“Suite armoricaine”, tendres et violents chemins de la mémoire

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Suite armoricaine de Pascale Breton, avec Valérie Dréville, Kaou Langoët, Elina Löwensohn, Manon Evenat. Durée : 2h28. Sortie le 9 mars.

Saluons sans hésiter le premier grand film français de cette année. Un film si plein, si riche, si vivant qu’il ne cesse de résonner davantage, des jours et des semaines après qu’on l’a vu. Un film de 2h30 dont très tôt on se prend à souhaiter qu’il sera plus long encore, tant les essors progressifs de ses personnages, et la manière dont leurs histoires se tissent ensemble pour composer un monde réel et imaginaire, présent et inscrit dans une durée longue, est porteuse d’autant de suggestions laissées en suspens que d’accomplissements.

Elle arrive. Non, elle revient. Enfin, les deux. Cette Françoise a été étudiante dans cette université de Rennes, elle y a vécu, au début des années 80, les émois et les engagements d’une jeunesse d’un autre siècle. Elle y revient accompagnée des images et des mots d’autres siècles encore, Et in Arcadia Ego, la peinture du 18e siècle qu’elle enseigne, les mots latins d’un passé mythique, utopique comme les rêves d’une adolescence rebelle.

Mais la jeunesse est toujours là bien sûr, dans les murs de la fac les étudiants ont éternellement 20 ans, si les visages et les noms changent. Les mots aussi, pour dire au fond les mêmes rêves, espoirs et refus. Aujourd’hui, pour bon nombre, à cet endroit là, cela se dit en breton. C’est nouveau, et ancien.

Ainsi va Suite armoricaine, si simple, si factuel. Et aussitôt si riche, si vertigineux. Il y a une photo de jadis, Françoise a oublié ces gens-là, certains sont toujours là, certains sont morts, ou disparus, certains sont… incertains. Il y a cet étudiant en géographie, garçon un peu sauvage, assez mystérieux prénommé Ion, et Lydie la jeune fille aveugle avec qui il règle la loupe binoculaire : être deux pour donner du relief à un territoire, être aujourd’hui mais avec des souvenirs pour donner de l’épaisseur à l’existence, être ensemble, avec des œuvres du passé, avec des jeunes gens d’aujourd’hui, dans la tête et dans les corps, dans la ville et dans la campagne.

De manière douce et fluide, Pascale Breton s’appuie sur ces binômes, des mises en relations, elle ne s’y laisse jamais enfermer. Par petits chapitres accompagnant le passage de l’année scolaire, elle compose un cosmos, dans l’espace et dans le temps, dans la réalité et dans les imaginaires. La mère de Ion fut l’amie de Françoise, leurs chemins n’ont pas « divergé », ils sont passés par des cosmos différents, peut-être irréconciliables.

Douce et fluide, Arcadie de cinéma où le plus simplement du monde communiqueraient ce qui tient à cœur à celui-ci et à celle-là, ce qui relie, pour le meilleur ou le moins bien, parfois le pire. Peu à peu, de pique-nique et en appels de lente rupture, d’idylle naissante en retrouvailles violentes, le film met en scène ce que se serait d’habiter une histoire. Pas « appartenir », avec les notions de propriété et de dépendance que cela suppose, mais trouver, retrouver, comment « faire partie de ». De ses amis, de sa famille, des paysages où on a grandi, des musiques sur lesquelles on a dansé et embrassé, des images qui ont contribué à nous faire. Sortir du navrant, traumatique, voire mortifère dualisme justement, entre oubli-déni et dépendance-assignation. Une école de liberté, oui oui.

d7f9729c-42c3-11e5-9e52-f184256dd392Kaou Langoët et  Elina Löwensohn

Doux et fluide est le mouvement général du film, cela n’exclue assurément pas les stridences, les crises. La jeunesse ne fut jamais idéale au temps où elle était vécue, les neiges d’antan furent parfois glaciales, ou imbéciles. Mais les colères et révoltes d’alors n’étaient pas que ces excès d’énergie, d’hormones et de naïveté où les raisonnables salauds, vieux ou pas, toujours réduisent et enferment les élans de ceux qui, à 20 ans, ne se résignent pas aux abominations du monde. Quitte à se mettre en danger, à mettre les autres en danger, à mettre son avenir – no future – en danger.

Il y a les arborescences d’amitiés, de fidélités, d’oubli, de détresse, de chemins perdus et retrouvés, d’élans transmis, de questions qui ne peuvent pas ne pas se poser à nouveau. La solitude par abus de passion, ou de sagesse, mais aussi la folie et la misère rodent, l’excès qui blesse soi-même et les autres, au fil des jours, au fil des ans, dans le fleuve des siècles.

Avec une sorte de grâce évidente, la cinéaste qu’on retrouve avec bonheur, 11 ans( !) après son déjà remarquable quoique fort différent premier long métrage, Illumination, emmène au long de ces sentiers qui bifurquent, au bord de ces abîmes qui donnent le vertige, dans ces forêts hantées d’arbres, d’immeubles ou d’images. Reconfigurant l’espace (distances et points de vue) pour en déployer les ressources, elle invente au passage un très simple et très beau procédé de narration, fait de légers retours dans le temps, ressac chronologique qui donne au passage des instants comme des époques une consistance inédite.

