de Jan le cousin gothique dépressif des montagnes de Katia… feront sourire et s’interroger plus encore, et puis frémir et carrément rigoler, et puis plus du tout.

C’est comme ça, ce conte de cinq fois deux saisons qui font deux ans et un chouïa, avec ses embardées fantastiques, ses moments où il ne se passe rien, ses rebondissements à coup de poignard ou de bonzaï, ses rites familiaux et générationnels, ses rencontres avec la maladie, une ancienne amoureuse, le dur désir de durer jeune qui se fracasse contre un petit changement de couleur sur un tube en plastique, et le silence au milieu de l’amour, et la colère.

Sébastien Betbeder filme tout cela, comme on enchainerait les gestes d’une danse facile, comme on alignerait presque sans y penser les phrases d’une chanson de variété, d’une chanson de Michel Delpech, tiens, celle qu’Arman retrouve dans les profondeurs de son iPod, à vélo la nuit dans une rue du Marais. Il fait ça, Beitbeder, cette chose nécessaire et incroyablement difficile: raconter l’histoire la plus banale comme si elle était exceptionnelle, comme si elle arrivait pour la première et unique fois – ce qui est le cas évidemment pour Arman et Amélie, ce qui a peu ou prou été le cas de chacun et chacune, à sa manière. (…)

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La Chine est sombre

People Mountain, People Sea de Cai Shang-jun

Une des phrases les plus stupides jamais énoncées à propos du cinéma, une des plus souvent employées aussi, est « il faut trois choses pour faire un film, une histoire, une histoire, une histoire ». Avec des variantes minimes, cette ineptie a été attribuée à Jean Gabin, Alfred Hitchcock, Orson Welles, Jean Renoir, Steven Spielberg, François Truffaut, Stanley Kubrick, j’en passe et des aussi bons. Alors que les films de ces messieurs (mettons Gabin de côté) prouvent au contraire qu’histoire ou pas, « bonne » histoire (c’est quoi ?) ou pas, ce qui marquera la réussite d’un film sera toujours en excès infini par rapport à cette histoire, pour autant qu’il y en ait une. Puisqu’il existe aussi des films magnifiques dont on serait bien en peine de raconter l’histoire. C’est le cas de ce People Mountain, People Sea qui atteint aujourd’hui les écrans français après avoir raflé une flopée de récompenses dans les festivals du monde entier.

Que le deuxième film de Cai Shang-jun ne raconte pas une histoire ne signifie nullement qu’il ne raconte rien. Au contraire ! Revendiquant très tôt une relation très distanciée à un fil narratif, il ne cesse de parier sur l’intensité et la puissance visuelle (et sonore) des scènes pour prendre en charge de multiples éléments de récit. Meurtre, drame familial, exploitation du travail, trafic de drogue, corruption policière, poids des structures archaïques, violences des rapports sociaux dans la Chine contemporaine deviennent des ressorts dramatiques d’autant plus puissants qu’ils ne sont pas tenus par une chaine narrative.

Aux côtés de Lao Tie interprété par le très impressionnant Chen Jian-bin, grâce aussi à la capacité de filmer avec une rare expressivité les immenses paysages de la Chine centrale, les métropoles surpeuplées ou l’infernal décor des mines sauvages où meurent chaque mois des êtres réduits à une infra-humanité, le film ne cesse d’inventer un voyage conçu selon une logique de rêve – de cauchemar plutôt. Ce cauchemar, c’est celui des laissés pour compte du développement fulgurant de leur pays, ce sont les ravages humains, moraux, environnementaux, légaux… d’une furieuse ruée en avant dont le film donne le sentiment avec une troublante puissance.

La quête personnelle du mutique Lao Tie, quête de vengeance et quête d’une forte rémunération se muant en pur mouvement, devient grâce à la force de la mise en scène et au choix de la narration disjointe une ample et terrible histoire collective. C’est l’histoire de cette foule infinie des humains que désigne en chinois le titre dont la traduction littérale en anglais tire vers une suggestion poétique moins explicite. Cette relation entre l’individuel, le collectif et le cosmique, au lieu d’être pris en charge par la fameuse “histoire”, est ici assurée par le travail de la caméra. Ses cadres où souvent le protagonistes se distinguent à peine et ses mouvements dans l’espace et dans la durée distillent une « réalité », une présence au monde qui porte le film avec une extrême vigueur et une étonnante capacité de témoignage, où ne cesse de vibrer pourtant un mystère.

