Statut de Bela T

Le Cheval de Turin (en salles) et intégrale “Bela Tarr, l’alchimiste” au Centre Pompidou jusqu’au 2 janvier.

Les Harmonies Werckmeister (2000)

Cela a commencé par une danse. La danse des planètes. Des planètes humaines, piliers d’un bistrot de la plaine hongroise transformés en astres burlesques et gracieux. Il y avait de la rudesse, et d’emblée, et à jamais, une sorte de tendresse définitive pour le genre humain, sans aveuglement aucun sur ses laideurs et ses horreurs. C’était le premier plan d’une œuvre immense, étrange, où chaque nouvelle séquence était comme d’entrer dans un autre monde aux lois improbables, et qui pourtant, toujours, était notre monde. Cela s’appelle poésie. C’était en 2000, quelques centaines de spectateurs à Cannes, quelques milliers peu après, lors de la sortie des Harmonies Werckmeister, vivaient un de ces événements dont on sait qu’il y aura désormais un avant et un après : la découverte d’un grand artiste, moderne et archaïque.

Avant, très peu de gens, en tout cas hors de son pays, connaissaient les films de Bela Tarr. Ils ont été ensuite des milliers à découvrir son œuvre. Samedi 3 décembre, des centaines de spectateurs se pressaient dans le sous-sol de Beaubourg pour écouter sa leçon de cinéma, obligeant le Centre à ouvrir une deuxième salle reliée par visioconférence, laissant malgré tout une petite foule de déçus sur le carreau, après une succession de projections à guichet fermés des films du cinéaste hongrois et un début remarquable et remarqué de son nouveau film en salles, Le Cheval de Turin. Cet accueil passionné marquait un nouveau changement de régime du statut de Bela Tarr, un saut aussi ample que celui accompli 11 ans plus tôt.

A l’époque, on découvrait un cinéaste dont la plus grande partie de l’œuvre était déjà derrière lui. Des dix longs métrages qui composent son travail de réalisateur, auquel il a désormais mis un terme, Les Harmonies est le huitième. Depuis, on avait pu reconstituer au hasard d’hommages ou de festivals une partie de son parcours depuis Le Nid familial (1977), même si l’intégrale ne devient disponible que grâce au Centre Pompidou, dont il faut dire le rôle majeur pour la reconnaissance de grands cinéastes depuis plus de dix ans – Schroeter, Yoshida, Perlov, Herzog, Moullet et bien d’autres ont eux aussi changé de place dans l’histoire du cinéma et dans la perception des cinéphiles après l’adoubement de Beaubourg.

L’intégrale proposée jusqu’au 2 janvier 2012 révèle que, du jeune homme en colère contre l’étouffante Hongrie socialiste à la méditation pessimiste sur le genre humain, tout ou presque a changé dans le style de Bela Tarr. Mais que son exigence à la fois envers une moins piètre humanité et à l’égard des plus hautes ressources du cinéma est restée intacte, même si les moyens artistiques dont elle use n’ont cessé de se déployer et de s’affirmer. Il y a bien un tournant vers le recours aux plans séquences à partir de Damnation en 1987, radicalisé par la fresque de sept heures et quart qu’est Satantango (1994). L’aventurier intrépide a changé de véhicule, il va plus loin, mais toujours du côté des sommets et des gouffres.

L’expérience hors norme de Satantango cristallise aussi le caractère irréductiblement cinématographique d’une écriture qui répond au texte littéraire du roman homonyme de Laszlo Krasnahorkai. Beaubourg a surnommé Tarr « l’alchimiste », sa caméra-athanor transmute la matière écrite en matière filmique selon des recettes à bases de mouvements lents, de durée vibrante et d’attention infinie aux visages et aux gestes comme aux météores. On en aura un autre exemple fascinant avec la transformation du roman Mélancolie de la résistance (Gallimard) du même Krasnahorkai en Harmonies Werckmeister qui, à son tour, inspirera à l’écrivain Thésée universel (Editions Vagabonde).  Mentionner ces mutations, comme les transformations fondamentales de L’Homme de Londres de Simenon pour obtenir  le film homonyme, n’est pas faire affichage d’érudition. C’est seulement tenter de suivre un des fils guidant à travers l’immense processus de construction sensorielle que sont les films de Bela Tarr.

On a dit que les plans séquences sont la marque de son écriture cinématographique. C’est vrai, au sens où les plans sont très longs (treize suffisent aux 2h25 du Cheval Turin). Mais on n’a rien dit ou presque en disant cela, tant ce qui advient à l’intérieur d’un plan séquence est singulier, inattendu, différent d’un cas à l’autre, riche de variations de cadres, de lumière, d’intensités émotionnelles, ou parfois au contraire se saturant lentement d’un sentiment unique montant vers le paroxysme.

