Le miroir explosé

Saudade de Katsuya Tomita

Qu’est-ce qu’un bon film ? Question répétée sans fin dans d’innombrables situations de rencontres avec des publics, des élèves, etc. Question à laquelle il n’est pas de réponse, et à laquelle on n’a de toute façon pas envie de donner une réponse. En revanche, il arrive qu’en regardant un film, on soit très vite dans la certitude que c’est « un bon film », quoique cette expression puisse vouloir dire. Cette impression dont on ne doute pas s’impose d’autant plus fortement lorsqu’il s’agit d’un film dont on ignorait tout. C’est le vas, de manière évidente et assez bouleversante, dès les premières images de Saudade, premier film d’un réalisateur aussi japonais qu’inconnu au bataillon, Katsuya Tomita. Franchement rien de spectaculaire pourtant dans cette première scène, où deux types mangent des nouilles dans une gargote, et font l’éloge de leur nourriture. Pourtant, tout est là, du moins pour ce qui concerne l’incontestable justesse du regard. Tout est là de la précision, de l’élégance et de la générosité de la réalisation de Tomita qui va ensuite se déployer lors de multiples péripéties impliquant de nombreux autres protagonistes. Attention aux corps, sens de la distance, concision des mots, inscription par le son comme par l’image dans un monde vaste et complexe. Katsuya Tomita fait partie de ces cinéastes qui prouvent qu’il est possible de faire un cinéma saturé d’émotions, d’intrigues et d’idées simplement en sortant de chez soi, à condition de savoir filmer ce qui se trouve au coin de sa rue.

Documentaire ? Fiction ? Les deux, mon colonel ! Accompagnant les ouvriers du bâtiment qui sont une partie des protagonistes de ce film à multiples facettes, le réalisateur laisse advenir les situations, les échanges, les conflits. A travers eux se mettent en place les éléments qui composent le cadre, et l’enjeu thématique de Saudade : La situation des rapports humains dans une petite ville de province, à l’heure où la pire crise économique qu’ait connu le pays frappe cette société, caractérisée par la présence de nombreux immigrés de différentes origines, notamment d’Asie du Sud-Est (Thaïlande, Philippines) et du Brésil. Cette situation, il est clair qu’elle renvoie à ce qui arrive aujourd’hui dans une grande partie du Japon. De rues en bars, de famille en famille, de bureau en chantier, le film laisse apparaître une géographie complexe de relations et de fantasmes, d’oppositions et de d’interférences, amoureuses, familiales, ethniques, musicales, langagières aussi bien que dans les relations de travail, ou l’organisation politique.

Mais tout cela, on n’en prend conscience que peu à peu. Tomita, lui, donne juste l’impression de – bien – filmer ce qui se passe. Un chantier qui s’arrête. Un ouvrier japonais qui a du mal à s’entendre avec sa femme thaïlandaise. Les jeunes brésiliens et les jeunes japonais entrainés dans une battle de rap par une fille qui revient de Tokyo et s’ennuie. Les putes thaïlandaises et leurs difficultés, le politicien en campagne pour les municipales, la tentation du racisme qui monte dans une partie de la jeunesse autochtone, les entreprises qui ferment, les violences, les illusions défaites, les absurdités de redéfinitions par l’origine. La musique, le rap surtout, participe de cette énergie, et une chorégraphie impromptue, comme naturelle, à laquelle la capoeira vient ponctuellement donner une forme codée.

Le film est constitué de vignettes, comme des couplets autonomes d’une ample chanson, mais qui se recomposerait pour former un ensemble, pour composer une image de grande ampleur. Les actions tournent autour de multiples personnages, selon des circulations sinueuses mais jamais obscures, tant est étonnant le sens du naturel du réalisateur. Il arrive à faire du basculement d’une langue à l’autre, pas toujours évident à nos oreilles occidentales, comme de brusques changements de lumière, soleil écrasant, nuits de néon criards, multiplicités des appartements et des lieux de travail ou de plaisir, le carburant d’une dynamique qui semble inépuisable, tandis que s’effondrent sous nos yeux l’idéologie du Japon cossu accueillant paisiblement des travailleurs et des familles de pays pauvres. C’est un séisme historique, crise ouverte du modèle patiemment élaboré durant les 60 ans qui ont suivi la fin de la Deuxième Guerre mondiale, que raconte Katsuya Tomita.

Pour donner à percevoir la violence de ce qui advient et le sentiment d’absurdité que le phénomène suscite, il sait aussi mettre à profit des moments dépourvus de signification narrative, mais surchargés de sensations. Voyez ce plan sans paroles, cadré de dehors et de haut par une baie vitrée, où un homme rentre chez lui, sa femme est seule, elle écoute un opéra plein pot, tout de suite se perçoivent haine et peur entre elle et lui, elle vient s’asseoir sur ses genoux et lui sert un verre de vin. C’est atroce.

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A quoi ça ressemble, les pauvres ?