Suite armoricaine raconte des amours, des découvertes, des drames et des affrontements. C’est un film d’aventure dans le temps et les émotions. Il n’existe que d’être incarné par cette actrice étonnante qu’est Valérie Dréville, d’une beauté sans pareille, présence assez miraculeuse dont on s’explique mal la rareté sur les écrans – si ce n’est par l’intensité de son travail au théâtre. En contrepoint d’autres excellents acteurs, dont l’étonnant Kaou Langoët, jeune fantôme très présent de Sid Vicious, le jeu de Valérie Dréville est à l’unisson d’une mise en scène aussi inventive que dépourvue d’ostentation, où l’élégance visible est un écrin pour de multiples échos invisibles.

En mouvement dans la forêt, dans les amphis, devant un tableau de de La Tour ou d’Ucello ou au fond d’un bar saturé des riffs de Robert Wyatt, par les mots des chercheurs et ceux des sorciers, Pascale Breton ressemble à ces fées de Brocéliande qui faisaient naitre un jardin sous leur pas.

 

 

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“Le Dos rouge”: des sourires et des monstres

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Le Dos rouge d’Antoine Barraud. Avec Bertrand Bonello, Jeanne Balibar, Géraldine Pailhas, Joana Preiss, Martha Hoskins. Durée : 2h07. Sortie le 22 avril.

C’était il y a longtemps, bien longtemps, la dernière fois qu’on a ri au cinéma d’aussi heureuse façon. Je veux dire dans l’élan de quelque chose qui élève, qui intrigue, qui déplace.

Il y a ce garçon pas si jeune mais avec beaucoup d’enfance, au visage toujours comme étonné, disponible à une surprise, sur un fil entre extrême sérieux, effroi et fou rire devant l’absurdité du monde. Il s’appelle Bertrand, il est réalisateur de films. Il est joué par le réalisateur de films Bertrand Bonello, qui s’amuse à l’évidence à interpréter un personnage qui n’est pas lui, mais lui ressemble à plus d’un titre.

Ce Bertrand veut faire un film, visiblement il ne sait pas bien lequel, il a une idée plutôt qu’un projet, a fortiori qu’un scénario. Ce serait quelque chose autour de la monstruosité en peinture… Enfin, c’est lui qui le dit, pas obligé de le croire, en tout cas pour ce qui serait de limiter la monstruosité à la peinture. Ne sachant trop comment l’accompagner dans cette quête opaque, son assistante lui dégote une spécialiste d’histoire de l’art, Célia. Bertrand et Célia, les voilà partis dans les musées, à la découverte de peintres et de tableaux, certains très célèbres, certains inconnus. Ils visitent, ils discutent, ils regardent. Elle parle des tableaux comme on parle en dormant, elle est savante et folle, troublante et fuyante. Ils se mentent et se jouent et se séduisent et se déçoivent.

Bacon, Caravage, Chassériau, un rayon de lumière, le mouvement d’un pinceau, le décor du musée Gustave Moreau, le sens même du mot «portrait» surgissent comme des petites aventures, des relances drôles ou effrayantes où rode la spirale du chignon de Madeline, la demi-héroïne du Vertigo d’Hitchcock, figure muséifiée par la cinéphilie et elle-même visiteuse fantôme d’un fantôme peint. Rien qui pèse ni pose ici pour qui se laissera entraîner dans cette gigue vraiment érudite mais pas du tout pédante, un sens du contre-pied, dont l’une des meilleures manifestations est le phrasé déroutant et suggestif de l’historienne d’art révélant le sens caché d’une toile et mentant éhontément dans son téléphone portable.

Elle, Célia, est si fluide, mutine et même mutinée, imprévisible, qu’étant toute entière Jeanne Balibar au meilleur de son talent comique si singulier et percutant, elle sera ensuite sans crier gare Géraldine Pailhas. Bizarre? Oui, sans doute, mais pas plus que la manière dont autour de cette trame sérieuse prolifèrent comme lianes de la jungle, comme traînées de poudre, les échanges affectueux, les étranges transformations physiques, les moments de transgression, sexe et image, visage et ombre. (…)

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“Big Eyes”: les yeux du commerce plus gros que le ventre de l’art

bigeyesBig Eyes de Tim Burton avec Amy Adams, Christoph Waltz, Dany Huston, Krysten Ritter, Terence Stamp. Durée : 1h45. Sortie le 18 mars.

Big Eyes est inspiré de faits réels, comme l’indique un carton au début. D’où : méfiance immédiate. Le chantage au réel du trop fameux carton a si souvent introduit des films qui n’en étaient pas moins fabriqués et coupés du monde. Le « réel », au cinéma, ne tient jamais à l’authenticité des faits qui lui donnent naissance, mais à l’éventuelle construction par la mise en scène d’échos porteurs d’émotion et de sens entre le monde et le petit fragment de récit proposé, qu’il se passe dans un bidonville, sur la planète Mars ou la veille du Big Bang.