« Les films de Bela Tarr ne parlent pas d’espoir. Ils sont cet espoir » écrit Jacques Rancière dans le remarquable petit livre publié chez Capricci à l’occasion de son intégrale au Centre Pompidou. On ne saurait mieux dire. Expérience radicale, au sens où elle perturbe les habitudes de spectateurs, la vision de ces films demande quelque chose qui est à la fois aisé et rare : accepter d’entrer dans un état inhabituel, se rendre disponible à, disons, « un rapport au monde » engendré par la durée, la profondeur des noirs et la délicatesse des gris, le vent et la pluie, la rude présence des objets et des corps. Lors de sa leçon de cinéma, Bela Tarr racontait que son chef opérateur lui avait fait remarquer que, pendant le tournage, dès qu’il disait « moteur », la respiration de toutes les personnes présentes, acteurs et techniciens, se synchronisait. C’est une entrée en résonnance comparable que demandent ses films de ses spectateurs – comme tout grand film peut-être, mais le souffle des réalisations de Bela Tarr est d’une profondeur singulière.

Le Cheval de Turin (2011)

S’y rendre disponible est la promesse d’émotions exceptionnelle, c’est a nouveau le cas avec Le Cheval de Turin, découverte bouleversante du dernier Festival de Berlin, où le film a reçu l’Ours d’argent. La foule qui se pressait à la première publique du film à Paris, la quasi-émeute déclenchée par la leçon de cinéma au Centre Pompidou, le succès des projections de tous ses films sonnent comme bien mieux qu’une revanche contre l’indigne accueil réservé par les festivaliers cannois à L’Homme de Londres en 2007 : la marque incontestable de la reconnaissance, enfin, de la juste place de Bela Tarr.


 

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Politique de l’amateur

A propos de Les Ecarts du cinéma de Jacques Rancière (La Fabrique éditions)

Progressivement, les philosophes se confrontent au cinéma, selon des modalités diverses – soit qu’ils entreprennent de lui appliquer leur système de pensée (Badiou, Szizek), soit qu’ils recourent aux films pour, à certains moments du développement de leur réflexion, passer par les films pour poursuivre celle-ci, les deux tomes de Cinéma de Gilles Deleuze en offrant le plus bel exemple. Stanley Cavell, dont une importante compilation, Philosophie des salles obscures est parue récemment en traduction française chez Flammarion. la somme, aura de manière féconde pratiqué l’une et l’autre démarche. Différent est le cas de Jacques Rancière, philosophe a n’en pas douter, mais qui a développé avec le cinéma une relation aussi intense que relativement autonome à sa pratique principale, même si son expérience de spectateur affleure aussi dans son œuvre proprement philosophique.

Il s’en explique dans le prologue des Ecarts du cinéma, son deuxième livre de textes spécifiquement consacrés à ce sujet (après La Fable cinématographique, Seuil, 1999), même si Le Partage du sensible, L’Inconscient esthétique, et Le Spectateur émancipé n’auraient sans doute pas existé de la même manière sans le rapport de Rancière au cinéma (sans oublier son texte important dans Arrêt sur histoire).

Recueil de textes déjà publiés, certains notablement modifiés, le nouveau livre s’inscrit dans le cadre que son auteur définit à partir de trois « positions » prédéfinies vis-à-vis du cinéma, trois démarches de description et de compréhension appliquée à celui, et qui à chaque fois dessine (déjà) un écart : entre cinéma et art, cinéma et politique, cinéma et théorie. Rancière définit cette place, qu’il s’est créée, comme celle de « l’amateur ». Refusant d’endosser le costume du spécialiste de l’esthétique, du militant ou di théoricien, il refuse également ceux du critique. On voit bien pourquoi : sa pratique n’est pas la même, il n’écrit pas dans les journaux, et seulement occasionnellement dans des revues. Pourtant, si ce que fait Rancière vis-à-vis du cinéma se différencie de l’activité critique du fait de la régularité de celle-ci, et de son inscription dans un cadre éditorial, ce que construit l’auteur des Ecarts ressemble d’assez près à ce qu’ont fait les meilleurs critiques, ou à l’idéal vers lequel les critiques devraient tendre.

Cette approche se fonde sur l’affirmation de la multiplicité des sens portés par le mot « cinéma », et sur l’affirmation des ressources recelées par cette multiplicité, et par ce qui sépare les acceptions du mot : ce sont les véritables écarts du titre de l’ouvrage. Celui-ci s’attachera à mettre en  lumière certains aspects de ce que ces écarts mobilisent, ce qu’ils revendiquent, ce qu’ils délimitent même de manière transitoire, ou intuitive.