 

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Festival de Venise, prise N°3

Raconter une histoire

(Trahison, de Kirill Serebrennikov, Bad 25, de Spike Lee)

Deux films aussi différents que possible se confronte à cet éternel défi de la mise en scène : raconter une histoire. Le premier, Trahison, du russe Kirill Serebrennikov, la plus intéressante proposition de la compétition officielle jusqu’à présent, est place directement sous l’influence d’Alfred Hitchcock, et de son plus brillant épigone, David Lynch. Cette histoire de double adultère transformé en cauchemar où les effets de symétrie et de duplication parfois renforcent et parfois parasitent le déroulement de l’intrigue n’est pas seulement un hommage à Vertigo, souligné par le chignon de Kim Novak fièrement arboré par la comédienne principale, Franziska Petri. Sa grande intelligence, au delà d’une indéniable efficacité dans la mise en scène accompagnée d’une tout aussi indéniable élégance dans la mise en image, est de prendre en compte le doute instauré – qu’est-ce qui est « vrai » ? qu’est-ce qui est fantasmé ? est-il possible que ce soit un rêve ? et en ce cas le rêve de qui ? – non seulement un jeu riche en suggestion sur la situation du spectateur (comme, exemplairement, Mulholland Drive) mais une composante centrale du traumatisme de l’amour trompé, de la jalousie et du soupçon. C’est d’ailleurs finalement tout autant à cet autre film de Hitchcock, Soupçon, tout aussi théorique que Vertigo, que fait penser Trahison, pour le meilleur.

Le second film est en apparence aux antipodes de cette brillantes machinerie romanesque. Bad 25, le documentaire consacré par Spike Lee à la fabrication de l’album Bad de Michael Jackson apparaît d’abord comme un exercice assez ennuyeux, uniquement composé d’extraits d’entretiens (d’époque ou réalisés pour ce film-là) avec les collaborateurs de la star pop. Et même si, le film avançant, on finira pas avoir droit à quelques séquences de la tournée européenne de Bad, au stade de Wembley, le plus grand concert de tous les temps en termes de public (et de recettes), pour l’essentiel, le film s’en tiendra en effet pour l’essentiel à regarder et écouter ceux qui ont travaillé avec Jackson. Mais le fait est qu’il les regarde et les écoute bien. Et que peut à peu se met en place un récit, émerge un personnage – y compris pour un spectateur qui n’a jamais porté beaucoup d’intérêt à l’auteur de Killer. Peu à peu émerge une émotion, une richesse, une complexité, et d’abord – condition de ce qui précède – un récit. Le récit d’une aventure qui est toujours passionnante, souvent bouleversante, dès lors que le cinéma sait la filmer : l’histoire d’un travail.

Ces gens-là ont bossé, bossé, bossé. Ils en parlent bien, avec exactitude et engagement. Et ce qu’ils disent, y compris lorsque ce à quoi ils ont travaillé peut sembler futile ou pas particulièrement admirable, en fait une expérience partageable, et qui touche. Il est bienvenu que parmi les nombreux intervenants, et aux côtés du véritable deus ex machina de cette affaire, le grand Quincy Jones, figure Matin Scorsese, qui réalisa la vidéo de Bad – Michael Jackson interdisait qu’on dise « clip » ou « vidéo », il exigeait qu’on parle de court métrage, ce qui le rend sympathique. Avec ses propres films sur la musique, depuis The last Waltz (1978) mais surtout le grand film sur Dylan, No Direction Home,  et plus encore le magnifique et injustement mésestimé film sur les Stones, Shine a Light, Scorsese a montré combien le cinéma peut se magnifier, être entièrement lui-même, en entrant dans le processus d’une autre activité, ici à la fois la musique, la danse, le spectacle à échelle planétaire. Ce pourrait être la menuiserie ou la mécanique (il existe aussi des Michael Jackson dans ces activités-là), il y aurait beaucoup moins de spectateurs pour payer leur billet, mais les vrais enjeux seraient les mêmes.

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Jean Rolin, écrivain cinéaste

Avec son nouveau livre, «Le Ravissement de Britney Spears» (P.OL.), il poursuit son chemin, son travail entièrement dédié au récit du monde.