Mais bon, là, d’accord. Parce que les faits en question sont en effet une très bonne fabrique de fiction, un excellent scénario plutôt sur le modèle Hollywood années 50-60. Et parce que le premier « effet de réel » tient à l’existence d’objets que tout spectateur a vu dans sa vie, parce qu’il y a un mécanisme de reconnaissance intriguée, amélioré d’une vague culpabilité d’avoir ignoré le dessous de cette affaire, voire d’y avoir contribué pour ceux qui ont acheté un jour une carte postale, un poster ou un des innombrables bidules domestiques ou décoratifs sur lesquels figurent les Big Eyes.

Les Big Eyes, ce sont des enfants dessinés et peints, dont l’image démultipliée à l’infini par le marketing s’est répandue dans le monde (occidental) entier à partir de la fin des années 50. Ces peintures naïves ont connu un gigantesque succès fondé sur l’émotion que suscite une représentation surdimensionnée des yeux de gamins dès lors supposés éprouvés tous les malheurs de la terre.

Ces images en vente dans tous les supermarchés sont des reproductions de tableaux signés Keane. Walter Keane, peintre californien, aura été l’inventeur et le très efficace promoteur de cette « Big-Eyes-mania », en utilisant notamment les médias et les techniques de duplication, en opposant de facto culture de masse et élitisme des avant-gardes, ce qui lui valut le soutien de Warhol déclarant   « It has to be good. If it were bad, so many people wouldn’t like it. » (« ça doit être bien. Si c’était mauvais, il n’y aurait pas tant de gens pour aimer ça »).

Ce que Warhol ignorait alors (mais cela l’aura assurément enchanté quand il l’a appris), ce que tout le monde ignorait alors, était que les tableaux des Big Eyes n’étaient pas peints par Walter Kean mais par sa femme, Margaret. Variation pop et misogyne du pacte faustien, l’époux avait imposé à sa moitié un silence absolu, en échange de la très réelle prospérité que la vente des reproductions bien plus que des œuvres originales rapportait au couple.

Jusqu’à ce que Margaret fasse éclater la vérité au grand jour, pour des raisons qui, dans le film, concernent surtout sa frustration d’artiste dépossédée – mais ça, c’est le scénario qui le dit, le bonhomme étant par ailleurs apparemment aussi odieux avec sa femme, voire violent, que volage. Au terme d’une bataille judiciaire, madame Keane aura récupéré ses droits sur son travail et une montagne de dollars, et le Walter auto-convaincu de son génie et de plus en plus délirant aura sombré dans la déchéance. Et puis il est mort, bien fait pour lui. Margaret Keane, elle, va bien, elle fête cette année ses 88 ans

Big Eyes raconte cela, comme le cinéma américain raconte ce genre d’histoire. Avec deux acteurs doués et qui ne rechignent pas à en rajouter, avec des lignes de conflit bien claires, avec de la psychologie en gros caractères et un happy end. Les péripéties réelles de la carrière des Keane dans l’Amérique conquérante de la fin des années 50 et du début des années 60, explosion de la classe moyenne, des banlieues pavillonnaires, de la voiture de 8 mètres de long pour tous, de la télé, du rock, etc. fournit un contexte d’une très riche texture, en même temps que les grandes questions sur l’art donnent la profondeur souhaitable.

L’évocation du conflit entre Keane et le critique d’art du New York Times, John Canaday, dénonçant sans relâche l’imposture esthétique et ses conséquences calamiteuses, en fournit une trame singulièrement efficace – où il faut souligner ce fait exceptionnel dans un film : le critique n’est pas a priori ridiculisé.

Mais Big Eyes est encore autre chose, de plus intrigant, de plus pervers, de plus contradictoire. Cela tiens à ses auteurs, c’est-à-dire à la fois à son réalisateur, Tim Burton, et à ses scénaristes, Scott Alexander et Larry Karaszewski. Si le film est à ce point intéressant, c’est qu’il nait à l’intersection d’un certain formatage industriel (les frères Weinstein !), de l’approche propre à Burton, et de celle des deux scénaristes.

Pas difficile de voir la proximité entre les Big Eyes et les personnages imaginés par l’auteur de L’Etrange Noël de Monsieur Jack. Formellement, Tim Burton est un héritier de l’esthétique Keane, et lui aussi s’y entend à faire fructifier à l’infini la reproduction de ses coloriages, avec le soutien des plus grandes institutions culturelles du monde. Burton est aussi, à l’occasion (il n’est pas que cela) l’avocat d’une idée de la « culture populaire », dont son manifeste le plus explicite restait jusqu’alors Ed Wood, éloge affectueux d’une réalisateur de série Z dont l’esprit du temps aura aimé transformer les réalisations nulles en modèles polémiques.

De même Big Eyes soutient-il sans ambiguïté les croutes pondues à la chaine par madame Keane sous la férule de monsieur, le drame étant dans la dépossession de l’artiste – une conception très romantico-nunuche de l’artiste – par le méchant manipulateur auquel Christopher Waltz se fait un plaisir d’offrir son vaste répertoire de mimiques et de grimaces enjôleuses. Nul doute que Burton adhère sans réserve à ce point de vue, et s’il crédite Canaday d’une certaine clairvoyance, c’est au nom d’une tricherie narrative : le spectateur est amené à choisir le camp du critique contre celui du faux peintre parce que celui est non seulement menteur mais méchant et coureur de bikinis, alors qu’il est supposé continuer d’adhérer à l’esthétique toc des tableaux, qui seront réhabilités dès lors que rendus à leur légitime auteure.