Parmi les nombreuses âneries qu’on ressasse sur le cinéma français figure l’affirmation selon laquelle celui-ci serait aveugle et sourd à la réalité sociale contemporaine, ou seulement intéressé par les bobos parisiens. Ce qui rend d’autant plus significatif la sortie simultanée, ce mercredi 26 janvier, de trois films construisant chacun une représentation de ceux que la société française contemporaine maltraite et tend à reléguer à la fois dans les marges et dans l’ombre[1].

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Avec 93, La Belle Rebelle, Jean-Pierre Thorn brosse à grands traits une histoire de la Seine Saint-Denis et de ses habitants, depuis les quartiers ouvriers et les bidonvilles du début des années 60 jusqu’aux cités à bout de nerfs et la précarisation extrême des sans-papiers et des exclus d’aujourd’hui. Cette histoire, Thorn la raconte à travers les paroles et musiques issues de ces rues et de ces bâtiments sans cesse démolis et reconstruits, depuis le rock 60’s jusqu’au rap en passant par l’insurrection punk et les multiples facettes du hip-hop. Au fil d’entretiens menés sur place et d’images d’archives, c’est l’obstination de ces pratiques musicales à réinventer sans cesse à la fois une utopie, une combattivité et des manières de s’inscrire dans la vie quotidienne qui ne cesse de s’imprimer à l’écran. Comme si de mystérieuses ondes s’étaient transmises, en mutant sans cesse, d’une génération à l’autre, au-delà de la diversité des rythmes, des situations sociologiques, des références politiques. C’est bien sûr la continuité de la construction qui fait l’intérêt du film, même si c’est autour de l’évocation, alors et aujourd’hui, de la pratique, de la musique et de l’engagement des Béruriers noirs que le film atteint son intensité maximum.

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Symétrique, sur le plan du cinéma, de ce documentaire dont la véritable place serait à la télévision (non, je plaisante…), on trouve un film de fiction très classique, Angèle et Tony. Nul hasard si les deux protagonistes principaux portent des prénoms empruntés à Pagnol et Renoir, c’est bien avec une sorte de réalisme sentimental à la française que renoue la réalisatrice Alix Delaporte pour son premier film. Celui-ci conte une romance entre une jeune femme à peine sortie de taule qui veut récupérer la garde de son fils et un marin pêcheur de Port en Bessin en proie aux effets destructeurs des quotas européens. Se défiant de tout lyrisme, le film mise entièrement sur la retenue, que ce soit dans l’expression des sentiments ou dans le commentaire sur les situations sociales. Dans ce paysage de collines douces, de prolétaires de la mer taiseux et de tragédie quotidienne à basse intensité, seul le physique de Clotilde Hesme détonne – jusqu’à devenir l’un des enjeux les plus intéressants du film : quelle est l’image admise d’une jeune femme pauvre, à l’abandon ? Pourquoi, dans un cadre qui est clairement celui de la fiction, certaines apparences choquent ? Que raconte un physique, en terme d’appartenance sociale, de biographie individuelle mais aussi collective ?

Ces questions étaient naturellement prises en charge par la présence à l’écran des rockers vieillissants, des ex-punks et des jeunes rappeurs de 93. Et ce n’était pas le moindre des intérêts du film que cette palette de présences marquées par les âges, les difficultés vécues, les couleurs de peaux, les coiffures, les vocabulaires, les modes vestimentaires et capillaires, les accessoires – toute une histoire, en effet.

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Ces questions, elles saturent le premier long métrage de Jean-Charles Hue, La BM du Seigneur. Explosant sans ménagement les séparations vermoulues entre documentaire et fiction, le film tourné dans un campement de gens du voyage près de Beauvais fait des corps et des visages, des gestuelles, des mimiques et du vocabulaire le matériau vivant, troublant, marrant, effrayant, énervant d’une sorte de chronique aussi imprévisible d’habitée. Bagarres et illumination mystique, sens de la famille et pulsion de l’excès, virées l’arme au poing et méditation sur la rédemption soulèvent les séquences successives comme autant de vagues d’une même tempête. Et ces séquences prennent une énergie inattendue grâce à ces personnages de fiction joués par ceux qui, de fait, vivent cette vie-là, à cet endroit-là.

A nouveau, mais par de tout autres chemins, se pose la question de la représentation de ceux qui ne ressemblent pas à des personnages de cinéma ou de médias, à des figures publiques façonnées  par la réglementation des apparences. Le colossal Frédéric Dorkel, la puissante berline volée, le grand chien blanc qui peut-être est envoyé des cieux sont des figures de cette surprésence qui fraie en force d’autres proximités au monde, ce monde d’autant plus réel que saturé d’imaginaire – imaginaire musical, sentimental, communautaire ou même surnaturel.


[1] Et encore, on ne parle pas ici de deux autres films eux aussi sortis ce même mercredi, une comédie et un polar, eux non plus ni parisiens ni bobos même si leur inscription dans une réalité sociale est plus codée : Je suis un No Man’s Land de Thierry Jousse et L’Avocat de Cédric Anger.

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