Aujourd’hui, autre chose (de cinéma), bonnes et mauvaise nouvelles

 

Le critique de cinéma mène en France une vie plutôt agréable, pour plusieurs raisons dont la principale est qu’il sort dans ce pays un nombre de films intéressants (et des fois bien davantage) infiniment plus élevé que n’importe où ailleurs dans le monde. Le souci est que, parfois, il en sort trop le même jour – contrairement au dicton, en la matière, abondance de biens nuit. Surtout aux films eux-mêmes bien sûr.

Cette corne d’abondance de la distribution peut tout de même avoir des ratés. Ainsi de ce mercredi 2 mars, qui voit apparaître sur nos grands écrans 15 nouveautés. On ne les a pas toutes vues, celles qu’on a vues, on préfère ne pas en parler du tout.

On choisit donc de profiter de l’occasion pour parler d’autre chose – mais toujours de cinéma. Et d’abord de bien meilleurs films que les sorties du jour, films qui viennent de devenir accessibles grâce à leur édition en DVD.

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Ce sont quelques uns des plus mémorables titres de l’an dernier, qui méritent un rattrapage d’urgence pour qui ne les aurait pas vus, et offrent la possibilité d’heureuses retrouvailles à qui les a découverts en salles.

Commençons par Ni le ciel ni la terre, le seul le vrai l’unique meilleur premier film français de l’année, victime d’une des pires injustices commises par le palmarès des Césars (avec le prix du meilleur documentaire à un produit sympathique qui n’a absolument rien à faire avec le cinéma, Demain).

Film de guerre, conte fantastique et très remarquable invention de mise en scène, le premier long métrage de Clément Cogitore déploie une troublante aventure au sein d’une escouade de soldats français isolés en Afghanistan à proximité de la frontière avec le Pakistan et des Talibans. Mais d’autres ennemis rôdent aussi.

Parmi les suppléments, on pourra également découvrir le court métrage Parmi nous, l’un des meilleurs films tournés avec des migrants à Calais – et ce n’est pas peu dire, vu le nombre de caméras en activité dans cet endroit.

Le deuxième film (de cette liste) est le deuxième film (de son réalisateur). Découvert dans la sélection cannoise de l’Acid (alors que le film de Cogitore se trouvait, lui, à la Semaine de la critique), Les Secrets des autres du jeune cinéaste nord américain Patrick Wang aura été une des rares bonnes surprises en provenance des Etats-Unis en 2015. Chronique familiale vibrante d’humour, frémissante de fantastique, et d’une étonnante capacité à entrer en sympathie avec ses personnages et leurs interprètes, ce film à la fois mystérieux et accueillant laisse de long et délicats échos, longtemps après qu’on l’ait vu.

bIl faut à présent faire place à deux magnifiques réussites de deux des plus grands cinéastes asiatiques, le Japonais Kiyoshi Kursawa et le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, réussites également révéles à Cannes, dansla section Un certain regard. Vers l’autre rive et Cemetery of Splendour sont deux films de fantômes, qui ne ressemblent à aucun autre film de fantôme – et ne se ressemblent pas du tout. La légèreté rieuse et délicate du premier accompagnant un couple à travers le pays alors que le mari est décédé, l’invocation envoutante du second ouvrant un accès étrange et émouvant sur les tragédies du passé et les angoisses du présent, font de ces deux films si vivants d’admirables témoignages des puissances du cinéma.

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La mauvaise nouvelle maintenant. Elle vient de Pologne où, le 25 février, la télévision nationale a diffusé Ida de Pawel Pawlikowski, film salué dans tous les pays où il a été distribué et couronné d’un Oscar du meilleur film étranger l’an dernier (aparté : deux films venus de l’ex-Europe de l’Est consacrés par l’Oscar du meilleur film étranger deux années de suite, le très beau Fils de Saul ayant succédé à Ida, est plus intéressant que le pseudo succès du cinéma mexicain salué par les médias, quand Iñarritu et Cuaron sont de purs serviteurs du modèle hollywoodien).