Là où cela devient vraiment bien, c’est lorsque cette distorsion et ces dérives sont effectivement portées par le film, en contrebande des positions de la production et du réalisateur. Et ce grâce à deux lascars qui sont sans doute les personnages les plus intéressants de toute l’affaire, messieurs Alexander et Karaszewski. Déjà scénaristes de Ed Wood (film plus compliqué que ce qu’il avait l’air de raconter), ils sont surtout, à côté de produits bien plus formatés, les auteurs d’un des meilleurs films jamais tournés sur la perversité du spectacle, les vertiges de la représentation, les enjeux du croisement entre art et commerce, Man on the Moon de Milos Forman. Dans le même esprit, on leur doit aussi Larry Flint également de Forman, ou l’intéressant et dérangeant Autofocusde Paul Schrader.

Il est toujours passionnant qu’un film raconte, ou suggère, autre chose que ce qui relève de son projet explicite, conscient. Big Eyes est aussi l’histoire de la mise en marche à une échelle inconnue de la marchandisation industrielle des images au milieu du 20e siècle, de ses effets ravageurs sur la construction du goût, et des discours complaisants qui accompagnent la revendication de la suprématie du commerce sur la recherche et l’aventure du regard, avec le mépris infini des gens qui sous-tend l’idée qu’il n’y a qu’à leur donner (c’est-à-dire leur vendre) ce qu’ils veulent.

Où il est amusant de revenir à la phrase de Warhol, que contrairement à ce que fait Burton il ne faut certainement pas prendre au pied de  la lettre.  On ne sache pas que le fondateur de la Factory ait commenté l’affaire Keane après qu’elle ait éclaté au grand jour. Mais nul doute que s’il l’avait fait, il se serait situé, lui, résolument du côté de Walter : dans le monde dont Warhol s’est fait le génial décodeur, l’artiste, c’est le marchand et le publicitaire, pas la besogneuse barbouilleuse d’affreux gamins misérabilistes.

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“National Gallery”: la convergence des regards

NGNational Gallery de Frederick Wiseman. 2h54. Sortie le 8 octobre.

Trois heures durant, Frederick Wiseman explore les salles d’exposition, les lieux de conférence, les laboratoires et les bureaux de la National Gallery, le grand musée londonien entièrement dévolu à la peinture, et qui réunit nombre des chefs d’œuvre de l’art européen, du 13e au 19e siècle. Le cinéaste américain Wiseman est supposé être par excellence le documentariste des institutions (ce qui est à la fois exact et très réducteur). On supposerait donc qu’il va proposer ici l’observation d’un grand musée, pour en faire l’exemple princeps de l’institution muséale en général, comme il l’a fait jadis avec les logements collectifs, les administrations s’occupant de problèmes sociaux, les tribunaux pour enfants ou les grands magasins, ou qu’il en étudie les singularités de cet établissement particulier, comme il l’a fait par exemple avec une salle de boxe ou l’Université de Berkeley.

Si ces aspects ne sont pas entièrement absents de son 38e film depuis Titicut Follies (1967), les véritables enjeux, ceux qui rendent ce film unique et passionnant, sont ailleurs. Ils font aussi de National Gallery un film n’ayant rien en commun avec les quelques autres réalisations ambitieuses dédiées à un grand musée : La Ville Louvre de Nicolas Philibert, L’Arche russe d’Alexandre Sokourov à l’Hermitage, The Old Place de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville au MOMA, Bella di Notte de Luciano Emmer à la Villa Borghese – ou le moins connu mais très beau Museum Hours de Jem Cohen au Kunsthistorisches de Vienne. https://blog.slate.fr/projection-publique/2013/12/17/museum-hours-de-jem-cohen/

En apparence, deux lignes directrices organisent le film. Mais elles convergent aussi sûrement que les lignes de fuite d’un tableau de la Renaissance, pour accomplir la réussite de National Gallery. On peut les définir simplement par « les plans où ça parle » et « les plans où ça se tait ». Le premier groupe est de loin le plus nombreux. National Gallery déploie avec une vertigineuse finesse l’infinité des dispositifs expressifs mis en œuvre, sciemment ou non, pour rendre partageable ce qui se joue dans des images, des images qui se trouvent être une bonne partie des plus grands œuvres picturales de l’histoire de l’humanité.

Explications par des guides dans les salles, conférences, présentation à la télévision, études approfondies de motifs picturaux ou de techniques, commentaires privés, discussions sur la manière d’exposer, d’éclairer, d’encadrer, de restaurer, débats sur les nécessités, les formes et les limites de la médiatisation, récits savants, poèmes allusifs ou adresse joueuse à tout petits enfants, cours de dessin, mise en évidence des enjeux narratifs, politiques, architecturaux, psychologiques, etc., de telle ou telle toile composent un infini miroitement des possibilités, des nécessités et des impasses qui accompagnent la relation entre ces œuvres et des gens.