Au fin fond du Tadjikistan, un agent des services secrets français raconte le déroulement de la mission dont l’échec l’a mené en ce lieu aussi reculé qu’inhospitalier. Redoutant un projet d’enlèvement de Britney Spears par des islamistes, ses employeurs avaient chargé le narrateur d’une surveillance de la star américaine et d’une étude de son environnement afin de pouvoir agir en cas de besoin. Mais qui espérera du 17e ouvrage de Jean Rolin un classique roman d’espionnage en sera pour ses frais.

De même, quiconque comptera sur lui pour des déballages croquignolets sur l’intimité de l’interprète de Baby One More Time et de Femme fatale fera fausse route.

A la différence de ses précédents romans parus chez P.O.L. (La Clôture, Chrétiens, Terminal Frigo, L’Explosion de la durite, Un chien mort après lui), et qui composent un ensemble aussi cohérent que leur thématique paraît dispersée, Rolin, sans renoncer à l’écriture à la première personne du singulier, l’attribue clairement cette fois à un personnage de fiction, et même un personnage assez improbable d’espion dilettante et obsessionnel, dépourvu de la plupart des qualités généralement supposées pour l’exercice de ce métier, à commencer par l’art pourtant assez répandu de savoir conduire.

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Un archipel dans la lagune

Impardonnables d’André Téchiné.

Carole Bouquet, André Dussolier et Venise, les trois personnages principaux d’Impardonnables d’André Téchiné.

Pourquoi le nouveau film d’André Téchiné s’appelle-t-il Impardonnables ? Que ce soit aussi le titre du roman de Philippe Djian dont il est librement adapté, avec ce changement majeur de la transposition de la côte basque à Venise, n’est pas une explication suffisante. Ce que suggère ce titre, c’est surtout la manière dont ses personnages, les deux principaux et les trois autres importants, existent et évoluent sans pouvoir être assignés à une place, à une logique, à un système. Francis (André Dussolier) est un écrivain qui vient s’installer à Venise pour travailler. Il rencontre la responsable d’une agence immobilière, Judith (Carole Bouquet) avec laquelle il s’installe dans une maison isolée sur la lagune. Ils ne se connaissaient pas, ils s’aiment. Francis et Judith sont des personnages romanesques, des êtres de fiction. Comme l’est aussi Anna Maria (Adriana Asti), amie âgée, espionne alerte, déesse ex-machina, comme le sont encore les plus jeunes, l’aventureuse Alice, fille fugueuse de Francis, et le sombre et troublant Jérémie, le fils d’Anna Maria (Mélanie Thierry et Mauro Conte). Personnage de roman aussi, à l’évidence, la sixième protagoniste de cette histoire, Venise. Venise filmée comme jamais, Venise fantasque et improbable, ni touristique ni réaliste, reconfigurée par les élans et changements d’intensité du récit.

Voilà 35 ans – depuis Souvenirs d’en France (1975) – qu’André Téchiné relance les dés de la fiction de cinéma, explorant de multiples voies de traverses : celles qui échappent aussi bien à la narration linéaire verrouillée par le pseudo-réalisme et la psychologie qu’au refus du récit, parti-pris d’une modernité qui, passée l’expérience de Paulina s’en va, ne fut plus jamais le sien. Impardonnables est une nouvelle expédition de cette exploration au long cours, d’une réjouissante inventivité, d’une admirable liberté.

Des histoires, il y en a dans le 19e film d’André Téchiné, et même plutôt 8 ou 10 qu’une. Mais elles se mettent en  place, se combinent, s’opposent ou se font écho selon un assemblage si inventif que sans cesse le spectateur éprouve les frissons de la surprise, renforcés par les constants changements de tons, du burlesque au tragique, de l’intime au lyrique. Impardonnables procède par apparents coups de force narratifs et grandes embardées temporelles, surgissement de gags, éclats de violence, recul documentaire et déviations de polar. Le film est comme une composition cubiste, assemblage d’éléments disjoints qui renverraient à une réalité plus profonde, plus juste émotionnellement.

Tout le monde a l’air un peu fou dans le film, mais chacun de sa folie personnelle, qui est seulement la prise en compte de sa véritable nature, de sa singularité de personnage qui n’a de compte à rendre qu’à sa fiction. Puisque si la fiction est bien un miroir du monde, c’est un miroir brisé – la fragmentation étant ce qui rend impossible le « pardon », la réconciliation, l’apaisement unificateur.

