« Taklub », autant n’en emportera pas le typhon

TaklubTaklub de Brillante Mendoza, avec Nora Aunor, Julio Diaz, Aaron Rivera, Rome Mallari, Shine Santos. Durée : 1h37. Sortie le 30 mars.

Quelle guerre, quelle vengeance d’un dieu haineux a causé cela ? Cet enchevêtrement de douleur et de boue, de misère et des débris, de courage, de bouts de plastique et de paroles ? Ni guerre ni vengeance divine, mais l’une des catastrophes qui martyrisent surtout les régions déjà les plus pauvres de la planète, effets de cette catastrophe climatique que les hommes ont créé et dont restent incapables de combattre les causes.

Combattre, c’est ce que font ceux-là. Le feu, l’eau, le froid sont leurs ennemis. Mais aussi cet enfer qu’on nomme bureaucratie, ces démons modernes que sont les manœuvres politiciennes et les complaisances médiatiques. Ravagé en novembre 2013 par le cyclone Haiyan, que les Philippins appellent Yolanda, le pire jamais mesuré, cette ville côtière des Philippines est un champ de ruine, un champ de désespoir, un champ de force aussi.

On ne sait pas très bien d’abord ce qu’on voit, ou plutôt quel est le statut de ce qu’on voit : ces gens qui se battent pour arracher aux flammes une famille qui, sous une tente de fortune, usait d’un chauffage défectueux, cette mère qui cherche ses enfants de tas de décombres en morgue d’hôpital de fortune, cette famille dans sa petite échoppe de poisson, cette quête acharnée d’identification des victimes.

Documentaire ou fiction, la question est vite dépassée mais si on se doute que certaines situations sont jouées – nous, spectateurs occidentaux, ne savons pas reconnaître que cette mère-courage qui peu à peu occupe une place centrale est interprétée par une des plus grandes actrices de la région, Nora Aunor.

Mais la fureur des éléments qui à nouveau se déchaine, mais l’organisation obstinée de la solidarité, mais la détresse démultipliée par l’ordre officiel de démanteler Tent City, mais la ferveur religieuse où se mêlent christianisme et animisme, mais l’omniprésence des vieux schémas machistes et claniques, nul ne les joue ni ne les fabrique.

Ils sont la matière même du film, matière que Brillante Mendoza rend plus sensible, plus perceptible en y inscrivant les trajectoires de personnages joués par des acteurs.

Tourné sur plus d’un an, accompagnant les étapes d’une résilience qui est aussi un chemin de croix aux stations impitoyables, Taklub (« le piège » en tagalog) rend un hommage aux habitants de cette ville martyre nommée Tacloban, à ces personnes alternativement ou parfois simultanément victimes, combattantes, chaleureuses, égoïstes, généreuses, terrorisées.

Taklub+0cComme si la même puissance surhumaine qui a imbriqué la terre et le bois, les corps, les eaux et le fer en ce qui semble un retour au chaos primordial, avait aussi fondu en ce creuset terrifiant les émotions et les comportements les plus extrêmes. Si Taklub est une fiction, ses metteurs en scène en sont à la fois Mendoza, Yolanda et celles et ceux qui lui ont survécu.

Mais en même temps que cette inscription puissante dans un lieu et moment très précis, le nouveau film de l’auteur de Tirador et de Lola émeut et impressionne par les échos plus indirects qu’il suscite aussi.

D’une précédente catastrophe (le cyclone Durian en 2006), Lav Diaz, autre cinéaste philippin de première grandeur, avait réalisé la gigantesque fresque Death in the Land of the Encantos. Lui aussi associait, mais d’une manière totalement différente, documentaire et fiction, et il est passionnant de voir comment deux artistes prennent en charge les tragédies qui frappent leur pays par des moyens du cinéma qui à la fois résonnent l’un avec l’autre et ouvrent vers des horizons différents.

Autres horizons encore : au-delà de la trop réelle multiplicité des situations peu ou prou comparables, et qui ne vont faire que se multiplier dans les années à venir, ces images renvoient en partie à d’autres drames, beaucoup plus proches. L’Asie du Sud-Est, l’Afrique noire, l’Amérique latine ou les déserts du Moyen-Orient n’ont plus l’exclusivité des ces visions horribles.

Camps de fortune, familles vivant dans le froid et la boue, menaces d’expulsion, tracasseries et brutalités officielles, énergie et inventivité des survivants : nous avons aussi cela à portée de TER. Tacloban n’est pas Calais, évidemment, mais les images, elles, se font sourdement écho. De très sombres échos.