Car si Wiseman filme beaucoup, et très bien les tableaux (ils sont ici reproduits, en entier ou par un détail, avec une qualité qu’on ne trouve pas souvent dans les catalogues et sur les cartes postales), il filme surtout des gens. Des gens qui parlent, et comment ils parlent, leurs mots, leurs gestes, leurs manière de se tenir devant un auditoire – tout ce qui fait qu’il y a du « partageable » dans la rencontre avec des œuvres visuelles, et même un partageable infini, et passionnant. Donc aussi des gens qui écoutent, mais surtout l’idée même d’écoute, de transmission, de partage, à l’épreuve de cette ouverture insondable qu’est toute véritable image, toute véritable œuvre.

Encore est-ce une facilité de réduire les plans où « ça parle » à ceux qui utilisent des mots. Car il y a bien d’autres méthodes d’expression. Les effets de montage par l’accrochage, le choix de la couleur des murs et des sols, la forme des cadres, les décisions et stratégies de restauration, la mobilisation d’autres arts en dialogue avec les tableaux – notamment la musique et la danse – sont autant d’autres « discours » mobilisés pour rendre possible, différemment, l’interaction entre des toiles couvertes de pigments en Italie ou en Hollande il y a 250 ou 450 ans, et nous.

Nous les humains d’aujourd’hui, en ce que nous ressemblons et ne ressemblons pas à ceux qui ont peint ces tableaux, à ceux qui les ont commandés, à ceux qui les ont regardés, et aussi à ceux qui y sont figurés.

Ici se déploie l’autre ligne, la ligne silencieuse – et pourtant ô combien éloquente. Elle est composée des courtes séries de plans montrant alternativement des visages peints et des visages de visiteurs regardant la peinture. Ces visiteurs qu’on a brièvement vus attendant sagement en files interminables, y compris sous la pluie et dans le froid, ou vaquant à leurs affaires sur Trafalgar Square devant l’entrée du musée, ces gens infiniment différents. Et qui regardent.

Il y a les visages peints, et les visages « réels » – mais les visages peints ne sont-ils pas réels ? Il y a cette équation à x inconnues : le regard du visage peint, le regard du visiteur qui l’observe, le regard de Wiseman qui les observe et les filme, mon regard de spectateur. Cette équation définit un espace mental immense et incernable, où la beauté, la culture, l’Histoire, la mythologie, la technique, le plaisir, l’ennui, la fatigue ont leur part, sans rien contenir, sans rien résoudre.

Ce très simple dispositif est d’abord banal, et très vite bouleversant. Il semble d’abord être nourri de l’intérieur par l’autre ligne, celle des multiples discours et commentaires. Ceux-ce seraient la raison d’être de ceux-là, ce qui est exact bien sûr, mais insuffisant. Parce qu’il se joue autre chose, dans le face à face muet entre l’humain qui est sur le tableau et l’humain qui le regarde, entre la nymphe de Rubens et le touriste chinois, entre le guerrier ou le saint et l’étudiant ou le vieil amateur. Quelque chose de mystérieux, et qui le restera, et qui est la juste contrepartie de l’immense déploiement de discours de la première ligne.

Il faut du temps pour le comprendre, ou plutôt l’éprouver, d’où la légitimité des 3 heures de film. Mais vient le moment où les deux approches deviennent équivalentes, et essentielles l’une et l’autre. A ce moment s’accomplit ce qui devrait être la commune évidence en présence d’une œuvre, par exemple un film, et qui advient si rarement, l’unité de l’art et de la vie.

 

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Faire une toile avec des toiles

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Shirley, Visions of Reality de Gustav Deutsch, avec Stephanie Cumming, Christoph Bach. 1h32. Sortie le 17 septembre.

De prime abord, l’entreprise de jouer, à l’écran, des scènes reproduisant à l’identique des tableaux d’Edward Hopper peut sembler gratuite, voire d’un agaçant formalisme. Les premiers plans séquences intriguent pas la fidélité aux tableaux qui inspirent chacun d’entre eux, et déjà s’instaure un premier possible échange : il s’agit d’une fidélité supposée, puisqu’à moins d’être un expert on ne connaît pas par cœur les tableaux qui ont inspiré chaque plan, c’est à l’esprit de la peinture de Hopper qu’ils sont incontestablement fidèles. C’était quoi, cet esprit ? Séquence après séquence, le film en déploie les éléments de réponses, qui mènent à comprendre, au-delà du cas Hopper, ce qui définit un style, la présence d’un artiste.

Surtout, malgré le relatif statisme (mais pas l’immobilité) des images et la parcimonie des sons (mais le silence) se déploie à chaque fois une petite fiction, possible contrepoint narratif d’une proposition visuelle silencieuse et immobile, qui fut peinte et non pas filmée. Voilà qui nourrit davantage ce que chaque spectateur peut faire avec ce qu’il voit et entend, et qui réduit d’autant la vanité du projet.