Mais retournons en Pologne, où la télévision nationale est désormais sous le contrôle du gouvernement d’extrême droite sorti des urnes le 25 octobre 2015. Ses dirigeants ont toujours détesté Ida et l’avaient souvent attaqué au motif que, laissant entendre qu’il y a avait eu des Polonais antisémites ayant livré des Juifs aux Allemands durant l’Occupation, il ternissait la glorieuse et pure nation polonaise.

Qui a vu Ida sait à quel point le film refuse tout simplisme, mais il fait en effet état de pratiques peu respectables de certains Polonais, ce qui est par ailleurs plus qu’avéré par les historiens.

Pourquoi les dirigeants ont-ils diffusé le film ? Pour le dénoncer, en le faisant précéder de déclarations, explications et remontages d’extraits du film visant à établir son infamie anti-polonaise. On ne connaît guère d’exemple de cette variante de la fameuse exposition d’art dégénéré organisée par les Nazis, mais où c’est cette fois un film qui est exposé, jugé et condamné en place publique par le pouvoir.

Tandis que l’Association des réalisateurs polonais publiait un communiqué qualifiant d’« outrage » le comportement du pouvoir, il restait la possibilité de constater que celui-ci, attaché à promouvoir l’image de la Pologne, avait réussi à donner l’image d’un pays ayant voté pour des dirigeants aux méthodes fascisantes, et complètements idiots. Ce que constatait avec tristesse Pawlikowski lui-même dans un entretien accordé aux journaux… américains.

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“Cosmos”, le gambit du fou

-1Cosmos d’Andrzej Zulawski. Avec Sabine Azéma, Jean-François Balmer, Johann Libereau, Jonathan Genet, Victoria Guerra, Clémentine Pons, Andy Gilet. Durée: 1h42. Sortie le 9 décembre.

Il y a des miracles, oui. Au cinéma aussi. Ainsi Andrzej Zulawski, le réalisateur polonais de L’Important c’est d’aimer et de Possession, cinéaste spectaculaire et inégal, disparu des radars cinéphiles depuis une bonne décennie, et réapparaissant avec le plus improbable des projets. Rien moins que de porter à l’écran Cosmos, le roman monstre de son compatriote Witold Gombrowicz, le projet impossible par excellence. Et réussissant son affaire, hold-up poétique, coup de Trafalgar enchanté, gambit du fou mettant échec et mat toute prévision et toute rationalité.

Transposé au présent et au Portugal, le récit halluciné et volontiers grotesque qui donne sa matière à l’ultime roman de l’auteur de Ferydurke s’invente d’extraordinaires matérialisations de cinéma. Pour qui n’a pas lu le livre d’origine, ce sera une extraordinaire aventure de chaque instant, surgissements constants de propositions visuelles, langagières, émotionnelles, portées par une énergie qui excède les barrières entre bon et mauvais goût, délire et méditation. Un film fantastique où le fantastique ne serait ni formaté ni frelaté. Pour qui connait ce grand livre, c’est un enchantement singulier de découvrir comment Zulawski suscite ces transpositions parfois littérales à la folie, et parfois de pure et judicieuse réinvention.

Il y parvient grâce notamment aux interprétations de Sabine Azéma et Jean-François Balmer s’en donnant à cœur joie dans le registre délirant. Dans une veine extrême où s’illustrèrent entre autres Manoel de Oliveira et Raoul Ruiz, Andrzej Zulawski relayé aussi par une escouade de jeunes et très vaillants acteurs (Johann Libereau, Jonathan Genet, Victoria Guerra, Clémentine Pons, Andy Gillet) circule du romantisme nervalien à sa parodie bouffonne, de la quête par l’absurde d’un chiffre secret du monde à des scènes comme des sauts dans l’inconnu.

Ce cinéma-là cherche, et par définition s’il cherche, il ne trouve pas toujours. Surtout, ce qu’il a « trouvé », la réussite d’une séquence, la beauté, la drôlerie, la puissance interrogative d’un moment, ne garantit rien pour le suivant. C’est un cinéma sans accumulation de capital, un cinéma qui mise tout à chaque instant – évidemment qui souvent perd.