Francis (André Dussolier) qui ne sait pas être père, et Jérémie (Mauro Conte), qui ne sait pas être fils.

Dans le miroitement des matières d’image admirablement inventées par le chef opérateur Julien Hirsch tirant le meilleur partie de la lumière blanche de la lagune comme des reflets, filets et moustiquaires, dans l’improbable trafic d’influence entre générations, entre sexes, entre fantasmes et machines de vision (appareils photo, jumelles, loupe, skype…), André Téchiné organise/désorganise un monde de sentiments émouvants, mais disjoints, et aux bords coupants. Outre un sens burlesque qu’on ne lui connaissait pas – mémorable séquence à la rame – , il bénéficie d’une remarquable complicité de ses interprètes, toujours en appui dans un registre mais prêt à rebondir dans un autre. Parmi eux, il faut mentionner Carole Bouquet : Impardonnables est sans doute le meilleur rôle de toute sa carrière.

Carole Bouquet

Impardonnables a été mal accueilli à Cannes, où il était présenté dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs. Sans doute cette réaction s’explique en partie par l’absurde hostilité qui a systématiquement frappé cette sélection cette année, débouchant sur le renvoi brutal de son responsable, Frédéric Boyer. Mais le peu de disponibilité au film peut aussi s’expliquer par la singularité d’une œuvre qui possède toutes les apparences de la convention romanesque – Venise, une histoire d’amour romantique, des soupçons de trahison, une figure de bandit séducteur, des rebondissements sentimentaux et policiers – mais ne cesse de déjouer les habitudes de récits, les conventions auxquelles même inconsciemment adhèrent les spectateurs. Il semble que cela aussi ait paru « impardonnable ». Il y a pourtant de multiples plaisirs à se laisser chavirer un peu par les accélérations, bifurcations et gerbes d’écume de ce fantasque motoscafo de cinéma.

 

 

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Autant en emporte le fleuve

 

Camille et Sullivan, d’abord, on les connaît. C’est un jeune couple, comme on en fréquente, dans la vie, et au cinéma – un cinéma proche de la vie, où les frissons du petit matin, un geste tendre ou une décision du quotidien peuvent très bien tenir lieu d’aventure romanesque.

Un carton a indiqué «Paris, février 1999», mais ces deux-là, et la manière dont ils sont présentés, pourraient être Antoine et Antoinette au début du film de Becker des années 1940, ou Antoine et Christine au milieu des années 1960 chez Truffaut, ou Suzanne et Jean-Pierre chez Pialat au début des années 1980.

Non que leur relation soit filmée de manière intemporelle ou abstraite, mais au contraire parce que, comme dans ces films (et d’autres, mais pas tant que ça), l’inscription juste dans une manière d’être là, de se déplacer, de se parler, dans des inclinaisons du visage et des intonations de la voix plutôt que dans des accessoires, assure du même mouvement naturel la reconnaissance et la singularité de ceux qu’ainsi on rencontre.

Sullivan va partir, laisser Camille…

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I wish I Knew, la mémoire et la douceur de Jia Zhang-ke

Le film accomplit contre l’Histoire officielle qui sépare les Chinois de leur mémoire un travail comparable à celui du «Chagrin et la pitié» contre les légendes sur l’Occupation en France.IWIK 1

Mon beau navire, ô ma mémoire. Pas sûr que Jia Zhang-ke connaisse Apollinaire, mais c’est opportunément à bord d’un bateau que commence l’immense voyage que propose son nouveau film, I Wish I Knew. Trajet au long cours, et au cœur d’un territoire non pas inconnu mais occulté, recouvert de multiples manteaux de mensonges, et de sang. Ce territoire, c’est l’histoire de la Chine moderne, cette histoire qui commence avec l’humiliation et le pillage de l’Empire du Milieu par les Occidentaux et se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Plus exactement, c’est l’histoire qu’en connaissent les Chinois eux-mêmes: histoire manipulée, tronquée, caviardée de mille manières par plusieurs pouvoirs successifs ou simultanés, tous abusifs – et bien entendu principalement par le régime au pouvoir depuis 1949.
ZT main
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