En outre, chaque séquence est associée par un carton à une date, qui vient scander ainsi une sorte d’histoire de l’Amérique des années 30 aux années 60, avec des repères plus ou moins visibles du côté d’événements marquants (la dépression, le New Deal, la guerre mondiale, la guerre froide, le maccarthysme, Kennedy…) ou de l’évolution des mœurs et des objets du quotidien, notamment des aménagements intérieurs. Le parcours de Shirley, actrice, femme engagée, à la fois héroïne de fiction, repère documentaire et figure issue des toiles, est comme un guide à travers ce monde à la fois archiconnu et mystérieux qui se met ainsi en place.

Et c’est comme si une nouvelle dimension s’ouvrait à l’intérieur de ce jeu entre une « réalité » elle-même fort artificielle, et invisible – ce qu’a en effet peint Hopper dans ses tableaux – et ses « reflets » au statut incertain, à la fidélité impossible à vérifier, à la justesse relevant d’un autre régime, dans le triple mouvement : celui de la relation des plans de cinéma aux tableaux, celui des tableaux au monde, celui des plans de cinéma au monde.

Puisque, on n’y songe que peu à peu tandis que treize plans-tableaux défilent avec une sorte d’aplomb buté, qui finit par prendre une dimension humoristique et est parfaitement en accord avec ce qu’il y a de buté et de frontal dans la peinture de Hopper, plus le film avance et plus se déploie l’interrogation sur le « comment c’est fait ». Interrogation qui n’est pas tant technique, ni même esthétique, qu’intime, charnelle, matérielle – et très ludique. Il y a là des acteurs – et surtout une étonnante actrice, Stephanie Cumming (dont on ne sera pas surpris d’apprendre qu’elle est d’abord danseuse) – qui occupent de manière singulière l’espace du cadre, à mi-chemin entre incarnation très charnelle et statue vivante, selon une mode de présence dont on cherche en vain d’autres exemples. Ils respirent, ils bougent, ils parlent, mais d’une manière qui, sans être outrée, n’est celle des codes du cinéma réaliste, ni celle du théâtre ou de la pantomime. Il en va de même des objets, des lumières, des sons, des matières : tout un déploiements d’éléments hyperréalistes et en même temps d’une abstraction inusitée, qui emprunte à la rhétorique de la peinture et à celle du cinéma.

Et voilà comment, parti comme un pari un peu absurde, Shirley se révèle riche d’une multiplicité d’espaces d’interrogations, à la fois complexes et plaisantes, intrigantes et suggestives. A quoi il faudrait ajouter ceci, qui ne s’explique pas : c’est très beau. C’est très beau grâce à Hopper, bien sûr, mais aussi grâce à Gustav Deutsch, et à la manière dont il réinvente avec empathie mais sans servilité les vibrations mystérieuses des tableaux, dans le registre du cinéma. Quand le film commence, il semble qu’on doive en avoir épuisé très vite les maigres promesses esthétisantes et théoriques, quand il se termine, on aimerait qu’il dure encore longtemps.

 

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Le facteur beauté

Histoire de ma mort d’Albert Serra

Attention, cet article est un immense spoiler. Il n’entend pas dissimuler un instant le secret du film, le nom de l’assassin. Son nom est beauté. Une beauté si puissante et si singulière qu’on confessera volontiers n’avoir pour ainsi dire pas suivi l’intrigue du film, du moins pendant qu’il se déroulait. Intrigue il y a pourtant, et même riche et complexe. Pour la simplifier, on dira qu’il s’agit de la rencontre, entre affrontement, envoutement et séduction, entre l’esprit des Lumières, qu’incarne le Chevalier Casanova, et l’esprit des ténèbres romantiques qu’incarne le Comte Dracula. Soit, sous des formes saturées d’harmoniques du côté de l’histoire de la pensée comme du roman et du cinéma de genre, la mise en jeu d’une arène décisive pour la psyché occidentale depuis deux siècles et demi. Passent les grands rêves et les espoirs immenses de l’humanité (d’une humanité, l’Européenne), passent les succubes archaïques des terreurs fondatrices et les fantômes des grandes tragédies historiques à venir, des massacres et des totalitarismes. Les ennemis que met en scène le film, le libertin brillant et désenchanté et l’enchanteur maléfique qui poussent les jeunes filles au parricide y sont aussi complices. Et pourtant…

Et pourtant, dès la première séquence, c’est selon un autre registre qu’on entre dans le quatrième long métrage du réalisateur catalan, pour ne plus en sortir. Un registre d’absorption qui vaut largement toutes les 3D immersives (mais on serait bien curieux de voir Serra employer un jour la 3D), une expérience exceptionnelle de spectateur enveloppé doucement et fermement par une émotion qui semble tout devoir à l’assemblage des lumières et des formes, des images et des sons, des mouvements et des ombres. On songe aux plus grands tableaux de Rembrandt ou de Goya, ceux dans lesquels on croit entrer appelé par un charme, comme dans un monde en quittant notre monde, par la seule puissance esthétique. Il existe dans le vocabulaire pour décrire les films l’expression « plans-tableaux », qui désigne des compositions d’images, souvent statiques, évoquant celles des peintures. Il s’agit ici d’autre chose. Il s’agit d’une profondeur, mais qui n’est pas non plus la « profondeur de champ », plutôt celle du mystère, un mystère qui tient à la fois de la nature et de la mystique. Il faudrait davantage parler de plans-caresses, de plans-hypnoses, de plans-invocations.