Zulawski a fréquemment travaillé dans ce sens, avec des réussites diverses, dont la plus belle restait son premier film, La Troisième Partie de la nuit. S’en prenant au texte luxuriant de Gombrowicz, il entraine dans une sarabande qui rend justice au roman et ne cesse de surprendre. , avec quelques moments explosifs, mais aussi des suspens, des retraits, des digressions où la beauté seule commande.

Par on se sait quel contre-sens, il est d’usage que la formule “ça ne ressemble à rien” soit péjorative. C’est pourtant une haute et belle idée d’une œuvre d’art, si cette non-ressemblance au déjà-vu invente sa propre cohérence, sa propre justesse. Ainsi va Cosmos.

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Lucyna Winnicka dans Train de nuit de Jerzy Kawalerowicz

En cette semaine à nouveau absurdement surchargée de nouvelles sorties, la plus belle découverte est sans hésiter… un film de 1959. Un film du Polonais Jerzy Kawalerowicz, figure d’une « nouvelle vague » dont le seul ténor s’appelle Andrzej Wajda, mais qui fut, avant la Nouvelle Vague française, un mouvement artistique d’une créativité remarquable, où se distinguèrent aussi Wojciech Has et Andrzej Munk. Jusqu’à présent, seul son très beau Pharaon de 1966 avait permis à Kawalerowicz de ne disparaître entièrement de la mémoire cinéphile – ses autres titres remarqués à leur époque, L’Ombre dès 1956 et Mère Jeanne des Anges en 1961, s’étant entre-temps perdus dans la nuit des films pas montrés.

Fugacement distribué en France à l’époque de sa réalisation, et jamais ressorti depuis, Train de nuit impressionne aujourd’hui par sa beauté et sa modernité. Au cours d’une nuit en route vers la mer Baltique, se met en place une étonnante chorégraphie réglée par le mouvement (et les arrêts) du train et sa géographie particulière, étroitesse des couloirs, huis clos des compartiments, danger des portes donnant sur la voie. Le flou d’un paysage défilant à toute vitesse y a autant de sens et de valeur qu’un gros plan sur un visage ou une réplique d’ailleurs souvent du côté de l’antiphrase ou de l’ironie. Cette chorégraphie complexe, mais toujours portée par ce qui semble le mouvement même du train fonçant vers sa destination, dynamise une dramaturgie qui mobilise de multiples personnages, selon des lignes de forces entrecroisées comme une toile d’araignée.

Séduction, pulsions meurtrières, chronique sociale, souffle fantastique et comédie noire travaillent et reconfigurent sans cesse les multiples figures, toutes dessinées avec une précision qui, loin de les assigner à une fonction ou un type, accroit leur mystère.

Dans un noir et blanc somptueux et vibrant qui préfigure celui d’Ascenseur pour l’échafaud et de Jules et Jim, Kawalerowicz compose un écheveau de trajectoires individuelles où se racontent dix histoires, de la futilité de la drague d’un soir au tragique d’une chasse à l’homme, histoires qui s’éclairent et se stimulent les unes les autres. Ce qui est exceptionnel dans Train de nuit est la manière dont se fondent une puissance d’organisation narrative que les commentateurs de l’époque avaient non sans raison comparé à Hitchcock et une liberté de filmer les visages et les corps, et à l’occasion de s’enivrer du pur mouvement des objets ou des lumières, qui évoque Godard et Rozier.

Il faudra tout le voyage, et tout le film, pour savoir un peu de qui étaient cette Marta et ce Jerzy qui se sont retrouvés partager un sleeping, il faudra un arrêt en rase campagne pour qu’explose une violence fantasmagorique pourtant en germe chez les paisibles voyageurs en route vers les vacances. Il faut un étonnant instinct de cinéaste électrisant un puissant savoir sur ses moyens expressifs pour ainsi garder en un mouvement toujours surprenant, et pourtant toujours cohérent, cette traversée des apparences, jusqu’aux rivages du lendemain matin.

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