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Dans la jungle du monde

Berlinale report 4

Attendu depuis le début des festivités, voici donc le film qui impose un changement d’échelle, relativise tous les autres découverts dans la programmation, malgré leur intérêt ou leur attrait. Captive de Brillante Mendoza raconte extraordinairement une histoire extraordinaire. L’histoire est celle d’une prise d’otages qui advint au début de l’été 2001 aux Philippines, lorsque des membres de la guérilla islamiste Abu Sayaff s’emparèrent d’occidentaux qu’ils forcèrent pendant plus d’un an à crapahuter avec eux dans la jungle, tandis que des rançons se négociaient au cas pas cas. Qu’est-ce qui est le plus extraordinaire dans cette histoire ? L’exceptionnelle durée de la prise d’otage, ou l’environnement extrême dans lequel il se situe, ou le fait que pendant qu’il se déroule advient un certain 11 septembre, ou l’incroyable complexité des relations entre les différents otages, dont le nombre et les composants ne cessent d’évoluer, entre les preneurs d’otage, avec les populations, le gouvernement philippin, l’armée, les médias ?

Cette histoire extraordinaire, le cinéma, ou du moins sa forme dominante sait comment la prendre en charge : un dosage bien organisé de scènes d’action, de moments émouvants, d’évolution psychologique de quelques personnages centraux, et de moments symboliques permettant d’affirmer clairement ce qu’il convient de penser des terroristes, des politiciens, des journalistes, des religions et de deux ou trois autres sujets d’intérêt général. Il était frappant, au lendemain de la projection de Captive, de retrouver pratiquement les mêmes termes chez quasiment tous les commentateurs croisés : trop comme ci et pas assez comme ça. Sans même y avoir réfléchi, tout le monde sait déjà comment il fallait filmer l’histoire extraordinaire de la prise d’otage de Mindanao. Les professionnels et les critiques présents au Festival, mais aussi les spectateurs : ils l’ont déjà vue ! Pas cette histoire-là, mais la manière dominante, et qui tend à devenir hégémonique, dont on raconte les histoires de ce type.

C’est exactement ce que ne fait pas Brillante Mendoza. Depuis qu’on connaît un peu le travail du jeune réalisateur philippin, découvert en 2005 (Le Masseur) et dont chaque film confirme le talent et l’originalité, on sait combien chacun de ses films tend davantage à mettre en en place un réseau de relations qu’une récit linéaire, et combien il sait faire vire à l’écran un « univers », fut-il défini par un bidonville de Manille (Tirador) ou une salle de cinéma (Serbis). Avec Captive, Mendoza change d’échelle. C’est le monde, ou plutôt un monde tout entier qui est ici invoqué. Il y a de la Genèse et de l’Apocalypse dans ce récit qui trouve le moyen d’être à la fois épique et incroyablement quotidien, et même trivial. Au niveau des godasses perdues et des démangeaisons grattées se compose une histoire du cosmos, où les humains, les animaux et les végétaux, la lumière et les couleurs, les peurs et les espoirs deviennent comme des séries de touches qu’assemblerait un art secret de l’agencement des formes.

Cet agencement, et c’est sans doute la plus étonnante réussite du film, est infiniment mobile. Captive est comme un arbre immense dont le feuillage serait sans cesse en mouvement, chaque « feuille » (personnages, situations, rebondissements, significations) bougeant selon son propre mouvement tout en faisant partie du tout. Parcourant à pied des centaines de kilomètres d’un territoire hostile, émaillé d’affrontements entre eux aussi bien qu’avec soldats et milices, les guérilleros et leurs otages ne cessent de voir leur monde se reconfigurer relativement. Pas de coup de théâtre psychologique ou de « moment de vérité » dramatique, mais un incessant miroitement de sensations, de sentiments, de perceptions qui réorganisent, le plus souvent de manière subie plutôt que voulue, la place de chacun dans le monde réel et dans les représentations qu’il s’en fait – le « chacun » étant aussi bien les spectateurs que les personnages, pour autant que lesdits spectateurs acceptent cette véritable aventure qu’est ce spectaculaire film d’action.

C’est à l’intérieur de ce processus ambitieux et complexe qu’il faut saluer ce que fait d’unique Isabelle Huppert, dont on ne compte plus les interprétations magnifiques. Le plus beau, le plus juste et le plus émouvant de sa participation au film dans le rôle d’une missionnaire française est la manière dont elle est ici parfaitement en phase avec son personnage : à la fois un individu singulier, vedette française connue dans le monde entier, et un composant de cet ensemble. On cherche en vain quelle autre garde actrice serait aussi bien capable de se fondre dans le fourmillement des hommes, des bêtes, des éléments naturels, des bruits, des signes, des ombres et lumières, comme elle le fait ici. Il y a sans aucun doute là infiniment plus d’art que dans les innombrables numéros de virtuosité occupant tout l’espace narratif et spectaculaire, ces « performances » qui plaisent tant aux médias et aux votants des oscars et des césars. Berlin s’apprête à en offrir une caricature avec La Dame de fer (sortie française le 15 février), le biopic indigent, pour ne pas dire crétin, de Margaret Thatcher qui mise tout sur Meryl Streep, très grande actrice assignée à un emploi de monstre surdoué.

Aux antipodes de ce cirque qui fait disparaître le monde, Captive, Brillante Mendoza, Isabelle Huppert ouvrent un espace immense et immensément peuplé, dérangeant et vivant.

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