On le sait depuis Honor de cavalleria et Le Chant des oiseaux, Albert Serra est un magicien du cinéma – il faut prendre ici  très au sérieux, et très littéralement, le mot “magicien”: c’est un travail, avec des pratiques spécifiques qui ont des effets, même si on ne comprend pas les relations entre les causes et les effets. On comprend en revanche, et c’est le grand « sujet » des films aussi bien, qu’il s’agit d’abord et in fine de croyance. Quichotte, les Rois mages, Casanova sont des croyants, ils sont portés par une foi active, performative, qui change sinon le monde, du moins l’être au monde.

Serra, lui, croit au cinéma. Je ne sais pas ce que signifie cette phrase. Lui non plus sans doute. Ça ne change rien à l’effectivité. Qui dit qu’un shaman ou un guérisseur « sait » ce que signifie la puissance de sa pratique? Il s’agit de faire, ce Serra-là fait, et fait sacrément bien. La merveille, mais au fond c’est très logique, est qu’il ne fait jamais la même chose. Car, au contraire de ce qui précède pourrait laisser croire bien à tort, Albert Serra est un cinéaste matérialiste, un réalisateur (littéralement) qui part des matériaux, des singularités, du contexte, du local. Les corps, les voix, les accents. Les gestes, les habits, les paysages. Les paramètres physiques de l’existence. Le bois, le tissu, les arbres, le sang, la chair. Et puis le désir aussi, mais comme un flux aussi réel que le vent, même si pas plus visible.

De Scorpio Rising à Straub et à Leviathan, de Tabou (Murnau) aux Feux d’Imatsuri ou à certains Sokhourov, on pourra toujours entreprendre d’inscrire ce qu’il fait dans une histoire du cinéma organique, on n’aurait pas tort, mais on en manquerait la force autonome, la musique. Combats et séductions, luttes de pouvoir, monde qui s’effondre, amours interdites, sacrifices sanglants, ombre qui monte : Histoire de ma mort est transporté d’événements et de rebondissements. Ils sont parfois embrassés avec fougue, parfois contés avec une distance amusée, ici directement reliées à une époque et une situation, là laissés ouverts sur les espaces des grandes inquiétudes et des grandes espérances. On les traverse, sans relâche, très loin du sentiment de la durée (quoi? deux heures et demi? mais non…), régalé et jamais rassasié, défait sans être repu. Avec et malgré la mort, qui vient.

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Rencontre avec un tigre

Fifi hurle de joie de Mitra Farahani

On croit savoir. C’est certainement un documentaire portrait d’un artiste iranien qui fut célèbre à son époque. Non, c’est plutôt une fiction, un mockumentaire où la réalisatrice se met en scène, d’abord off puis in, avec l’aide d’un vieil acteur. Ah non ! c’est une variation contemporaine sur Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, où deux collectionneurs offrent une fortune à un peintre jadis célèbre, mais qui a détruit l’essentiel de son œuvre, pour créer une dernière fois avant de mourir. Fifi hurle de joie, qui est aussi le titre de cet ultime tableau, est tout cela, et davantage. Et surtout autre chose.

Autre chose au sens où il ne se soucie guère de la virtuosité qui consisterait à combiner des niveaux de compréhension, des degrés de rapports à la réalité. Fifi est un film d’amour, d’amour entre le vieil artiste révolté et homosexuel qui va mourir et la jeune artiste curieuse, affectueuse et opiniâtre qui le filme. Allant à la rencontre de Bahman Mohassess, peintre et sculpteur iranien très reconnu dans les années 50 et 60, exilé dans un hôtel à Rome où elle le déniche, Mitra Farahani sait certainement beaucoup de la vie et de l’œuvre du vieillard rieur, séducteur et furieux. Mais elle sait surtout laisser son film s’épanouir au contact de celui qu’elle a rencontré, le laisser bifurquer, revenir en arrière, s’enchanter ou s’agacer d’un mot, s’envoler d’un souvenir.

Elle sait brancher à la volée une méditation poétique et un rappel de faits historiques qui ont bouleversé le pays où l’un et l’autre sont nés et où ils ne vivent ni l’un ni l’autre, l’Iran. Elle sait capter l’impalpable de ce qui fait, œuvre ou pas œuvre, l’esprit d’invention et de création, elle sait accompagner avec une sorte de respect qui n’est pas dépourvu d’affection, en même temps que de révolte, les pas silencieux de la mort qui vient. Il y a des histoires et de l’Histoire, les murs nus et blancs d’un albergo sans luxe ni misère, il y Frenhofer et Nicolas Poussin, il y a deux jeunes et riches commanditaires venus de Dubaï, l’ombre de Mossadegh, celle de l’immense soulèvement de modernité artistique et politique des années 60 en Europe – « nous étions des tigres, nous étions des lions ».

Bahman Mohassess a été un artiste très célèbre dans son pays, qu’il a quitté après le putsch organisé par la CIA pour chasser le gouvernement iranien démocratiquement élu. Il est devenu une figure d’une intelligentsia internationale en pleine ébullition, réinventant la modernité et certaine d’être en train de changer le monde. Etrangement, l’extrême fidélité du vieil homme à cet esprit et à cette époque n’a rien de passéiste, et encore moins de dépassé. C’est comme un chant en vers libres, qui divague parfois mais dont les divagations font naître des échos bien actuels, des images bien réelles.