Et c’est depuis cette position, qui vient de son expérience de spectateur davantage que de sa méditation philosophie, que Rancière peut, sans beaucoup y insister, déplier au terme de ce texte limpide d’à peine 15 pages qui constitue le prologue une proposition pour le coup philosophique du cinéma. Cette proposition repose sur la perception de ce qui, dans n’importe quel art ou mode d’expression, tient de la littérature, ou du théâtre, ou du cinéma. Proposition philosophique, et même de philosophie critique,  en ce qu’elle disqualifie à la fois la vieille quête ontologique (l’insoluble question « qu’est-ce que le cinéma ? ») et le relativisme paresseux qui se complait à dissoudre toute distinction en un vaste à-peu-près, dont les pseudo-concepts de la pseudo-civilisation de l’image nous cernent et nous ligotent.

Un premier ensemble d’articles pend comme terrain d’expérimentation les relations entre littérature et cinéma. Il suffit de lire les pages lumineuses sur Vertigo de Hitchcock, pourtant un des films les plus commentés de toute l’histoire du cinéma, via un retour au texte original de Boileau-Narcejac, pour percevoir la pertinence du questionnement tel que formulé par Rancière. Un peu plus loin, à propos de Mouchette, un suivi serré du passage du texte de Bernanos au film de Bresson permet de mieux mettre en évidence comment, alors que « la littérature a inventé elle-même un certain cinématographisme » qui, de manière différente selon les auteurs, la travaille tout autant que ce qui tient à l’utilisation des mots, le cinéma n’est pas non plus réductible à une « langue  des images » : il est « un compromis entre des poétiques divergentes, un entrelacement complexe des fonctions de la présentation visible, de l’expression parlée et de l’enchainement narratif ».

L’explicitation des composantes de cet « entrelacement » aurait pu être encore plus ample et plus complexe. En l’état (on aimerait que Rancière y revienne), elle ne fait pas place aux puissances rythmiques et de variations d’intensité (à inscrire en relation avec la musique). Et, dans le cadre des « fonctions de la représentation du visible », elle s’abstient de souligner les effets spécifiques de l’enregistrement, de la trace du réel, et des régimes de croyance singuliers que compose la mise en scène de cinéma, par différenciation avec les autres modalités de la « présentation visible » (la peinture, la sculpture, le théâtre, l’art vidéo…). Dès ses premiers chapitres, Les Ecarts du cinéma appelle un deuxième volume, qui ne prendrait pas en compte les seules écarts entre productions de mots et d’images.

Impossible de décrire ici l’ensemble des suggestions que recèle encore ce petit livre très dense. Deux points pourtant. L’un est fondamental, il prend consistance durant les deux derniers chapitres, réunis sous l’intitulé « Politiques des films ». L’exploration sensible de ce qui « se joue », de ce qui est « à l’œuvre » dans les films des Straub, de Godard, de Béla Tarr, de Jorreige et Hadjithomas, de Tariq Teguia, de Rabah Ameur-Zaïmeche et, surtout, de Pedro Costa culmine dans l’explicitation de la dimension proprement politique telle qu’elle est possible dans le cinéma contemporain. La notion qu’on pourrait désigner du terme de « tiers personnage » que met à jour Rancière, et qui là aussi permet de dépasser les apories classiques de l’opposition auteur et personnage mais aussi entre documentaire et fiction, est une proposition d’une rare puissance suggestive. Partageant sans réserve l’intérêt, affectif aussi bien qu’intellectuel, pour les films dont parle Rancière, on regrettera pourtant que « le cinéma » dont il parle semble limité aux classiques et au cinéma d’auteur contemporain labellisé comme tel. Alors que ce qu’il dit nourrirait naturellement aussi une réflexion sur Avatar, sur The Dark Knight ou sur Carlos.

L’autre point pourra paraître anecdotique, il est hautement significatif. A partir d’une observation attentive de ce qui arrive à la représentation physique des philosophes dans les téléfilms de Roberto Rossellini consacré à Socrate, Descartes et Pascal, Rancière montre la contradiction insurmontable entre le projet pédagogique du réalisateur et les exigences du cinéma – ce cinéma que le même Rossellini incarna si bien avant de troquer son élan d’artiste de la mise en scène contre la baguette d’un instituteur prétendant éduquer les foules.  Pour quelqu’un comme Jacques Rancière, qui évolue dans un milieu où l’œuvre rossellinienne est absolument fétichisée, il faut un certain courage. Et, sur un thème qui le concerne personnellement – le corps d’un philosophe, la possibilité de l’incarnation cinématographique d’un être défini par sa pensée –, il faut une belle lucidité pour mettre à jour la nature, et les conséquences, de l’abîme qui s’ouvre entre logique du visible et exigence de ce dont il doit être la représentation. C’est précisément cet abîme que dépassera le « tiers personnage » somptueusement éclairé dans les films de Pedro Costa.

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