Le hasard veut que le même jour sort un autre film dont les seuls points communs avec celui-ci sont de relever du genre (si c’en est un) documentaire, et de raconter une histoire issue d’une intervention antidémocratique et meurtrière des Etats-Unis dans un pays indépendant. Les Enfants des mille jours de Claudia Soto Mansilla et Jaco Biderman se donne pour tâche de rappeler ce qu’a fait le gouvernement Allende durant ses trois ans au pouvoir. Et les témoignages de ceux qui travaillèrent alors aux côtés du président, à la nationalisation du cuivre, à la mise en œuvre de programmes de logement et d’éducation, à la réforme agraire et à la transformation de la place des femmes, sont aussi passionnants qu’émouvants. Il n’en est pas moins étrange que tout le film soit organisé autour de restes mortuaires, ceux du chanteur Victor Jara torturé et assassiné par la junte, grande figure de l’Unité populaire. Et il n’en est pas moins triste que tout le film soit baigné d’un rapport nostalgique à ce qui fut en effet un immense espoir noyé dans le sang et le triomphe de l’égoïsme et du fric.

Funèbre, Les Enfants des mille jours est un film de fin de crépuscule, qui ne sait rien du mouvement étudiant chilien qui montait alors même qu’il était tourné, qui ne prend la défense du passé (un passé qui le mérite absolument) qu’au nom du passé. Vivant, Fifi hurle de joie est un film où les lumières du matin répondent de celles du soir, sans limite.          

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Ciné-Hopper

House by the Railroad (1926. MOMA)

Pour saluer l’ouverture de la grande exposition Edward Hopper au Grand Palais, quelques lignes écrites pour un (remarquable) numéro spécial de la revue espagnole Caiman, Cuadernos de cine.

Hitchcock! Quel film d’Hitchcock ? La maison de Psychose, évidemment, et l’Hôtel McKittrick de Vertigo, mais aussi bien, quoique de manière plus lointaine, l’école des Oiseaux, ou même Manderley, la maison de Rebecca. Peu importe. Il ne s’agit pas de citation, encore moins avec un tableau de 1926, alors que le futur sir Alfred faisait ses premières gammes en Angleterre. Il ne s’agit même pas d’un “univers”, même si cette architecture qui mêle le baroque au colonial et le bois à la mémoire du marbre et à la trivialité du stuc convoque un environnement à la fois situé – la province américaine – et imaginaire, un monde de références tourmentées, chargées de signes appuyés et pas forcément cohérents. Il s’agit de la mise en œuvre, si impressionnante chez le peintre comme chez le cinéaste, de la puissance de fiction possible, il s’agit de promesse (et de menace) de récit dans la représentation d’un objet, et en particulier d’un bâtiment.

François Bon ouvre son beau livre sur l’imaginaire de la ville chez Hopper, Edward Hopper (dehors est la ville), par une citation du peintre: “conscious of the spaces and elements beyond the limit of the scene itself”. Ces espaces et ces éléments sont ceux de récits à venir, qui ne s’actualiseront jamais dans les tableaux voués à rester éternellement lourds de ces promesses et de ces menaces, soulignées graphiquement aussi bien que thématiquement par la pure horizontale des rails vers on ne sait quel ailleurs. Et ces espaces et ces éléments ne s’actualiseront que partiellement chez Hitchcock. Quand celui-ci filme une maison, il le fait de telle manière – forme, éclairage, angle de prise de vue, inscription dans le cours du montage, durée du plan, musique, etc. – que cette maison est « lourde » d’innombrables potentialités de fiction, dont seulement certaines adviennent dans le film ou elle se trouve. C’est, si on veut, la vengeance du macguffin : il est un embrayeur de récit sans signification ni réel enjeu, mais en contrepartie, il aurait aussi pu être l’embrayeur de multiples autres histoires. Ainsi en va-t-il aussi des lieux peints par Hopper, et c’est pourquoi il est si aisément cité par des cinéastes – parfois même involontairement : chez Hopper la fiction est tapie dans l’image, ce que tant de cinéastes cherchent à susciter à leur tour, ce que savait si bien fabriquer Hitchcock, bien avant Fenêtre sur cour qui en est comme la théorisation, et que le cinéaste dira inspiré par les tableaux du peintre. C’est encore mieux visible avec ce tableau relativement ancien.

Ensuite, l’épuration des formes et du traitement des couleurs poursuivra exactement dans la même direction, venant souligner une « modernité » dont les signes seront plus visibles dans les diners et les villas à partir des années 40, mais dont l’essentiel est déjà là, et bien là : cette « conscience de ce qui est au-delà de la scène elle-même » qui vaut pour toute l’œuvre du peintre, et qui est la définition même du hors-champ, c’est à dire de pratiquement tout ce qui a de la valeur au cinéma. Hopper est le peintre qui par excellence fait mentir l’opposition de Bazin entre cadre pictural et cadre cinématographique.

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